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Benjamin Voisin sur la plage dans L'Étranger
Critique

« L'Étranger » de François Ozon : Réenchanter l'Algérie française

David Fonseca
François Ozon, avec L'Étranger, voulait refaire le match de Camus, qui s'y connaissait en football. Aller jouer à l'extérieur, rendre à Alger ses territoires perdus. Mais, en guise de film décolonial, François Ozon finit par jouer à domicile. Il recolonialise l'Algérie. Un film d'époque pour l'époque, donc, à la pente douce, mais sûre, qui prépare comme tant d'autres les esprits à la reconquête nationale.
David Fonseca

« L'Étranger », un film de François Ozon (2025)

En ce début de siècle désabusé bien entamé, où l’univers marche ayant la tête dans un sac quand des sociétés entières s'extrême-droitise, François Ozon a voulu y ajouter sa pierre. Son Étranger ressemble au Dieu de Victor Hugo : il suffit qu’il touche du doigt le front de l’Algérie pour qu’elle meure définitivement. Ainsi en va-t-il d’un cinéma qui détruit tout ce qu’il affleure. Et l’Algérie ne rendra pas grâce à la providence d’une rencontre avec ce cinéma-là, elle qui, par trop étreinte, sous la pression d'une mise en scène la réduisant à un décorum, y disparaît tout à fait dans le vent. Pourtant, François Ozon semblait vouloir reprendre L'Étranger de Camus par le bon bout. Mais, en le décolonialisant, il recolonise Alger, ou plutôt, son simili-décolonialisme produit un effet de recolonisation. S’il s’efforce ainsi de balayer devant sa porte, François Ozon se prend les pieds dans son balai, chassant l’Algérie des écrans comme un Ghostbuster. Car le film ne flirte pas simplement avec l'inconscient colonialiste : il est frontalement colonialiste, malgré lui, et quoi qu'il prenne des précautions d'usage pour éviter tout procès d'intention. Retour en arrière, donc.

Alger. 1935. Meursault y passe ses journées. Monotones. S'y ennuie. Mais non pas l'ennui existentiel façon Alberto Moravia, qui le raconte si bien à travers le récit d'un autre type sur lequel tout glisse. Rien n'agrippe. Mais, à suivre maladroitement cette piste de l'ennui, François Ozon s'embue déjà le regard : le problème de Meursault n'est pas l'ennui chez Albert Camus, mais une forme de résistance à l'envie de vivre comme à l'expérience de la durée. Précisément, c'est à l'instant où il est condamné à mort que la vie peut rejaillir. Meursault fait alors l'expérience de la vie, seul moment où il se dit heureux pour connaître enfin l'épreuve de ce qu'est l'existence. Car une fois comptée, la vie a une direction comme un poids. Mais rien ne résiste dans le film. François Ozon ne nous fait jamais escalader cet ennui. Aucun frottement face à la réalité concrète de l'existence, qui nous interdit la dimension philosophique du roman, son expérience de pensée sur l'existence en tant qu'elle est déterminée par la liberté et la conscience de sa délimitation temporelle, qui fait écho à la fameuse phrase du Sisyphe camusien : la seule question philosophique qui vaille : le suicide. Le suicide postule, en effet, la possibilité de la fin, et à l'aune de cette fin, de donner un poids existentiel à tous les actes quand Meursault échappe au poids existentiel de ses choix ; qui ne fait pas de choix ; qui n'a pas fait le choix de tuer l'Arabe – le pistolet tire plus que lui-même – ; qui à la fin fait le choix de ne pas être libéré, en ne se défendant pas, refusant la salvation. En lieu et place, chez François Ozon, le surf, Brice de Nice décoloré à Alger, une adaptation littéraire à la surface, la mer, les embruns, les corps, la liquidité sous forme de liquidation outrancière par une technique de l'aplat et un sensualisme comme un sensorialisme du vague – ce flou du visage de Meursault pour un cinéma qui nous floue.

Meursault, version Ozon, est en effet un sensualiste. Tient par les seins sa copine, la bourine. Comme si le rapport sexuel préfigurait le tir pour une histoire charnelle avec une jeune femme – Marie – qui n'est que le résultat de quelques tirs : si Meursault ne semble pas aimer les foires, il faut bien tout de même éclater les ballons de temps en temps, pour que tout s'éteigne quand il jouit. Au fond, Meursault, chez François Ozon, est un type sous forme d'éjac' faciale, qui se termine comme de l'encre effaçable. Qu'on oublie. Mais pas le film, pour tout ce qu'il nous dit.

