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La Chambre Verte

« 8 femmes » de François Ozon : Le murmure des Fantômes sous le Chant des stars

Nausicaa Dewez
L'aura et l'omniprésence des 8 actrices qui composent le générique de « 8 Femmes » de François Ozon, toutes stars ou étoiles montantes du cinéma, a souvent escamoté la présence des nombreux autres personnages, visibles ou évoqués dans le film : dans l'ombre, quel rôle jouent-ils ?
Nausicaa Dewez

« 8 femmes », un film de François Ozon (2002)

De 8 femmes, on retient généralement les 8 actrices qui composent le générique, toutes stars ou étoiles montantes du cinéma (français ou mondial)(1). C’est que, dès son titre même, le film, inspiré de la pièce de théâtre homonyme de Robert Thomas, se propose comme l’histoire de 8 personnages féminins, voire comme un objet cinématographique bâti exclusivement sur son prestigieux casting. De fait, ce sont ces 8 actrices qui occupent le devant de la scène durant tout le long métrage, lequel s’ingénie par ailleurs à n’en privilégier aucune, offrant à chacune sa scène-phare, sa propre chanson accompagnée d’une chorégraphie, et de nombreux gros plans. On sort donc de la projection avec l’impression que 8 femmes est un film où il y a en tout et pour tout 8 comédiennes (dont on peut même facilement énumérer les noms), et que toutes jouent un rôle principal. Une impression que les interprètes et le réalisateur ont confortée dans les interviews accordées à la sortie du film, insistant à l’envi sur l’importance égale de chacun des rôles – des propos empreints d’une pointe d’ironie sur l’ego (supposé ?) des actrices, qui n’auraient pas supporté de jouer les faire-valoir pour leurs camarades. Commodité ou conviction ? L’Académie des Césars n’a pour sa part pas cautionné cette lecture du film, puisque sa sélection 2003 retenait Isabelle Huppert (interprète d’Augustine) et Fanny Ardant (interprète de Pierrette) dans la catégorie « Meilleure actrice dans un premier rôle », alors que Danielle Darrieux (interprète de la grand-mère) y concourait pour le titre de « Meilleure actrice dans un second rôle ».

On n’ouvrira pas ici un débat (assez vain) sur l’importance relative des 8 rôles. On s’intéressera en revanche à l'une de ses dimensions que la célébrité des 8 comédiennes rassemblées et l’omniprésence de leurs personnages à l’écran ont souvent escamotée : la présence dans le long métrage de nombreux autres personnages, visibles ou évoqués, diégétiques ou non. C’est à une typologie de ces autres personnages de 8 femmes que seront consacrées les lignes qui suivent.

Extradiégétiques : ceux dont on ne parle pas

François Ozon n’a jamais caché que son film multipliait les références cinéphiliques. Ces dernières viennent redoubler l’effet produit par le choix du casting, qui embrasse des pans importants de l’histoire du cinéma (en simplifiant : la « qualité française » avec Danielle Darrieux, la Nouvelle Vague et ses avatars avec Catherine Deneuve, le cinéma intello avec Isabelle Huppert…). Esthétiquement, on sait aussi que le réalisateur s’est réclamé de Douglas Sirk pour ce film, tandis que ses choix de couleurs et de lumière cherchent à évoquer le Technicolor des années cinquante.

Mais au-delà de ces références visibles dans les options de réalisation, le corps même des « actrices-personnages » convoque d’autres présences, qui hantent 8 femmes. Le projet d’un film au casting exclusivement féminin et composé de stars est tout d’abord un écho au film The Women de George Cukor (1939), inspiré lui aussi d’une pièce de théâtre (de Clare Boothe Luce). L’œuvre d’Ozon n’est pas un remake de celle de Cukor, mais entre les deux se manifeste une certaine parenté : les deux films se situent ainsi sur la ligne de crête entre fascination/glorification des femmes et misogynie traditionnelle (les femmes y sont de véritables garces les unes envers les autres, elles font le malheur des hommes), tous deux jouant également sur les rivalités et jalousies entre les personnages principaux. Derrière les Deneuve, Huppert, Ardant, Darrieux, Béart et consorts, planent dès lors les ombres de Norma Shearer, Joan Crawford, Rosalind Russell, Paulette Goddard, ou encore Joan Fontaine, comme une transmission entre deux générations de comédiennes.

