
« L'Intérêt d'Adam » de Laura Wandel : Le cinéma mis en famine
L'état dans lequel se trouve le petit Adam résume parfaitement ce que fait subir Laura Wandel au cinéma : une famine. Sa vision du monde est inhospitalière et fascinée par la pulsion de mort. Après Un monde qui s'intéressait déjà péniblement au calvaire d'Abel, L'Intérêt d'Adam remet le couvert avec un récit doublement christique mettant en scène une sainte face à la souffrance humaine incarnée au stade terminal par Adam. Le film est à la fois hagiographique et moralisateur car il repose autant sur le jugement de la sainte que de l'enfant martyr.
« L'Intérêt d'Adam », un film de Laura Wandel (2025)
Le petit Adam ne veut plus s'alimenter sans la présence de sa mère névrosée qui lui a fait entrer dans la tête des mensonges dont il n'est pourtant pas dupe. Le point de départ de L'Intérêt d'Adam résume parfaitement ce que fait subir Laura Wandel au cinéma : une famine, une mise à mort programmée qu'elle filme sans jamais se poser les questions morales et humaines que même un enfant serait capable de formuler. Laura Wandel, comme Rebecca (Anamaria Vartolomei), serait prête à faire mourir le cinéma au nom de ses idées noires et névrotiques. La réponse d'Adam est pourtant claire quand il vomit, au début du film, en réaction à la violence psychologique qu'il subit. Ce rejet peut aussi être compris comme la réaction épidermique d'une certaine idée du cinéma et d'une partie des spectateurs face aux mauvais traitements infligés par Laura Wandel. Bien que plongé la tête dans les fluides et les névroses — rappelons que chez Laura Wandel on est pas à hauteur d'enfant mais de WC —, L'Intérêt d'Adam se veut aussi canonique puisque son ambition consiste à dépêtrer son héroïne Lucie (Léa Drucker), l'infirmière pédiatrique en chef qui mériterait d'être sanctifiée pour avoir œuvré à la purification de la misère du monde. Après Un monde qui s'intéressait déjà péniblement au calvaire d'Abel victime de harcèlement scolaire, Laura Wandel remet le couvert avec un récit doublement christique mettant en scène une sainte face à la souffrance humaine incarnée au stade terminal par Adam, soit un récit hagiographique et moralisateur basé sur le jugement de la sainte mais aussi de l'enfant martyr.
Pauvre petit Adam. Il n'a rien demandé, ni le cinéma, ni le spectateur qui doit endurer ce calvaire aux reflux christiques. On le découvre affaibli, sur son lit d'hôpital qui pourrait être son lit de mort si sa mère, à son tour, ne se soigne pas. Laura Wandel insiste tellement sur son malheur que ça en devient gênant et paradoxalement comique. En effet, quand Rebecca s'enfuit avec son fils et chute dans les escaliers du parking, on peut être surpris d'un léger rire tandis que les autres spectateurs compatissaient avec un cri de surprise au sort des malheureux. Le raccord suivant entérine l'amusement involontaire. Du bas des escaliers où il gît par sa chute, le pauvre Adam se retrouve dans le plan suivant sur un brancard avec une minerve. Sommes-nous sans cœur pour rire du sort de ce pauvre enfant ? L'accumulation du malheur est tellement grotesque par elle-même que certaines séquences finissent par développer des gags visuels. Involontairement, bien sûr, et c'est ce sérieux poussé à son paroxysme qui est drôle. Tous les films qui abattent les mêmes cartes que L'Intérêt d'Adam partagent ce trait commun. Citons, rien que dans le cinéma belge, Amal de Jawad Rhalib, Skunk de Koen Mortier ou encore Tori et Lokita des frères Dardenne qui sont justement les coproducteurs du film. Dans le cinéma belge et le cinéma d'auteur international, la martyrologie se fait comédie, que ce soit dans les dialogues (par exemple : la réplique de Tori sur le droit à avoir des papiers) ou dans le choix de certaines séquences (par exemple : le coup de couteau à la fin d'Amal ou le scalpe dans Skunk).