Comme dans le roman, l'intrigue débute par la mort de la mère. Meursault fait le deuil à l'endroit où elle était alitée. Mais rien. Le cœur sec. Il rencontre ladite Marie. Lie contact avec le voisin, Raymond Sintès. Jusqu'à ce que le soleil qui fait tourner fou, à force de tournoyer sans raison ni pourquoi, comme un barillet plein, le fasse cracher déjà. Meursault tue un Arabe. Cinq fois. Cinq fois nié. Aucun nom ni prénom dans le roman. Les indigènes de la République n'ont pas de face. Kamel Daoud contre-enquêtera plus tard, bien plus tard, quand d'autres écriront, à propos du pied noir Camus, qu'il faut l'oublier – Oublier Camus –, pour avoir écrit depuis son point de vue de colon, blanc, lui qui remuait dans la plaie son Algérie française. Sartre, plus tard, dans les années 50, lui fera procès de n'avoir pas vu ni considéré ce qui s'agitait en Algérie politiquement. Mais quel est donc le coût, dans un tel contexte, pour avoir tué un Arabe ? Une récompense : le prix Nobel pour Camus. En littérature, Albert ne fait pas de balles à blanc. Le Goncourt pour Kamel Daoud s'efforcera, plus tard, de rééquilibrer le solde pour tout compte du procès en colonialisme du roman.

Dans un tel contexte de réception, comment adapter aujourd'hui L'Étranger ? François Ozon a décidé de s'inscrire dans ce contrechamp contemporain qui le réfute, pour tenter de faire un film décolonial. Jeu de jambes oblige, pour passer l'ancien gardien de but Camus, la feinte. François Ozon opte dans son film pour une logique de déplacement par rapport au roman. Le film en réécrit la première phrase. Meursault ne dit plus : « Aujourd'hui maman est morte, ou peut-être hier, je ne me souviens pas ». François Ozon décide de borner autrement son Arabe de la tête aux pieds par les étoiles de son art. En amont du film, par quoi il débute pratiquement, Meursault dit : « J'ai tué un Arabe ». Un hors-champ qui n'existe absolument pas dans le roman. En aval, L'Étranger ozonien rabougri se termine sur la tombe du défunt. De la même manière, François Ozon décide d'ouvrir le générique de son film par la traduction du roman en langue arabe quand il le termine par « Killing an Arab », du groupe musical The Cure. François Ozon aurait-il fait un film en forme d'hommage à l'arabité niée par Albert Camus ?

François Ozon a plutôt craché sur sa tombe, dirait un ami de Jean Sol-Patre. Mais puisque le doute doit profiter à l'accusé, continuons. Pour éviter absolument tout procès en colonialisme, la sœur de l'Arabe tué servira de contrepoint féminin au personnage de Marie. Sur le fil de l'épée, lors du procès de Meursault, elles se trouveront ainsi de part et d'autre de l'estrade de la salle d'audience. Un signal pour petit spectateur afin que le gentil cinéaste ne le perde pas. Leur relation s'articule sur une logique du différend incompressible : les deux femmes, quand bien même elles partageraient le même idiolecte, ne parle pas la même langue, Marie, étant toute faite du bois de son impérialisme blanc, colonial, oppressif, symbole de la présence française en Algérie. Le problème est que François Ozon la montre auréolée d'une majesté particulière, la filme toute impériale, belle comme un doux rêve (de) blanc. Ce choix de mise en scène devient révélateur de la profonde ambiguïté du film.

