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Le couple sur sa terrasse dans 143 rue du désert
Rayon vert

« 143 rue du désert » d’Hassen Ferhani : La tôlière du désert

David Fonseca
143 rue du désert est le dernier film d’Hassen Ferhani. Un film au titre prodigieux : 143 rue du désert... Un titre non pas tant oxymorique qu’oxymétrique, ouvert sur l’immensité de sa question, qui serait celle d’un enfant : 143 est-il un nombre possible dans le désert, quand bien même les Arabes auraient inventé ce qui en fait les chiffres ? Existe-t-il simplement des rues dans le désert ? Et, si tel est le cas, où mènent-elles ? Au 143 ? Mais où se trouve le 142, dès lors, où rencontrer le 144 ? Du côté gauche, du côté droit de la rue ? Nulle part. Car sur cette rue, n’existe qu’un seul numéro. Le 143. Il faut alors s’y arrêter. Nul ne peut faire autrement que d’y être amené, comme passent chez Malika, dans le désert, tous ceux qui empruntent cette route à l’allure infinie, qui ne cesse pas simplement d’interroger l’Algérie mais un pays dont les dimensions repoussent les questions de chacun aux confins.
David Fonseca

« 143 rue du désert », un film de Hassen Ferhani (2019)

Malika, personnage constellé dans le film d’Hassen Ferhani, 143 rue du désert, est un être défiant les lois de la typologie, un transgenre du cinéma, mi-réel/mi-picté, personnage wellesien enfanté dans un documentaire, par où ne cesse de s’introduire la fiction. Être de cinéma qui habite pleinement son corps, y compris sa marge, l’espace de son « hors » comme de son dedans, possédant autant la rondeur charismatique d’un Falstaff, une truculence retranchée du grotesque, Falstaff surmonté d’un Othello, pour signifier non pas simplement la tragédie d’un pays mais de ce que peut la vie, ici et maintenant, en ce point du désert qui ne cesse pas de tourner dans ses questions. Une présence hors-norme, la puissance d’une étoile qui fait tourner son monde, la répartie du feu. Malika n’est pas n’importe qui, ni ne se trouve n’importe où. Malika fait le lien entre ici et nulle part, dans le désert, tenant une sorte de point relais dans une bicoque que n’importe quel loup aurait vite fait de souffler. Qui tient encore debout par la seule force de sa présence tellurique. Resto-route du désert, dans ce désert menant vers la capitale des Touaregs algériens, Tamanrasset.

La soixantaine dépassée (74 ans), assumée par son corps, Malika sert ainsi le thé comme elle remplit les estomacs à ses habitués, autant aux êtres de passage. Et puis, Malika, qui n’a pas assez d’un rôle pour composer son film, immobile sur sa chaise de director’s cut, délie les langues. Elle parle. Pendant 1H40, 143 rue du désert est ainsi composé d’une succession de rencontres comme de discussions, avec ces routiers, ces imams, un chercheur, une touriste… Malika discutant sur tous les sujets possibles, composant un singulier abécédaire. Un abécédaire à trous, auxquels manqueraient des lettres : dans cette chaleur de resserre, créer des appels d’air, sur l’amour, la famille, la politique, la mort, la religion et ses lieutenants qui l’ennuient, sur le droit des femmes ou non, offrant un panorama de l’Algérie contemporaine, sans doute, mais autant de questions qui déborderont toujours les frontières.

Toutefois, bientôt, la gargote de Malika ne sera plus. Située aux pieds des gisements de pétrole algérien, une grosse station d’essence, accompagnée de son restaurant, la chassera sans doute définitivement. Y compris dans le désert, nul n’échappe à la gentrification. Alors, pour lui rendre un curieux hommage, un hommage pré-posthume, Hassen Ferhani la montre dans son monde. Opte pour un dispositif filmique simple, un appareillage léger qui en fait la force comme la grâce, constitué le plus souvent de plans immobiles, à partir de différentes échelles de plans comme d’axes de caméra. Un motif visuel décliné tout le long du film, qui n’est jamais rébarbatif grâce à la galerie de personnages, comme celui, surtout, de Malika. Une fixité pour ne pas annuler la vitesse d’exécution de Malika qui, pourtant le plus souvent stationnaire, fait vaciller son univers. Vitesse d’Hassen Ferhani, tout autant, qui, choix de réalisation à l’appui, refait ainsi tranquillement Le désert et sa prisonnière.

