« L’Amant double » de François Ozon : Histoire de cheveux
Enquête sur la mystérieuse transfiguration capillaire de Marine Vacth dans la scène d'ouverture de l'Amant Double : pourquoi Ozon montre, au moment clé qu’est l’introduction, une scène violente qui semblera finalement dénuée de tout rapport avec la suite du long métrage ?
« L’Amant double », un film de François Ozon (2017)
Dernier film en date de François Ozon, L’Amant double s’ouvre sur une scène visuellement forte, mais aussi difficilement explicable dans le déroulement du long métrage. Elle montre le coupage des cheveux de Marine Vacth, interprète de Chloé, le personnage féminin principal. Le résultat est radical : elle passe des cheveux longs à une coupe « garçonne ». Le coiffeur est invisible ; seuls apparaissent les ciseaux. Des gros plans sur les yeux de l’actrice font apparaître un regard « fou » et inquiétant. Placée à l’entame du film, cette scène, assez saisissante, produit un effet fort et oriente la réception et la compréhension du film.
Impasse de l’interprétation scénaristique
Dans une conférence de 2010 consacrée aux Grands cinéastes de la chevelure, Alain Bergala note qu’on peut distinguer, en fonction des films et des cinéastes, « quatre niveaux d’investissements dans le motif de la chevelure »(1). Parmi ceux-ci, le deuxième, assez banal et répandu, concerne le niveau du scénario et du sens : la chevelure est un « vecteur de scénario » ; un changement de coiffure suggère une transformation du personnage et, donc, une inflexion dans son histoire. On songe par exemple à Julieta de Pedro Almodóvar. C’est lors d’un changement de coiffure que l’héroïne éponyme accepte pleinement la mort de son mari et se reprend en mains – un changement à ce point spectaculaire que le personnage, jusque-là interprété par Adriana Ugarte, prend à ce moment (et pour le reste du film) les traits d’Emma Suarez.
Dans L’Amant double, le changement de coiffure intervient à l’entame du film, c’est-à-dire lorsque le personnage n’a pas encore d’histoire connue du spectateur. Celui-ci est donc amené à penser que ce changement de coiffure lui sera expliqué plus tard dans le film, éventuellement par le biais de flash-back. En attendant ces développements prévisibles, la scène inaugurale enclenche la machine à hypothèses, destinées à répondre à la question : qu’est-ce qui, dans l’histoire du personnage, justifie ce changement radical de coiffure, exécuté, en outre, avec une telle violence ? Daniel Devoucoux précise que « lorsqu’une femme se coupe brusquement, parfois elle-même, les cheveux, cela renvoie […] souvent dans les productions hollywoodiennes et européennes à une situation de crise »(2). On imagine en effet le personnage joué par Marine Vacth en proie à une détresse profonde et au bord d’un changement radical de trajectoire. Plusieurs hypothèses viennent à l’esprit. On en mentionnera simplement deux. La première se base sur la coupe très courte du personnage et sur la démence qui se lit dans son regard : on imagine que cette nouvelle coiffure signe son entrée dans quelque institution psychiatrique, comme les cheveux coupés de Full Metal Jacket marquent l’entrée des conscrits dans les rangs de l’armée. Autre scénario possible : un changement aussi radical de coiffure suggérerait que le personnage commence, dès ce moment, une nouvelle vie, peut-être incognito, et veut rompre avec un passé douloureux.
La suite du long métrage infirme toutefois ces deux options. Le personnage de Chloé a des cheveux courts tout au long du film. Si le changement de coiffure suggère une rupture radicale dans sa vie, celle-ci n’est pas montrée. Chloé effectue un séjour à l’hôpital à la fin de l’histoire, mais ce passage ne donne pas lieu à une coupe de cheveux – ceux-ci étaient devenus courts bien avant. La tranche de vie du personnage qui nous est présentée ne semble pas non plus une rupture radicale avec son passé. Au contraire, lorsque Chloé se présente chez Paul, le psychothérapeute joué par Jérémie Rénier, elle lui explique qu’elle le consulte après plusieurs autres thérapeutes dont elle n’a pas été satisfaite. La thérapie qu’elle entame avec lui consiste, pour une large part, à raconter son passé, à propos duquel il ne semble pas y avoir de secret. Alors que la scène d’ouverture du film laisse imaginer que l’histoire de Chloé se scinde en deux parties – celle de Chloé-aux-cheveux-longs et celle de Chloé-aux-cheveux-courts – le film ne montre aucun instant de la vie du personnage avec la longue chevelure et ne distille aucun indice à ce sujet. Alors que la scène d’ouverture semble révéler un instant crucial de la vie du personnage, rien ne vient accréditer cette impression par la suite. Lorsqu’apparaît le générique final, le spectateur est bien incapable de raccrocher l’épisode de la coiffure à la trajectoire de Chloé. La perplexité prévaut : pourquoi montrer, au moment stratégique qu’est l’entame du film, une scène violente, forte, qui se révèle finalement gratuite, comme dénuée de tout rapport avec la suite du long métrage ?