Il a été écrit un peu partout que L'Intérêt d'Adam doit beaucoup au cinéma des frères Dardenne, tant par la mise en scène que par le scénario qui repose sur un dilemme moral, mais aussi par l'utilisation du dialogue sur-signifiant et l'attention portée aux gestes qui doivent en dire long sur les personnages et les situations. Laura Wandel prolonge donc une tradition post-Dardenne qui n'a pas fini d’occuper le cinéma mondial, avec toutes les limites imposées par cette esthétique, comme cette idée que la caméra à l'épaule et le plan-séquence nerveux sont les manifestations ultimes du réalisme. C'est une vaste question sur laquelle nous ne reviendrons pas ici et qui a donné naissance à une véritable dérive du cinéma réaliste et/ou naturaliste. Sur le dilemme moral, Laura Wandel amuse une nouvelle fois avec son esprit de sérieux aussi catholique que le Pape. On sait que Luc Dardenne a été profondément influencé par Levinas. Ses rejetons, quant à eux, en limitent la complexité au filmage intensif des visages et aux questions religieuses qui virent à la bondieuserie. Laura Wandel filme à la fois une sainte (Lucie) et une pécheresse qu'il faut remettre sur le droit chemin (Rebecca) qui se trouve être involontairement, comme nous l'avons vu, son double. Le nom d'Adam fait-il lui aussi référence à la Bible comme Abel dans Un monde ? Le titre du film, médiocre, ne semble pas aller plus loin que l'injonction à sauver le pauvre garçon. Il faut agir dans son intérêt et voilà tout, à moins qu'il n'y ait là une vision eschatologique qui punit encore les êtres humains pour avoir mangé le fruit défendu ? L'intérêt d'Adam se fait alors au détriment de l'humanisme attendu pour une fable doublement christique (la martyr et la sainte) qui ne semble intéresser Laura Wandel que partiellement à travers la lutte de Lucie. Son dilemme moral, qui repose sur le franchissement des limites que son métier d'infirmière en chef peut lui imposer, n'a cependant rien d'original. Toutes les séries qui se déroulent dans le milieu hospitalier en comptent, ainsi The Pitt (HBO, 2025) dans laquelle plusieurs personnages s'engagent émotionnellement auprès de certains patients à l'encontre de la déontologie en vigueur. Rappelons que les Dardenne ont aussi filmé le cas de conscience d'une médecin dans La Fille inconnue (2016). Étrangement pourtant, cette tension morale profondément humaniste se révèle être glaciale chez Laura Wandel : sa vision du monde est d'abord et avant tout inhospitalière.

Laura Wandel fait la paire avec Joachim Lafosse. On le comprend assez vite lorsque Lucie dit à Rebecca, enfermée dans les toilettes avec Adam (les WC-douche font office de confessionnal, ce qui n'a rien d'étonnant chez Laura Wandel), qu'elle dépasse les limites, une attitude qui lui sera ensuite reprochée par son supérieur interprété par le grand Alex Descas qui est malheureusement venu se perdre dans ce naufrage. La mise à l'épreuve des limites est la grande obsession morbide du cinéma de Joachim Lafosse. Ce dernier leur dédie même un film, Élève libre en 2008. Laura Wandel n'explore cependant pas (encore ?) les mêmes recoins glauques que Lafosse dont les films s'intéressent beaucoup moins aux fondements moraux de la religion qu'à ce qu'elle interdit. Dans L'Intérêt d'Adam, Laura Wandel teste les limites des personnages au regard d'une morale christique dont le point de départ demeure malgré tout relativement similaire : son monde austère abandonné par Dieu le Père est régi par la pulsion de mort.