Précisément, comment filmer un espace si grand (le désert), depuis un lieu si petit (la bicoque de Malika) ? Un problème insoluble ? Non pas : un problème de cinéma. Hassen Ferhani choisit, ce faisant, l’entre-deux, pour un être des seuils comme des battements qu’est Malika. Il filmera cet espace par sa porte, qui ouvre et ferme l’immensité du désert, en dit la limite comme l’extension possible. Par sa porte, assurément, mais comme si sa porte donnait sur un intérieur plus vaste que le désert, la refermant plutôt que l’ouvrant, comme si Hassen Ferhani faisait son anti-Ford, un rétro-La prisonnière du désert. Marche arrière de la caméra, le désert avalant sa langue.

En effet, chez Ford, en son incipit (car, après tout, s’agissait-il de conter une histoire), voici l’intérieur d’une maison dans sa Prisonnière, dont le personnage féminin passe la porte, via la caméra, pour entrer dans le récit, faire irruption dans la grande histoire américaine. Hassen Ferhani fait le choix inverse, La prisonnière du désert devenant celle qui tient le désert, sa tenancière, 143 rue du désert se déroulant dans la seule maison de Malika, battement de cil sur une paupière infinie. Un rare plan, il faudra y revenir, en fin de film, fera sortir le spectateur de cet espace, révélant ce qui se passe alentour, plan qui sera pratiquement le seul à être mobile tout le long de ce bornage singulier. Par ce choix de réalisation, est ainsi quitté l’espace du désert, censément infini pour un œil humain, pour entrer littéralement dans cette maisonnette, 20 m² de murs, sa porte, sa fenêtre, qui font un univers. Or, c’est à l’intérieur de cette porte, par cette porte, que le spectateur entrera dans la grande histoire algérienne, qui sera aussi, un peu, la sienne. Un choix qui aboutit a un retournement du processus fordien, rendant le film intéressant si n’existait que ce seul choix de réalisation, qui ne sera pourtant pas le seul.

Deux femmes discutant dans 143 rue du désert
© visuel fourni par Météore Films

Pour prendre la mesure de ce retournement, dans Nomadland (2021), qui peut servir de contre-exemple récent, Chloé Zhao, pour sa part, faisait le choix inverse. Fern/Frances McDormand, personnage principal de l’histoire qui a tout perdu (mari et emploi), dans un premier plan, avant de quitter définitivement sa maison pour une vie de nomade, est ainsi filmée depuis l’intérieur de son garage, fouillant la mémoire de l’Amérique comme la sienne, pour emporter ce qui lui sera utile pour son voyage, le désert étant montré en arrière-plan, qu’elle rejoindra bientôt après avoir refermé la porte des lieux, pour refaire l’Amérique, son Amérique.

Que révèle ce choix, de la part d’Hassen Ferhani ? L’idée, au cinéma, toujours, qu’il s’agisse de documentaire ou non : trouver la mise en scène qui collera à son personnage. Encore fallait-il avoir suffisamment d’imagination comme de maîtrise technique pour proposer une réalisation à l’échelle de Malika, personne/personnage assez âgée, imposante physiquement, peu mobile, pour, dans le même temps, exprimer sa trajectoire, aussi fulgurante qu’un poing traversant la gueule du territoire algérien. L’anarchie rencontrant son punk sans leur apparat, dans ce désert habité de mille vies.

Un dispositif filmique, de jour, alterné avec des scènes de nuit assez incroyables, avec panoramique circulaire filmé sans doute depuis un pick up, des tremblements desquels se dégagent des visions fantasmagoriques, une liberté de ton aérant le film, jamais enfermé dans son propre dispositif, lui offrant une trouée, son échappée quand tout devient tranquille.

