« Gladiator II » de Ridley Scott : Malheur au vainqueur
Un spectre hante le cinéma hollywoodien contemporain : le spectre de l’empire romain. On dira que l’affaire est connue, en remontant pour le cinéma jusqu’au péplum italien et ses acclimatations étasuniennes. La Rome antique offre pourtant, outre sa ressource fantasmatique pour toutes les époques en quête de légitimation culturelle, de la Renaissance florentine au fascisme italien, l’image de vérité d’un cinéma dont l’industrie voudrait redorer le blason terni de l’empire au titre de l’oriflamme recouvrant l’autre spectre de sa finitude. Aujourd’hui, les films qui s’en réclament, parfois ostensiblement comme c’est le cas de Gladiator II de Ridley Scott, font spectacle des nécessités de sauver le soldat impérial parce qu'il resterait après tout le meilleur pèlerin de l'universel. Et ce film-là a paradoxalement besoin de deux Noirs d'Algérie à évacuer, l'un par défaut et l'autre par excès, pour éclaircir plus nettement son idée : mieux que la république trahie par ses défenseurs pervers, l'empire demeure malgré tout le terrain d'intégration universelle par excellence, de toutes les différences et de toutes les minorités, dès lors que sa souveraineté revienne de plein droit à son légataire, le petit-fils caché de Marc-Aurèle.
Rechutes de l’empire romain
Un spectre hante le cinéma hollywoodien contemporain : le spectre de l’empire romain.
On commencera à dire que l’affaire est ancienne, en remontant déjà pour le cinéma jusqu’au péplum italien et ses acclimatations étasuniennes. La Rome antique offre pourtant, outre sa ressource fantasmatique pour toutes les époques en quête de légitimation culturelle, de la Renaissance florentine au fascisme italien, l’image de vérité d’un cinéma dont l'industrie voudrait spiritualiser l'empire au titre de l'oriflamme recouvrant l’autre spectre de sa finitude.
Hier, la bannière avait la décence d'avoir conscience que la fin était inéluctable : c’était La Chute de l'empire romain (1960) d’Anthony Mann. Le film redoublait l'allégorie de la fin du classicisme hollywoodien par celle de la fragilisation de l'empire US à l’orée d’une décennie qui allait en saper l’autorité dans le monde entier. L’oriflamme avait alors valeur de linceul et le film d’Anthony Man, revu, est un catafalque. Aujourd’hui, les films qui se réclament de Rome, parfois ostensiblement comme c’est le cas de Gladiator II de Ridley Scott, font spectacle des nécessités de sauver le soldat impérial parce qu’il resterait le meilleur pèlerin de l’universel.
Impérialité, antiquité
Pour l'année 2024, quelques films à gros budgets n’ont pas manqué en effet d’en repasser bruyamment par la Rome antique afin d’évaluer une actualité dont l’impérialité serait menacée par son propre devenir d’antiquité. L’empire a ses fantômes dont les réceptables sont les films.
En dépit de ses parures monumentales, Dune, deuxième partie de Denis Villeneuve y verrait pourtant assez clair mais c’est en vertu de son socle littéraire (le cycle de Frank Herbert), dans les rapports du messianisme, du colonialisme et du capitalisme fossile dont l’empire est l’intrication depuis la sécularisation (le destin de Paul Atréides y recycle en effet les aventures arabes de Bonaparte en Égypte et de Lawrence au Moyen-Orient). Megalopolis de Francis Ford Coppola plaide de son côté pour séparer le bon grain (le capitaliste éclairé qui sait arrêter le temps comme l'exige toute prospective) de l’ivraie (le démagogue qui parie sur la nécessité obligeant les gens d’en bas à ne pas avoir de temps à soi). Sous les bigarrures chatoyantes du barnum et du kitsch, l’auteur majuscule rappelle qu’il est un pape et, en effet, l’opus magnum que le « mogul » aura payé de sa poche a tout d’une bulle pontificale – une messe ex cathedra.
L’empire est donc ce dont il faut sauver l’esprit universel en l’expurgeant des personnifications de sa part maudite et obscène. Seul, Alien : Romulus de Fede Alvarez se détacherait du panorama en montrant que Rome s’est construite sur la pierre noire arrachée des profondeurs de la terre et y échapper, c’est ne pas sortir de la mine, même en se projetant dans l'espace. Des enfants se rêvaient grecs en remontant la caverne pour voir enfin le vrai soleil, ils se découvrent romains, les déchets d’un monde souterrain comme le sont aujourd’hui les gamins du Congo qui extraient le minerai faisant la fortune d’Elon Musk et ses délires de colonisation spatiale.
Les noirs de l’Empire (Rome et l’Algérie)
Au cinéma, tous les chemins mènent ou ramèneraient donc à Rome et Ridley Scott voudrait bien tous les emprunter. Pourquoi s’étonner, alors, qu’il ait produit Alien : Romulus ? S’il faut cependant trouver à s’étonner, c’est que le blockbuster de l’été soit autrement plus intéressant que ses dernières productions qui liquident l’Histoire dans le déversoir prohibitif du numérique.