Au vrai, François Ozon est un cinéaste en mouvement. Non pas du mouvement ; qui fait des mouches au-dessus de nos têtes. Un macroniste, soit un cinéaste du « en même temps » : en même temps a-t-il voulu s'inscrire dans les pas de Camus, tout en le réactualisant. Ce faisant, il s'efforce de renvoyer tous les signes du cinéaste d'auteur académique, l'excellence du cinéma d'auteur franco-anthropocentré. Mais comment donc, déjà, renouveler Camus, si la forme contredit le fond ? Film de pubard, clipesque, l'image est trop belle dans son Étranger, qui perd son étrangeté. L'image aplatit toute forme d'aspérité : nie la rébellion exprimée par la sœur du défunt comme l'arabité qu'il s'agissait pourtant de réhabiliter. La forme utilisée par François Ozon conteste ainsi sa trajectoire faussement politique de décolonialiste. En lieu et place, il commet un film lumineux quand il aurait fallu qu'il soit terne. Vide. Pour exprimer la solitude Meursault, son incapacité foncière à vivre. Son refus de l'existence.

François Ozon, qui voulait tellement faire chic, faire choc, fait toc. Il n'a pas pu se défaire de sa compulsivité, sa tendance au grandiose sous forme cosmétique à tendance ornementale dans sa mise en scène. Son Étranger est empli d'effets de style pour un cinéma de la signature, mais une signature qui n'aurait pas de mains, dirait Sartre. Qui change de style tous les ans, à chaque nouveau film, pour se mouler dans les genres qu'il emprunte. Un cinéaste académique. L'auteuriste dans toute sa superbe, mais sans signature propre pour les multiplier à l'envi. Soit un cinéma qui ne déploie aucun point de vue, pour les vouloir tous, c'est-à-dire aucun : un cinéaste, bel et bien, du « en même temps ». Pas de point de vue, par refus de se mouler dans celui de Meursault, pour-bien-montrer-qu'il-ne-pense-pas-comme-Camus-dans-le-roman, dans la mesure où il ne prend pas en charge de restituer un flux de conscience, du moins un monologue intérieur propre à Meursault. Pas davantage de point de vue concernant les autres personnages, pour les diffracter : il offre ainsi aux personnage de Marie comme de la sœur du défunt une conscience, elles qui sont pourtant totalement absentes du roman. En même temps encore, il voudrait surtout nous faire croire à son décolonialisme quand son Algérie est toujours française. Un film fait pour Jordan Bardella, au fond qui, après le roman, aura son film préféré. C'est que L'Étranger version Ozon ne fait pas droit à l'histoire. Par son travail de renégat, sa remise en cause du colonialisme est toujours cosmétique, qui consiste en deux-trois vignettes simplement sous forme d'écart décolonial. Un saupoudrage pour éviter au film un rejet pour racisme avéré quand son racisme est un racisme d'inverti : une baston sur une terrasse de café, un écriteau « Interdit aux indigènes », un plan final sur la tombe de l'Arabe tué.

Benjamin Voisin couché sur Rebecca Marder dans L'Étranger
© Gaumont

François Ozon, par son esthétique, voulait pourtant retranscrire l'écriture blanche de Camus. Mais froideur du cadrage, méticulosité, raideur du jeu de Benjamin Voisin surbressonisé, sont des éléments de surface, toujours superficiels, les signes du clinquant. Quand la phrase de Camus est froide, faible stylistiquement pour n'avoir pas vocation à satisfaire esthétiquement, le film suresthétise. Il aurait fallu faire un film compassé, impersonnel, quand François Ozon multiplie les signes de personnalisation par ses effets de manche. Dans L'Étranger, sa signature : le noir et blanc. Mais un noir et blanc à l'élégance de carte postale, qui photoshop l'Algérie pour refuser le sale, le grain, la poussière quand l'impureté est au principe de toute vie. En vérité, François Ozon n'a pas adapté L'Étranger. Il s'est trompé de roman. Il a mis en scène Pantagruel, l'hommage fait à la France qui ripaille, rabelaisienne. L'ascétisme y est une gourmandise. Tout est en trop dans ce film de gastrolâtre, qui avorte de son hypertrophie. Sa vitalité est une voracité qui avale son sujet. Un film de jouisseur, mais paresseux, plein d'orgelets, où tout s'endort paisiblement en lui, sûr de son geste, assuré de son fait, qui commet le crime parfait.