143 rue du désert est donc un documentaire, mais un documentaire qui repousse son désert, là où le genre s’enfonce trop souvent dans ses sables. Un documentaire qui est une fiction du réel, un documentaire-fabrique, où Malika joue plus son rôle qu’elle n’est prise sur le vif, la présence du documentariste étant révélé en cours de film, sa voix s’y mêlant comme toutes les langues sont prises chez Malika, regards caméra qui ne sont pas coupés, comme les adresses à son objectif. C’est que la caméra fait autant partie de l’espace qu’elle filme. Ni elle ne surplombe, ni n’est une intruse, participant de ce décor de petit théâtre en plein milieu du désert, comme si les personnages jouaient dans l’espace documentaire, le documentaire n’étant jamais une captation du réel mais une fiction de celui-ci, notamment lors de deux scènes.

La première, lorsqu’un individu parle à Malika depuis une fenêtre, symbolisant la cage d’une prison, à propos de laquelle parle cet homme, qui aurait été incarcéré pour un vol de cigarettes, moment du film tourné en une vraie scène de fiction. La deuxième, au 3/4 du film, quand un homme raconte qu’il est à la recherche de son fils, Malika répondant symétriquement avoir perdu son enfant tandis que le spectateur la pensait sans descendance. Grosse révélation ? Non, car sitôt l’homme parti, voici Malika confessant, non pas son mensonge, mais son humanité, elle qui n’a réellement jamais eu d’enfant. Si elle joue le rôle du confesseur, que chaque visiteur dans sa maisonnette attend de la mama algérienne, elle défait dans le même temps toute forme de misérabilisme, où chacun s’attendrait au contraire, dans ce film. Et puis non. Malika déplace le lieu des drames. S’il y en a, elle n’a pas tant la pudeur de ne pas en parler car, quand elle en parle, c’est toujours pour signifier, d’abord et superficiellement, que ce n’est que du cinéma. Sans doute, mais, parlant avec cet homme, en se situant sur le même terrain que lui, c’est, plus profondément, douleur sur douleur, l’annuler aux bornes du possible, se rendre sœur de la blessure comme cette route est une cicatrice sur le visage de l’Algérie.

Si Hassen Ferhani a fait le choix de filmer l’immensité du désert comme cette route singulière depuis la porte de la maison de Malika, c’est, dès lors, aussi pour se fermer à toute tentation de trop en dire, de trop en faire : le hors champ de 143 rue du désert y devient aussi important que son champ, cette idée de demeurer évasif, aussi vague que les dunes du désert se déplacent. Car si l’on pressent dans le personnage de Malika un parcours singulier, elle qui n’a jamais eu d’enfants, qui a été chassée d’une ville proche, parce que trop libre, sans doute, avec un rapport compliqué à la sexualité, jamais il n’est certain de savoir véritablement à qui l’on a affaire. Dans Nomadland, pour reprendre ce contre-exemple récent, Chloé Zhao faisait encore le choix contraire, remplissant le champ : soit, versant négatif, pour en dire trop, de peur d’ennuyer le spectateur ; soit, versant positif, pour dire combien la société américaine n’offrait plus de hors-champ possible, toute forme de contestation ayant été digérée par son modèle de vie.

Ce hors champ se dessine encore autrement dans le film d’Hassen Ferhani. Car il en fallait de la force pour, d’un film sur une rue, ne jamais montrer un seul plan de route. Toujours Malika la regarde depuis la porte ou la fenêtre de sa maisonnette. Route qui ne cesse jamais d’être en profondeur de champ, qui en fait une autre idée force de cinéma : imaginer ce qu’elle imagine. L’horizon n’est pas ainsi décidé par la route mais décidé par le regard. Mais que peut bien signifier, cependant, l’horizon dans cette Algérie profondément blessée, dont parle tant Malika ? Se perçoit dans 143 rue du désert une telle fatalité que se modèle, à travers la maison de Malika, un vide. Voici donc Malika en reine du vide. Sa maison comme dernière noblesse d’un trône impossible à habiter.