Depuis quatre décennies, le réalisateur britannique cherche à s’imposer en nouveau Cecil B. DeMille. Serviteur d’un empire (le spectacle) dans un empire (la globalisation sous bannière étasunienne), l’imagier voudrait sauver le barbon en jetant l’eau de ses bains de siège. Le résultat balance dernièrement entre le nul (Napoléon) et l’un peu moins nul (Gladiator II). Conflits de loyauté, rivalités et choc des viandes dont l’aiguillon est le plan caché de cerveaux félons : en guise de suite au premier opus qui avait d’ailleurs relancé en son temps le genre du péplum, Ridley Scott le refait en plus cher. C’est toujours moins bon que le film d’Anthony Mann dont il reprend plus ou moins la trame, mais Gladiator II lâche au moins ce qu’il pense.
Que l'arène s’engorge d’un bestiaire hilarant, singes enragés, rhinocéros écorné et requins dépressifs ; qu’il soit apprécié à distance par une fratrie d’empereurs dégénérés, Geta et Caracalla, dont on peut se demander en quoi leur chevelure orangée d'adolescents gâtés ferait signe vers Donald Trump (ou bien encore en quoi elle dirait par la bande quelque chose du rapport compliqué entre Ridley Scott et son frère cadet suicidé, le réalisateur Tony Scott), tout cela ne pèse pas lourd. A minima, le jeu tenu de Pedro Pascal atténue quelque peu les braiments d’âne de Paul Mescal qui massacre l’Énéide de Virgile sous prétexte de rappeler qu'il est plus romain que ses ennemis.
Pourtant, deux éléments arrivent à retenir vraiment l’attention : il s’agit en l’espèce des personnages respectifs de Macrinus et Jugurtha. Avec ces deux-là, Ridley Scott éclaire un peu mieux son idée. Le fait qu’ils soient tous les deux noirs n'en est pas moins savoureux. Le second, roi de Numidie qui représente en Algérie comme un équivalent berbère de Spartacus, se laisse tuer dans l’arène alors qu’il a résisté à l’invasion romaine pendant sept ans avant de mourir de faim comme le rapporte l’historien Salluste, qui n’oubliait pas de rappeler que Jugurtha était admiré du général Scipion l’africain. Si le traitement scénaristique de Jugurtha le fait mourir une seconde fois, Macrin est un autre noir originaire de Numidie qui incarne le discrédit de l’idéal républicain, ivre de rétribution et d’arrivisme. Pourtant, Denzel Washington le défend comme un beau diable. Il n'hésite pas à mobiliser tout l’attirail des manières new-yorkaises de sa jeunesse, les yeux qui roulent, les éclats de rire, le bassin qui balance, au bord de la danse.
Son interprétation est réellement jubilatoire en démontrant aux spectateurs étasuniens offusqués (il y en a) que Gladiator II n’a pas d’autre horizon que notre actualité. Et celle-ci requiert deux Noirs d’Algérie à évacuer, l’un par défaut et l’autre par excès, pour éclaircir plus nettement son idée : mieux que l’idéal républicain trahi par ses défenseurs pervers, l’empire demeure le terrain d’intégration universelle par excellence, de toutes les différences et de toutes les minorités, dès lors que sa souveraineté revienne de droit à son légataire, le petit-fils caché de Marc-Aurèle.
On y retrouve autrement le principe de discrimination à l'œuvre dans Megalopolis. Dans Napoléon, Ridley Scott distingue les origines rustres de l’empereur français des belles manières des généraux anglais. Dans Gladiator II, l’empire reste encore le meilleur régime politique pour tous dès lors que son héritier y retrouve sa place légitime. Le paradoxe tient cependant à ce que ce sauvetage de l’empire au nom de la liberté universelle, qui ne va pas sans lui sacrifier toutes les formes de souveraineté, soit sur le plan impérial bien moins géorgien que napoléonien.
« Vae victori »
« Vae victis » : on ne le sait pas toujours, mais la fameuse expression romaine a en fait une origine gauloise. « Malheur aux vaincus » avait dit en effet Brennos, le chef de la tribu gauloise des Sénons quand il avait remporté le siège de Rome au 4ème siècle avant notre ère. À voir Gladiator II, on voudrait retourner la formule : « Vae Victori ». Malheur au vainqueur de rouler ainsi sur le cadavre des vaincus de l’Histoire, surtout quand ils sont des Noirs d’Algérie.
Au moins, le mauvais film de Ridley Scott, qui n’est cependant pas son pire quand on le compare à son Napoléon, aura été une bonne occasion de repenser à Simone Weil et ses réflexions sur l’Iliade. On peut en effet lire dans L’Iliade ou le poème de la force (1940) ceci : « Le vaincu est une cause de malheur pour le vainqueur comme le vainqueur pour le vaincu ».
La gloire d’un empire se mesure à ses victoires comme aux défaites dont il fait ses spectacles.