Fanny Ardant dans 8 Femmes

Plus ponctuellement, lorsque Pierrette reprend « À quoi sert de vivre libre ? », la chanson de Nicoletta, elle se lance dans une chorégraphie qui évoque la célébrissime danse (et le dénudement de la main) de Rita Hayworth dans Gilda (Charles Vidor, 1946). Ainsi, le personnage de Pierrette est associé à l’une des femmes fatales paradigmatiques de l’histoire du cinéma – ce qui correspond plutôt bien à sa personnalité. Dans le même temps, le fantôme de Rita Hayworth, indissociable du personnage de Gilda, surgit lui aussi dans le film d’Ozon l’espace d’une danse, et vient se superposer à Fanny Ardant. De même, lorsque Louise (interprétée par Emmanuelle Béart), dans ses habits de soubrette, s’allonge sur le canapé, révélant ses bottes noires, c’est la Jeanne Moreau du Journal d’une femme de chambre (Buñuel, 1964) qui est convoquée et hante la scène. Ici aussi, c’est autant le personnage que son interprète qui se nourrissent et se complexifient au travers de cette référence.

Les clins d’œil à l’histoire du cinéma portés par les actrices de 8 femmes ne concernent pas toujours des comédiennes, justement. Ainsi, lorsque le personnage de Gaby (Catherine Deneuve) avoue à sa fille Suzon (Virginie Ledoyen) que celle-ci n’est pas la fille de Marcel – l’homme qu’elle considère comme son père – mais d’un autre homme que Gaby a follement aimé, elle ajoute que Suzon ressemble beaucoup à cet ancien amant et que la voir est donc « une joie et une souffrance ». Ces mots reprennent un extrait d’un dialogue entendu dans deux films de François Truffaut : La Sirène du Mississippi (1969) et Le dernier Métro (1980). Ils y sont adressés à… Catherine Deneuve, respectivement par Jean-Paul Belmondo et Gérard Depardieu. Avec ces paroles, c’est donc l’un des maîtres du cinéma français qui fait soudain son entrée dans le film de François Ozon. L’impression est encore accentuée par le fait que la conversation entre Gaby et Suzon est entendue par Pierrette, dissimulée derrière un rideau, et dont le visage trahit à ce moment une vive émotion : plus que celle du personnage qui surprend un secret précieux pour la suite de l’histoire, l’émotion est d’abord celle de Fanny Ardant, dernière compagne de François Truffaut. Par ailleurs, à travers Gaby, Deneuve revisite deux films emblématiques de sa carrière, en intervertissant les rôles (l’actrice prononce cette fois les mots qui lui étaient auparavant adressés).

Les 8 personnages ne parlent pas de cinéma, ne citent pas les noms de comédiennes ou de réalisateurs. Les références cinématographiques, nombreuses dans le film, passent par des détails visuels : vêtements, attitudes corporelles… ; elles ne sont pas commentées par les personnages, car elles n’appartiennent pas à leur monde. Elles se jouent au niveau du dialogue entre le film et son spectateur. Dans ces moments-là, derrière le personnage du film, le regardeur (du moins celui qui partage les références du réalisateur) imagine, comme en filigrane, la référence convoquée (qui se subdivise elle-même le plus souvent en un personnage de film et une actrice), tout en voyant l'interprète derrière le personnage du film d’Ozon. Sous les apparences d’une ban(c)ale histoire policière (du type whodunnit) sauvée par sa distribution cinq étoiles, 8 femmes est en fait, subtilement, un film sur le cinéma.