Le film se met ainsi à l’épreuve de ses incongruités comme de ses contradictions. Il s’anime, se donne corps, sens et identité, produit des gestes qui sont comme le graphe, voire la griffe même de l’époque et d’une communauté de pensée qui dit toute entière qu’il n’y a plus de question à poser à propos de la colonisation : elle est derrière. Elle n’est plus là. L'Arabe a déjà été tué au début du film. D'emblée, il faut y revenir, François Ozon, sous prétexte de décolonialisme, débutant son film par cette phrase « J'ai tué un Arabe », le liquide d'entrée. Le face-à-face ultérieur avec cet Arabe est un trompe-l'oeil. Aboli, l'Arabe n'a jamais existé dans le film. François Ozon l'a bâfré. Biffé de l'histoire.

En liquidant son Arabe d'entrée de jeu, François Ozon refuse la violence de la rencontre avec l'autre, cette violence dont il ne faut jamais oublier qu'à sa racine se trouve le mot « vie ». Au contraire, François Ozon nihilise toute forme de vie en supprimant dès le départ l’obstacle qui est sa condition dialectique ; il abolit magiquement la résistance et la négation sans lesquelles la vie s’évanouirait misérablement dans le vide : il méconnaît la réalité vivante et complexe qu’il faut sans cesse pétrir, que nous voudrions rendre toujours plus obéissante, et qui reste désobéissante infiniment. Une vie qui, privée de sa relativité vitale, est pur et simple néant : Alger la blanche n'existe pas autrement que totalement blanchie dans le film, poncée jusqu'à l'invisible, quand les problèmes à résoudre se poseront toujours au niveau de la mitoyenneté qui est celle de notre intermédiarité : zone des mixtes, du concret, de l’approximation et des alliages impurs, qui n’est jamais aseptisée. Au contraire, il y a du Don Juan dans cette élimination de l'Arabe – un don juanisme révélé par les choix esthétiques, qui trahissent le désir de maîtrise. Le moi ozonien refuse de rien rabattre de sa superbe, affirme sa volonté de conquête, s’élève contre tout ce qui lui résiste ou menace de l’entraver : il tue d'entrée de jeu son Arabe.

François Ozon rêve ainsi d’une harmonie sans faille qui risque toujours de bâcler l’unité, d’escamoter les différences, et d’aspirer à la trouble pureté du même. Règne dans le film une fascinante immobilité obsessionnelle de l’identité, par la multiplication des effets de signature : mais quête qui tourne en rond sans aller nulle part, sauf à émietter le lourd passé colonial de la France en tâchant de la dompter par circularité.

Ce choix esthétique du noir et blanc n'est donc pas simplement purement décoratif. Il est l'expression du fond. Dans l'une de ses déclarations, François Ozon insiste : « Le noir et blanc apporte une forme de pureté, de beauté, d'abstraction. Je voulais qu'on soit dans la sensation, l'observation, une forme de simplicité pour me concentrer sur les corps, les gestes, les silences. Une mise en scène épurée pour évoquer l'Algérie comme un paradis perdu. [...] »

La fine pointe du discours ozonien ne se cache donc pas. François Ozon n'a jamais fait un film décolonial. Il embraie sur le point de vue des colons, qui ni n'explique, ni ne contrarie l'ouverture comme la fermeture du film. La joliesse de son noir et blanc produit tout l'effet inverse de celui escompté. Ce cinéma de parade paradise Alger. Il la romantise. Julien Duvivier n'est jamais sorti de son corps, quand on croyait Pépé le Moko, dans son idéologie, mort et enterré. Prétendument décolonialisé, le film décape Alger à la lumière, réoccupe l'Algérie par une logique de mirador qui surveille ses territoires – toutes ces ampoules qui illuminent le champ, qui tapent en permanence sur le front de Meursault jusqu'à provoquer le soleil.

Finalement, l'Algérie de François Ozon est un film de nostalgique. Il s’installe dans la mémoire des origines, de l’identité, du statisme. Il a des bouffées de passé. Nostalgique, il porte la conscience malheureuse de l’avoir-été, de la possession-dépossédée. Il y a dans cette nostalgie un mythe de la conservation du passé. En choisissant d'adapter le roman d'Albert Camus, François Ozon fait tout autre chose qu'un film décolonial. Il se transmue en gardien des traditions et conservateur des archives. Il repatrimonialise Albert Camus, en moins moderne, comme le Front National se RNise. Sa mise en scène en est au service, qui consiste en une simple grammaire de l’avoir. Esthétiquement, il plastifie Alger pour en faire une image rassurante, sécurisante, dit-on aujourd'hui. Il refait le passé, dans une forme sous-tarantinesque mal digéré, non pas pour en réécrire le cours, mais le répéter. Ce passé de l'Algérie française, qui décidément ne passe pas, est la sécurité des collectionneurs comme le coffre en banque est la sécurité des familles. L'Étranger en devient un apologue pour les hommes avec provision. Un cinéma de gestionnaire, d’administrateur : de colonisateur.

