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Sonia Mekkiou danse dans En attendant les Hirondelles de Karim Moussaoui
FIFF

« En attendant les Hirondelles » : Interview avec Karim Moussaoui

Thibaut Grégoire
Avec « En attendant les hirondelles », premier long métrage divisé en trois parties, l'algérien Karim Moussaoui tente d'établir un portrait collectif d'une âme nationale autant qu'un état des lieux instantané de la société algérienne.
Thibaut Grégoire

Avec En attendant les Hirondelles, premier long métrage divisé en trois parties, le réalisateur Karim Moussaoui tente d'établir un portrait collectif d'une âme nationale, un état des lieux instantané de la société algérienne, à travers trois personnages confrontés à des choix cornéliens, à la culpabilité et au poids des traditions. Le réalisateur était présent à Namur en octobre dernier, pour la présentation d'En attendant les hirondelles au FIFF. Nous avons eu l'occasion de le questionner sur la construction de son film, l'utilisation de la musique, le choix des décors et des lieux, la caractérisation des personnages, ainsi que les thématiques et problématiques qu'il travaille.


Thibaut Grégoire : Comment avez-vous conçu En attendant les Hirondelles ? À première vue, on pourrait penser à un film choral, mais vous dépassez très vite ce cadre. Pourquoi avoir également choisi une structure en trois parties ?

Karim Moussaoui : Lorsque j'ai commencé à écrire le scénario, je me posais plein de questions au sujet de la situation politique en Algérie. Je voulais donner un aperçu de ce que je ressentais à cette époque là, surtout en ce qui concerne l'engagement politique des gens. Je cherchais à dresser une sorte de bilan global du pays. Pour cela, la structure en trois parties permettait de couvrir des générations, des classes sociales et des lieux différents. La dernière histoire parle de la tragédie nationale. J'ai fait ce pari pour qu'à la fin, on puisse atteindre ce constat, ce bilan, sur mon pays. Il y a aussi cette quatrième partie qui commence mais ne finit pas, comme pour insinuer qu'on pouvait continuer de la sorte indéfiniment. On aurait pu suivre encore de nombreux personnages pris dans des dilemmes où ils ne parviennent pas à choisir.

Vous soulignez l'importance des différents lieux où se déroule En attendant les Hirondelles. Comment avez-vous articulé votre mise en scène par rapport à l'hétérogénéité des lieux ?

Il fallait impérativement que la première histoire commence à Alger. C'est la capitale et, en même temps, il y avait cette crainte que l'on croie qu'elle est représentative d'un pays entier. C'est souvent ce qui se passe dans la tête des gens. Parallèlement, je voulais aussi m'intéresser à ce qui passe à l'intérieur du territoire. La notion de mouvement est très importante dans En attendant les Hirondelles. Il s'agit du mouvement géographique autant que de celui qui se produit à l'intérieur des personnages. Quand on se remet en question, on est en mouvement. On est sur le point de faire bouger quelque chose. En tout cas, quelque chose bouge en nous. Bien que les personnages n'arrivent pas à dépasser leurs peurs, et qu'ils ne franchissent pas la barrière les séparant de l'inconnu (où ils pourront agir), le film se veut néanmoins être en perpétuel mouvement. Dans aucunes des histoires, les personnages ne parviennent à s'installer. On quitte la première histoire sans savoir si on y reviendra après. Idem pour les personnages principaux qu'on délaisse par moments pour d'autres. Il y a toujours ce désir de ne pas s'installer quelque part et qui est fondamental pour la logique de En attendant les Hirondelles.

Les trois parties du film s'ouvrent justement sur une route et une voiture. Était-ce pour renforcer cette idée ?

Oui. Le ton est donné dès le départ. Une voiture nous emmène quelque part. C'est un peu une sorte de témoin qui lie entre eux les personnages.

Un lieu en particulier, l’hôpital, relie également les personnages entre eux. Pourquoi ce choix ?