Intradiégétiques et invisibles : ceux dont on parle

Muettes sur les références cinématographiques qui émaillent le film, les 8 femmes discutent, à l’inverse, de personnages qu’elles connaissent et fréquentent, mais qui n’apparaissent pas dans le film. C’est le cas du fiancé de Suzon, du père de Gaby et Augustine, ou encore de l’amant de Gaby. Ces personnages, dont on parle mais qui demeurent invisibles dans le dispositif de huis clos qu’adopte le long métrage, ont en commun d’être tous des hommes et d’être liés à un secret qui influence profondément le cours de l’histoire. Ainsi, Suzon porte le bébé qu’elle a conçu avec son fiancé, un secret qu’elle est venue avouer à son père. La grand-mère, elle, confesse à Augustine qu’elle a tué son mari, père d’Augustine et de Gaby, alors qu’il était un homme profondément doux et gentil et qu’elle avait joué jusque-là le rôle de la veuve respectueuse et amoureuse ; Augustine voit dès lors dans cette mort et le secret qui l’a entourée la raison de toutes ses névroses. Quant à l’amant de Gaby, il est aussi l’associé de son mari Marcel, qu’il est en passe de ruiner avant de partir avec Gaby.

Invisibles dans le film, ces personnages masculins n’ont pas de traits fermement assignés (sans doute chaque spectateur les imaginera-t-il selon sa propre fantaisie), mais ils ont une existence réelle pour les 8 femmes qui les évoquent. Ils sont des personnages secondaires de l’intrigue – secondaires au point que leur présence n’est pas requise pour que l’histoire soit intelligible : les évoquer suffit, les personnages féminins peuvent assurer à eux seuls le bon déroulement du récit.

En mettant en scène des femmes qui parlent pour elles-mêmes et aussi pour les hommes qu’elles côtoient, le film d’Ozon donne aux femmes une place qui semble bien éloignée des clichés sexistes courants, dans le septième art comme ailleurs. Il réussit aisément le test de Bechdel(2). La plupart des comportements des personnages féminins y demeurent néanmoins motivés par leurs relations aux hommes et c’est Marcel, le mari de Gaby, qui est au centre de l’intrigue, même si on ne saurait le qualifier de personnage principal du film.

Intradiégétique et muet : celui qu’on tue

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Marcel ne relève pas de la même catégorie que les personnages masculins précédemment cités, car il apparaît à l’écran. S’il ne figure pas au générique qui ouvre le film (seuls les noms des 8 actrices apparaissent, associés chacun à une fleur), il est par contre mentionné dans le générique de fin, séparé des 8 interprètes principales par un espace qui souligne son rôle très secondaire. On y apprend que Marcel est interprété par Dominique Lamure – qui a semble-t-il disparu des écrans depuis(3). Enfermé dans sa chambre où les 8 femmes le croient mort, Marcel n’apparaît que très peu à l’écran. La première fois survient lorsque les femmes le découvrent (faussement, comme on l’apprendra ensuite) poignardé, la dernière lorsque sa fille Catherine (Ludivine Sagnier), ayant révélé la mystification qu’elle a organisée, ouvre la porte pour retrouver son père bien vivant mais le découvre se tirant une balle dans la tête. Entre ces deux apparitions, Marcel n’est visible que dans des scènes en flashback, lorsque les femmes évoquent le déroulement de la soirée précédente, au cours de laquelle il a reçu la visite de chacune d’entre elles.

Toutes ces scènes ont en commun de ne montrer Marcel que muet et largement dissimulé. Il n’est jamais visible que de dos (parfois avec la tête enfoncée dans le lit, qui plus est) et l’essentiel de son corps est le plus souvent caché : on ne voit de lui tantôt qu’un morceau de chemise de nuit (visite de Gaby), tantôt que le sommet de son crâne au bas du cadre, tandis qu’en face de lui Augustine occupe l’écran de toute sa hauteur. Une seule fois, Marcel est vu de face : il s’agit d’une scène montrée en flashback, lorsque Madame Chanel (Firmine Richard), sortie un instant, le surprend à la fenêtre alors qu’il est censément mort. Même dans ce cas, son visage n’est présenté que furtivement et de manière voilée : il n’apparaît en effet à la gouvernante que derrière un double écran formé par la neige et la fenêtre, auquel s’ajoute très vite le rideau qu’il tire pour se dérober à la domestique.

Marcel est un personnage primordial dans le récit : celui-ci débute avec son faux assassinat et se termine avec son suicide. Il est par ailleurs le lien qui unit toutes ces femmes (contrairement aux autres hommes évoqués précédemment, qui ne sont liés, chacun, qu’avec l’une des femmes) : seul homme de la maison, il a reçu la visite de chacune dans la nuit qui précède le début du film (montrée en flashback). Il se révèle d’une générosité sans faille avec toutes alors qu’elles ne cherchent qu’à l’utiliser et à obtenir quelque faveur.