Mais qu'on ne s'y trompe pas. Si ce cinéma s’entoure de murs, en une sorte de défense identitaire, dont le mouvement semble quasi général en Europe comme ailleurs, cela équivaut à une autodestruction, comme la muraille de Chine qui, selon Elias Canetti, finit pas étouffer entre ses pierres l’empire qu’elle veut défendre des barbares, qui est finalement absorbé par la muraille, enseveli sous la muraille, réduit à n’être que muraille. Car vouloir se minéraliser dans une identité, c’est construire une obsessive pierre tombale. Ce cinéma se cherche une défense destructrice dans les cippes funéraires, et c'est ainsi que le film se termine sur la tombe du défunt. L'Étranger version François Ozon, c'est le crépuscule de l'Arabe, qu'on aime jamais autant quand il débarrasse le cadre. L’unité stylisée du style de François Ozon est l’emphase de l’immuabilité superbe de la forme identitaire, parodie donquichottesque et solitaire où vit une ultime et impossible nostalgie pour le retour. Comment donc comprendre, finalement, l'utilisation rhétorique de la figure de l'Arabe dans le film.

Au fond, cet Arabe, chez François Ozon, est synchrone de l'époque. Partout dans le monde, la présence de l’immigré est vécue de façon pathogène, comme si la seule façon de se sentir Français, Italien ou Chilien était de se protéger contre l’immigré. Cet immigré occupe dès lors non pas une place de strapontin mais toute souveraine, raison pour laquelle il ouvre le film : s’il n’était pas là, le Français, qu'il soit Meursault ou tout autre, n’existerait plus, incapable de se définir autrement que par ce rejet, sa haine de « l'étranger ». Dans le film, ce noir et blanc auquel tient tant le prêchi-prêcha du cinéaste ne ménage alors aucune place ni aucun recès pour son Arabe. Son noir et blanc nie son droit à l'existence. Il lui oppose son veto. Par la dynamique de son choix esthétique, il le réindigénise. Un noir et blanc pur. Un noir et blanc qui à l'instant de sauver la mémoire de son Arabe, le re-tue une seconde fois. Profane sa sépulture. François Ozon en devient le véritable criminel du film, dont le crime aspire à la pureté. L'hygiénisme sous couvert de hiératisme : son noir et blanc éradique ; nettoie ; épure. Pour nous laisser seul, bien seul, à côté d'un film à demi couché, sur le recueil de ses propres cendres comme de son Arabe. Un film pauvre en mondes, finalement, qui émonde le monde, qui ne rend rien à la terre des damnés, qui, lui reprenant ses droits, n'a jamais vraiment fait parler les voix absentes. Qui oublie surtout que c'est un grand malheur que celui qui n’a qu’une histoire à se raconter à lui-même parce qu’elle lui a suffi ; une conviction élevée au carré, qui s'est tellement prise au sérieux qu'elle s'est mise à tourner en boucle dans le film, pour produire ce moment où un cinéaste devient le propre fanatique de sa pensée.

L'Étranger en devient un film antipode. Qui dit une chose et son contraire. Plutôt, qui dit la chose – coloniale – par son contraire. Un film qui dédie son dire, qui délire son dire : qui dé-lit, littéralement, ce qu'il dit. Repris par ce à quoi il tentait d'échapper, au moment d'y échapper. Dans L'Étranger, la systématicité de la colonisation est donc plus puissante que ce qui prétend s'en détourner ou y échapper. Toute forme de résistance en devient complice. Dès lors, c’est davantage une modernité du vague qui semble unir, dans une sorte d’ère commune, un discours et une pratique néocoloniale dans ce film. Cependant, il faut y voir bien plus qu’une rhétorique ou l’art de vivre une époque. C’est à un véritable principe de resacralisation de la colonisation auquel chacun est convié, avec leitmotiv pour réquisitoire : sauver l’Algérie en la dépeçant.

 

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