En fait, il n'y a pas que ce lieu qui sert de lien. Les trois personnages se soucient également de leur statut social, du mariage et de leur foyer. On les voit aussi sur leurs lieux de travail. La question de la santé revient aussi dans chaque cas, tout comme celle de l'amour. Au fond, ce sont trois préoccupations que tout le monde partage : amour, santé et travail. Cela traduit une certaine appartenance à une logique du bonheur dont il est difficile de se détacher. Bien qu'il puisse y avoir du désir ailleurs et pour d'autres choses, on n'arrive pas à sortir de ce cadre classique. Pour en revenir à l'hôpital, il s'agit plutôt d'un élément symbolique. Dans la première et la seconde histoire, des personnages secondaires se retrouvent là en tant que patients, tandis que dans la troisième, le personnage principal y travaille.

Tout comme les lieux, et en plus d’opérer des basculements, la musique a également un rôle de liant entre les différentes parties. Pourquoi avoir choisi la cantate de Bach, Ich habe genug, comme air récurrent, et comment avez-vous abordé la fonction de la musique de manière générale ?

Quand on a trouvé cette cantate, on a fait le choix de ne pas la sous-titrer. Ce qui y est dit ne m’intéressait pas, au contraire de son aspect narratif. Il ne faut pas que la musique soit un accompagnement. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu'elle raconte par elle-même, de par la charge tragique et émotionnelle qu’elle porte, quelque chose. Comme dans mon moyen métrage, la musique de En attendant les Hirondelles est en quelque sorte l’expression d'éléments incontrôlables qui dépassent les personnages. Elle s’apparente à un autre degré de logique, au-dessus de tout. Il y a une forme de tragédie dans le film qui découle du choc entre le désir des personnages de se dépasser, d’être courageux et de faire des choix, et leur incapacité à le faire. Ils n’arrivent pas à effectuer des choix mais ils ne savent pas pourquoi. Ils sont installés dans une logique qu’ils ont toujours cru être la bonne, car c'est au fond celle qui est acceptée par la communauté qui les entoure : "c’est comme ça, ça a toujours été comme ça et ça continuera à être comme ça" ! Cette façon de penser les paralyse.

Mohamed Djouhri sur la route dans En attendant les Hirondelles

À la fin de la deuxième partie, la musique apparaît un peu comme un sursaut dramaturgique qui fait intervenir un autre degré de réalité et amène une forme d’espoir liée à cette « sur-réalité ». Mais cette séquence se termine de manière assez abrupte, et le retour au réel, au concret, n’en est que plus cruelle... La musique est-elle une manière de faire surgir cet autre degré de réalité ?

J’aime bien rappeler, à l'intérieur même d'En attendant les Hirondelles, qu’il s’agit de cinéma, donc de quelque chose qui dépend d’une écriture et qui n’est pas soumis aux règles du réel. Le fait de couper la musique dans son élan pour revenir à quelque chose de plus cru est une manière d’accentuer le retour au réel, d’accentuer cette opposition entre ce qui est rendu possible par le cinéma et ce qui relève de ce réel immuable.

La scène du mariage, dans la troisième partie, utilise également la musique à des fins de rupture, en signifiant une opposition entre intérieur et extérieur, la musique étant attachée à l’intérieur et liée à une sorte d’utopie, de fausse réalité recrée en vase clos...

Cette scène est l’illustration parfaite du régime du paraître qui sclérose le personnage. Il veut absolument montrer à ses invités qu’il est heureux et qu’il a obtenu ce qu’il voulait. Il veut aussi se convaincre lui-même qu’il est heureux, mais il ne l’est pas. Quand il s’isole, qu’il sort donc de cette effusion représentée notamment par la musique, il se retrouve seul dans les toilettes, face à lui-même devant un miroir, et se demande pourquoi il n’est pas réellement heureux. Dans la séquence qui suit, il se retrouve avec sa nouvelle femme et il comprend qu’il n’accédera jamais à ce bonheur qu’il feint d'avoir atteint. C’est pour cela que plus tard, il s'en va « régler » le problème qui le ronge. Et en même temps, cela va l’éloigner de ce bonheur factice et, peut-être, le réconcilier avec lui-même.

Qu’est-ce qui lie les personnages des différentes parties ? Est-ce ce sentiment de responsabilité, de culpabilité ?