Marine avant Chloé
Signe de l’impact de cette scène, la coupe de cheveux de Chloé est l’une des thématiques récurrentes dans les interviews qui accompagnent la sortie du film – que l’intérêt porte sur les cheveux courts de l’héroïne ou sur le coupage des cheveux mis en scène dans le film. Cette question est ainsi abordée lors de la conférence de presse donnée par l’équipe du film lors de la projection en sélection officielle à Cannes. Elle apparaît encore, notamment, dans l’interview accordée par Marine Vacth à Madame Figaro, où il est question de la « violence sourde » des ciseaux qui lui coupent les cheveux. La réponse de l’actrice est éclairante :
Au départ, on pensait que le personnage devait être blond platine, puis, Jérémie se joignant au projet avec ses cheveux clairs, ça n’avait plus beaucoup de sens. Ainsi, avec François, on s’est dit que ce serait pas mal qu’elle soit un peu garçonne, pas apprêtée, plutôt banale, sans trop d’ 'artifices de la féminité', ces éléments qui racontent beaucoup et qui auraient pu fausser la lecture du personnage. Et nous avons pensé : pourquoi pas les cheveux très courts ?(3)
Chloé a les cheveux courts. La longue chevelure que l’on voit brièvement au début du film, au moment de la coupe, n’est pas celle du personnage, mais de l’actrice Marine Vacth, qui sacrifie ses cheveux pour entrer dans la peau de Chloé. François Ozon l’a d’ailleurs confirmé lors de l’avant-première du film à Bruxelles. À une spectatrice qui l’interrogeait sur la scène inaugurale, décidément marquante, il a expliqué avoir filmé Marine Vacth se faisant couper les cheveux pour entrer dans le rôle et, en constatant la force des images, il a décidé de les monter et de les intégrer au film.
L’interview que le réalisateur a accordée à Alain Bergala et Anne Marquez pour l’exposition Brune Blonde, en 2010, révèle l’importance qu’il accorde aux chevelures dans la construction des personnages de ses films(4). Le choix de représenter Chloé avec des cheveux courts, alors même que l’actrice qui l’incarne avait des cheveux très longs avant le tournage (et n’était connue publiquement qu’ainsi coiffée), témoigne de cette logique. Laquelle n’explique toutefois pas pourquoi le film nous montre Marine Vacth avant transformation. Une piste d’explication, peut-être. Dans l’interview déjà citée, l’actrice insiste sur le « véritable rôle de composition »(5) qu’Ozon lui a confié. Lui-même renchérit dans le dossier de presse du film : « Marine fait un vrai travail de composition, d’actrice accomplie ». Il oppose la performance de Vacth dans L’amant double à ce qu’il lui avait demandé pour leur première collaboration, Jeune et jolie : « Dans Jeune et jolie, il y avait un aspect documentaire sur une jeune actrice inconnue, en devenir. Marine incarnait une adolescente qui reste silencieuse, opaque et mystérieuse, sur laquelle on projetait des interprétations»(6). Un rôle de composition suppose de jouer un personnage aux antipodes de la personnalité de l’actrice, de devenir une autre, alors qu’aux yeux du réalisateur et de son actrice, elle était restée elle-même dans Jeune et jolie. L’aspect le plus visible et spectaculaire de la transformation qu’elle réussit pour incarner Chloé est certainement le changement de coiffure. La scène inaugurale, sorte de making of dans le film même, viendrait donc souligner la performance de l’actrice, annoncer que tout ce qui va suivre est Marine-Vacth-dans-un-rôle-de-composition.
La démarche serait alors en quelque sorte le contraire de celle qui animait François Ozon dans Huit femmes. Le réalisateur y jouait sciemment avec l’identité des actrices sous les personnages qu’elles interprétaient. Ainsi, le personnage de Gaby ne prend sa pleine mesure que parce qu’il est interprété par Catherine Deneuve, taulière du cinéma français en même temps que maîtresse de la maisonnée dans l’histoire. Dans L’Amant double, au contraire, Marine Vacth, rôle de composition oblige, est appelée à s’effacer entièrement derrière Chloé, ce personnage qui ne lui ressemble pas. Mais la scène inaugurale du film a un effet paradoxal : en montrant le travail de l’actrice pour ressembler au personnage – le sacrifice de la chevelure, spectaculaire, en offre une traduction visuelle –, elle rend présente et visible Marine Vacth et contredit son effort d’effacement, voire de dissolution dans le personnage de Chloé.
De ce point de vue comme de celui du scénario, la scène inaugurale apporte donc une note discordante dans le film. D’aucuns reprocheront au réalisateur de n’avoir pas renoncé à ces quelques secondes d’image – fussent-elles particulièrement mémorables – au nom de la cohérence de l’ensemble. D’autres verront sans doute dans la réussite esthétique de la scène une justification suffisante à sa présence dans un film dont elle est incontestablement l’un des moments forts. À moins qu’il ne faille y voir, plus simplement, la première – et la plus magistrale – fausse piste d’un Amant double qui n’a de cesse d’égarer le spectateur dans ses méandres. Dans son mystère et son incohérence, elle offrirait ainsi, d’emblée, une clé du film.(7)
Poursuivre la lecture autour du cinéma de François Ozon
- Thibaut Grégoire, « Peter von Kant de François Ozon : Marre du cinéma », Le Rayon Vert, 13 juillet 2022.
- Thibaut Grégoire, « Été 85 : François Ozon dans sa bulle », Le Rayon Vert, 14 juillet 2020.
- Nausicaa Dewez, « 8 femmes de François Ozon : Le murmure des Fantômes sous le Chant des stars », Le Rayon Vert, 8 novembre 2016.
- Des Nouvelles du Front, « Grâce à Dieu de François Ozon : « Je sais bien, mais quand même » », Le Rayon Vert, 2 mars 2019.
Notes