Unique acteur d’une distribution qui compte 8 actrices, Dominique Lamure est aussi le seul membre du casting à ne pas être une « star » – et le seul personnage dont le visage ne soit pas montré en gros plan. Il est aussi le seul à être complètement muet, intervenant pourtant dans des scènes qui ne le sont pas : chaque femme qui se trouve en face de lui s’exprime, parfois même abondamment.

La situation est donc paradoxale. D’une part, Dominique Lamure est le seul interprète du film à n’avoir aucun gros plan, aucune scène où il serait même reconnaissable et aucune ligne de dialogue – un acteur (très) secondaire du film, donc. D’autre part, Marcel est l’unique personnage indiscutablement « bon » et « gentil », et par son silence et par son effacement, il se distingue des 8 femmes et sort du lot, comme un personnage principal. Rien d’étonnant, finalement, dans un film qui est à la fois un hommage fasciné aux femmes et un opus empreint de misogynie.

Intradiégétique et extradiégétique : celle qu’on vénère

Curieusement, au générique final, la distribution ne mentionne pas que les 8 comédiennes et Dominique Lamure. On y trouve aussi, juste en-dessous de ce dernier, la photo de Romy Schneider et l’auteur du cliché, Giancarlo Botti. Lors d’une scène réunissant Louise et Gaby, la bonne, soudain libérée de ses manières et de sa déférence, indique à sa patronne à quel point elle est déçue de son comportement. Elle laisse alors échapper de son corsage une photo que Gaby regarde : c’est celle de Romy Schneider, que Louise présente comme son ancienne maîtresse de maison (elle ne lui donne pas de nom), qu’elle « respectait » et même « aimait ». La référence que porte Louise, par sa tenue et ses bottes, au Journal d’une femme de chambre prend tout son sens à ce moment, puisque l’on sait que dans ce film, le personnage de femme de chambre interprété par Jeanne Moreau évolue dans des relations sexuelles et amoureuses basées essentiellement sur des rapports de domination.

La photo de Romy Schneider dans 8 Femmes

Alors que Gaby, Suzon ou la grand-mère parlent d’hommes, amants ou maris, qui n’apparaissent pas dans l’histoire, Louise cite elle un personnage féminin, à qui le film prête un visage par le biais d’une photo. Ce personnage – objet, autant qu’on puisse en juger, d’une passion lesbienne(4) – jouit donc d’un degré d’incarnation supérieur (bien que muette elle aussi) à celui des autres absents du film, tous masculins et pris dans une relation (forcément hétérosexuelle) avec l’une des femmes du film. Cependant, la présence de cette photo dépasse le niveau intradiégétique pour toucher aussi, comme les références à The Women ou Gilda, à l’extradiégétique. La photo n’est en effet pas celle de n’importe quelle femme, mais bien de Romy Schneider. Son nom n’est pas prononcé : c’est au spectateur que ce clin d’œil s’adresse, et non aux personnages. C’est sans doute la référence cinématographique la plus claire et universellement accessible du film. Elle n’ouvre pas vers d’autres films. Elle commente plutôt le film d’Ozon en tant que discours sur ses actrices. Avant, la patronne était Romy Schneider, maintenant (c’est-à-dire au moment du tournage), le rôle incombe à Catherine Deneuve. 8 femmes crée ainsi une filiation entre les deux comédiennes, à qui il attribue le rôle de référence du cinéma (français, du moins). Avec ces ouvertures vers Romy Schneider, Jeanne Moreau ou Rita Hayworth, Ozon propose peut-être aussi un casting alternatif pour son film. Un casting rêvé derrière son casting de rêve ?


Film pour 8 personnages, film pour 8 actrices célèbres, 8 femmes déborde souvent au-delà de ses protagonistes déclarées. Avec ses références à l’histoire du cinéma et les personnages masculins qu’il évoque, il tisse un discours à la fois sur le septième art, auquel le film rend un vibrant hommage, et sur les relations entre hommes et femmes – au cinéma et dans le monde d’aujourd’hui. Tout cela à partir d’une pièce de théâtre oubliée.

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