Oui, ils se trouvent tous dans des situations dont ils se sentent responsables. Ils se sentent responsables d’un choix qu’ils ont fait. Il n’y a aucune autre forme de pression qu’eux-mêmes, c'est-à-dire ce qu’ils croient être juste ou bon pour eux. Dans les trois cas, le choix n'est pas impossible à faire mais il symbolise à chaque fois quelque chose de nouveau. C'est aussi de l'ordre de l’inconnu. Cela impliquerait de changer radicalement leur manière d'être et de vivre. Et c’est là que réside la difficulté car, globalement, ces choix-là sont liés au fait qu’ils risquent peut-être de perdre quelque chose, collatéralement. Par exemple, le premier personnage, qui est témoin d’un passage à tabac, se dit qu’en intervenant, il risque d’être mêlé à une histoire qui ne le concerne pas et, par là, d’être "sorti" de son confort personnel. De la même manière, la jeune femme de la seconde partie hésite à suivre l’homme qu’elle aime car ce choix la plonge dans l’incertitude. Elle a peur de ce qui risque de se passer alors qu’elle est, à ce moment-là, dans une situation socialement confortable. Il y a cette impossibilité de se dire que, dans le moment présent, on a envie de faire telle chose, quitte à voir plus tard quels en sont les effets. Il faut toujours que les personnages calculent plus loin, qu'ils envisagent ce vers quoi un choix va les mener. Et comme la réponse n’est pas là, ils vont préférer aller vers la certitude et la sécurité.

C’est une sorte de censure inconsciente et collective...

C’est exactement ça. C’est une censure collective qui est en lien avec ce mythe des ancêtres dont le savoir aurait plus de valeur que celui des contemporains. Or, ces ancêtres ont vécu dans des époques qui ne sont pas la nôtre et cette forme de sagesse immuable, de vérité absolue, demeure pourtant bien présente. Le fait de croire à cela est un problème. C’est comme si les ancêtres étaient plus aptes, plus dignes, à laisser quelque chose d’immuable dans le temps, que nous autres à faire des choix adaptés à notre vie et d’inventer nos propres valeurs. Nous serons peut-être indéfiniment tributaires d’anciennes valeurs qui n’ont finalement plus rien à voir avec l’époque que nous vivons. Et c’est là que réside le côté tragique du film et des différentes histoires qui le composent.

Dans un dialogue, vous faites exprimer à un personnage son angoisse d’être gravement malade car il a l’impression d’avoir un voile devant les yeux lorsqu'il conduit. Quelle image vouliez-vous évoquer à travers cette idée ?

Le personnage a du mal à voir l’avenir et à être lucide. Car tout ce qu’il a fait auparavant s’est réalisé à l’encontre de ce qu’il aurait réellement souhaité faire. Il est dans ce réflexe de se demander ce qu’il va gagner ou perdre en faisant telle ou telle chose. Il n’y a plus de spontanéité. Il a atteint le summum de la non-vie. Sa vie est semblable à un ordinateur qui ne fonctionne que par calcul. Il n’y a plus de mystère, rien n’est émouvant dans sa vie.

Vous parliez d’une ébauche de quatrième partie, qui est évoquée avec un nouveau personnage, à la fin du film. Ce personnage a aussi une dimension un peu mystérieuse, presque métaphysique...

C’est l'ébauche d’un personnage qui commence à se construire. On a quelques éléments, car on l'a vu, en tant que personnage très secondaire, presque fantomatique, dans la partie précédente. Mais si l’on devait continuer l’histoire, il serait également à son tour confronté à des choix. C’est aussi un personnage mystérieux car le visage du comédien apporte une forme de tristesse. Celle-ci pourrait représenter celle d’une génération toute entière. Il porte en lui un passif décelable et on devine qu’il est en quête de quelque chose. Ce qui est intéressant, c’est lorsqu'on le quitte et que le film s’arrête, ce personnage est en mouvement. Je voulais rester sur cette impression-là, de mouvement et d’irrésolu.

Fiche Technique

Réalisation
Karim Moussaoui

Scénario
Karim Moussaoui

Acteurs
Hania Amar, Nadia Kaci

Genre
Drame

Date de sortie
2017