Et puis, si ce n’était déjà assez, vient Le plan. Le plan du film, pour ne pas dire du cinéma. Après la visite d’un imam que Malika éconduit, un plan en mouvement, rare plan en mouvement du film, pour un cinéaste qui avait déjà Dans ma tête, un rond-point (2015). Un plan circulaire. Autour de la maison. Qui contourne ce rectangle qu’il est possible de voir enfin, la maison de Malika. Un plan qui donne le sentiment, en plein désert, de tourner autour d’une pierre, comme s’il s’agissait de la Kaaba. Mais une pierre qui ne serait non plus simplement noire, mais blanche, une pierre qui aurait avalé le sang noir de l’Algérie. Une pierre que filme Hassen Ferhani, comme s’il s’agissait du tombeau d’une sainte à venir (car bientôt le resto-pétrolier viendra l’engloutir tout à fait, sang sur son or). Pierre blanche pour une sainte laïque, dont la blancheur réfléchit les paroles de tous les personnages du film, qui donne le sentiment que chacun vient ici se confesser à celle qui en dit si peu sur elle, chacun en chemin comme en pèlerinage. Si Dieu le veut, ne cesse pas de leur dire alors Malika. Inch’Allah… Malika si consciente des beautés de ce si grand pays dont les richesses ont été préemptées par ceux qui s’en disaient les libérateurs... Oui, Inch’Allah, Malika, filmé comme l’une des dernières saintes, leur sainte patronne, l’espoir étant toujours le corollaire d’une tristesse chez Malika, le compagnon de la fatalité. Revenir à ce bout de désert, ce doute des heures : avec Malika disparaîtrait alors non pas un bout de l’humanité, mais un chemin possible.

Finalement, Malika, c’est la tentative irraisonnée de continuer à faire tourner un monde, celui de l’Algérie, qui a perdu son chemin, cette route que jamais il n’est possible de voir. En attendant la fin (mais viendra-t-elle un jour comme le désert ne cesse de gagner sur les pas de chacun ?), même assise, quand bien même ses jambes la trahiront tout à fait, Malika ne sera jamais immobile et fixe. Elle sera partout dans un coin (de ma tête, au cinéma). C’est qu’il y a en elle quelque chose de décentré, ostensiblement placé hors de son axe, une présence ironique, une pure puissance de défaite de l’ordre et du cadastre, une présence qui crée une incertitude, un éloignement incalculable de l’humain. Elle est en impesanteur. Malika, qui lorgnait du côté de Welles, c’est finalement Gene Kelly sans les jambes. Elle danse sous la pluie algérienne immobilement. Un seul souffle et tant de voix. Elle fait marcher le monde autour d’elle. Tant mieux, elle n’aime pas voyager. Toutes les intensités qu’elle a sont des intensités immobiles. Si elle marche (pour aller prendre le bus chaque jour, se ravitailler à l’endroit le plus proche), c’est toujours pour revenir au même point, c’est toujours à partir du même point. Elle se déplace en faisant du surplace. Malika bouge comme une toupie, non pas pour aller vers le monde mais pour que le monde entier entre en elle. Il y a deux manières d’être un globe-trotter. Soit le monde est fixe et l’on en fait le tour. Soit l’on est fixe soi-même et c’est le monde qui tourne autour de soi. Dans un univers aux dimensions réduites, Malika fait surgir l’illimité. Elle arpente le monde depuis un lieu fixe, sa maisonnette. Sa manière d’agir comme de contester est de rester. Plutôt que de se déplacer, Malika fait en sorte que le monde entier se déplace dans sa maison. C’est un globe-trotter à l’envers, qui refait l’idée du voyage. Chez Malika, le monde entier y vient globetrotter, en attendant de disparaître tout à fait sous les sables.