Dans ce monde noir fasciné par sa propre fin, Lucie est la sainte qui apporte sa lumière. Mais a-t-elle réussi son sacerdoce ? À la fin du film, elle sauve partiellement Rebecca en la convaincant d'aller chercher de l'aide dans un foyer d'accueil. On comprend au passage que la jeune femme lui renvoie peut-être une image sombre d'elle-même (ou de son passé) qu'elle avait réussi à exorciser. La rédemption attendue est-elle accomplie ? Il ne faudrait pas oublier le pauvre petit Adam resté à l'hôpital et qui devra attendre dix jours avant de revoir sa mère. Si on a bien compris le film, il refusera de s'alimenter tant que celle-ci ne sera pas à ses côtés : voilà un curieux dénouement qui ne sert pas du tout l'intérêt d'Adam. Le gamin est donc laissé à l'agonie et à la famine. Alors oui peut-être qu'il mangera, mais tout porte croire qu'on lui enfoncera à nouveau une sonde gastrique — la séquence au début du film où Lucie la retire est vraiment horrible, et Adam ne serait-il qu'un simple tas d'os pour Laura Wandel ? Cet ultime constat dramatique implique qu'il est strictement impossible de considérer L'Intérêt d'Adam comme un film humaniste. Assurément, Laura Wandel tient plus de Joachim Lafosse que des frères Dardenne. On peut très bien faire d'excellents films non-humanistes, mais la voie que ces cinéastes empruntent actuellement n'est pas prête de leur accorder un salut — sauf de la part de la presse belge, bien évidemment, qui sera encore partenaire du nouveau film de Joachim Lafosse malgré l'enquête menée par Libération.
L'Intérêt d'Adam repose sur un autre moment sur-signifiant qui a cloué le spectateur à son siège. Alors que Lucie veut donner une ultime chance à Rebecca de conserver la garde d'Adam, elle l'amène devant l'assistante sociale, son supérieur et l'enfant, afin qu'elle puisse se défendre. Lorsqu'Adam a droit à la parole, il dit qu'il veut rester avec sa mère mais qu'il « ne veut pas être mort ». Grand silence. La vérité est sortie de la bouche de l'enfant. Ce dialogue typiquement dardennien a une double conséquence. D'une part, il juge définitivement Rebecca. Un moment de latence suivant les paroles montre, dans son silence assourdissant, que tout est désormais dit et joué, les personnages se retirent un à un, et Rebecca accepte de quitter l'hôpital sans broncher. D'autre part, le sort d'Adam étant réglé, il bascule inexplicablement dans le hors-champ du film. Il peut agoniser affamé sur son lit de mort que la morale de L'Intérêt d'Adam resterait inchangée. La cruauté de cette séquence est une nouvelle fois terrible et crée un trou béant dans l'ossature du film. Bien entendu, la fin est délibérément ouverte et laissée à l'imagination du spectateur. Mais on ne voit pas en quoi le jugement d'Adam le libère de sa condition et en quoi sa confession lui accorde une rédemption. Tout au plus sa mère se soignera et fera, à sa manière, sa profession de foi pour ne plus être une vilaine pécheresse.
Le film aurait donc dû s'appeler Le Jugement d'Adam et on ne comprend pas pourquoi Laura Wandel n'a pas choisi ce titre puisque rien, in fine, ne sert l'intérêt d'Adam, ce pauvre cobaye d'une cinéaste nihiliste. Et si on revient sur l'emballage de ce récit christique péremptoire opposant une tranche de la population martyrisée (majoritairement composée d'étrangers, même le père d'Adam est d'origine russe) à une sainte, on répète pour la énième fois qu'il n'est plus possible de faire des films moulés dans cette esthétique psychologico-réaliste tapageuse et immersive avec une telle naïveté : le plan-séquence démonstratif, la caméra à l'épaule et le filmage « en temps réel » offrent bien plus de pièges que de solutions. À l'instar d'Adam Le Nauséeux (tel pourrait être son nom de canonisé) sur son lit d'hôpital, on peut vomir ce « réalisme » pourtant martelé par le cinéma d'auteur belge et international qui tient plus d'une hérésie aussi absurde que les croyances de Rebecca. Il faut être un·e bon·ne cinéaste pour exceller dans ce domaine et très peu y arrivent. Laura Wandel a encore du chemin à parcourir et espérons pour elle qu'elle décide ne plus porter sa croix.
 
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- Guillaume Richard, « Un monde de Laura Wandel : L'asphyxie en partage », Le Rayon Vert, 18 octobre 2021.
- Lire notre collection de textes intitulée Le cinéma belge en question.
