« Lettre d’une inconnue » de Max Ophuls : Le manège des simulacres et l'instance qui l'arrête
Les plus beaux personnages de Max Ophuls sont des séducteurs piégés par l'ivresse circulaire des plaisirs de la séduction, les prisonniers volontaires de la vie qui est un théâtre d'ombres, un manège, une ronde de simulacres. Faire tomber le masque n'intéresse pas Max Ophuls parce que derrière le masque il n'y a rien. Le masque est la vérité cachée du masque, vérité circulaire comme une ronde, un manège. Quand le masque tombe, la vie n'est pas plus véridique, elle est seulement plus lourde, c'est la vie qui tombe, qui s'arrête comme une toupie. Lettre d'une inconnue est l'histoire d'un homme qui a vécu sa vie comme un rêve et d'une femme dont la mort lui signifie que le rêve est fini. Quand un homme jouit du manège de la vie avec une inconstance qui est aussi la plus grande inconscience, une femme lui rappelle que la vie est tragique. Voilà ce qui reste troublant ici, et à jamais saisissant : un homme a de l'avance sur une femme avant de découvrir qu'elle aura le dernier mot sur sa vie, celui de la mort.
« Lettre d’une inconnue », un film de Max Ophuls (1948)
Les plus beaux personnages de Max Ophuls sont des séducteurs piégés par l'ivresse circulaire des plaisirs de la séduction, les prisonniers volontaires de la vie qui est un théâtre d'ombres, un manège, une ronde de simulacres. Le vie tourne la tête quand les plaisirs de l'apparence en champagnisent l'existence. Les captifs amoureux le sont du miroir dont le tain est un voile de pudeur sur des douleurs qui sont un prix chèrement payé, exigible par le principe de plaisir qui est un principe suprême de réalité. Parce que le bonheur n'est pas gai et que le plaisir est la gaieté de ceux qui dansent, et dansent encore en ayant fait le deuil éclatant du bonheur.
Faire tomber le masque n'intéresse pas Max Ophuls parce que derrière le masque il n'y a rien. Le masque est la vérité cachée du masque, vérité circulaire comme une ronde, un manège. Faire tomber le masque au nom des vérités cachées ne l'intéresse pas, passionné au contraire par le fait que le masque soulève la vie en la faisant tourner sur elle-même, quelle ivresse. Quand le masque tombe, la vie n'est pas plus véridique, elle est seulement plus lourde, c'est la vie qui tombe, qui s'arrête comme une toupie. Victoire de l'entropie. Si ses travellings latéraux font monter l'ivresse des simulacres comme on bat les œufs pour les faire monter en neige, ils ajoutent au champagne meringué le sel d'une morale immunisée contre tout moralisme.
Lettre d'une inconnue est l'histoire d'un homme qui a vécu sa vie comme un rêve et d'une femme dont la mort lui signifie que le rêve est fini. Quand un homme jouit du manège de la vie avec une inconstance qui est aussi la plus grande inconscience, une femme lui rappelle que la vie est tragique. Son fantasme qui est un autre théâtre, non plus la ronde des plaisirs mais la fosse tragique où les amoureux ne se retrouvent vraiment d'accord qu'en s'accordant à se retrouver dans la mort. Voilà ce qui reste troublant ici, et à jamais saisissant : un homme a de l'avance sur une femme avant de découvrir qu'elle aura le dernier mot sur sa vie, celui de la mort.
Du premier masque au dernier (le simulacre est vrai)
Chez Max Ophuls, tout le monde porte un masque, il n'y a pas d'exception, à commencer par lui.
Le jeune Maximillian Oppenheimer débute au théâtre en 1919 à l'âge de 17 ans en adoptant le pseudonyme de Max Ophüls afin de ne pas embarrasser ses parents, une riche famille d'industriels de la Sarre. Le nom d'emprunt est un postiche, l'apparat de l'homme qui entre dans la vie nouvelle en passant de l'autre côté du miroir, passé du côté de l'artifice et ses semblants, avec ses fards et ses fétiches. Traverser le miroir s'est donc joué du côté du masque en expérimentant avec le théâtre que tout est théâtre et fête. Max Ophüls est ensuite nommé à la direction du Burgtheater à Vienne en 1926 en y accumulant le montage de plus de 200 pièces jusqu'à ses débuts cinématographiques en 1929, d'abord comme chef dialoguiste pour Anatole Litvak au sein des studios de la UFA à Berlin.
Max Ophüls trouve refuge en France après l'incendie du Reichstag en 1933 en enlevant le tréma de son nom d'emprunt. Si Max Ophüls a tourné Liebelei, son dernier film allemand, le cinéaste tourne dans la foulée sa version française, Une histoire d'amour, en la signant du nom de Max Ophuls.
Le cinéma ne s'oppose pas au théâtre mais en prolonge les scènes comme un collier de perles, animées par des êtres qui tiennent à sauver les apparences à tout prix, qui montent à l'assaut des cintres du plafond comme la mousse au sommet de la coupe de champagne. L'apparence s'y joue en ourlant de pudeur les plis du semblant. La tournée des apparences tourne les têtes qui se détournent ainsi de ce qui n'est pas elles. La duplicité a des tromperies qui parfois font mal, la coupe déborde, gare à la chute, à la gueule de bois. La duplicité a des secrets aussi que l'on garde par-devers soi en tenant au masque qui circonscrit la vie autour de l'axe central du simulacre. Jean Baudrillard qui vient après Gilles Deleuze et Lucrèce en répète la vérité, anti-platonicienne : « Le simulacre n'est jamais ce qui cache la vérité – c'est la vérité qui cache qu'il n'y en a pas. Le simulacre est vrai »(1).
On ne s'étonnera donc pas que beaucoup de films de Max Ophuls se passent dans le monde du spectacle et celui-ci se décline chez lui toujours au pluriel. Le monde du cinéma dès son premier long-métrage, Le Studio amoureux (1932), et La signora di tutti (1934) tourné en Italie. Le monde de la musique avec la fille du musicien de chambre viennois de Liebelei (1933) d'après Arthur Schnitzler, le poète musicien du Roman de Werther (1938) d'après Goethe et les concerts du pianiste de Lettre d'une inconnue (1948) d'après Stefan Zweig, sans oublier les deux films musicaux courts tournés en 1936 et appelés alors des « cinéphonies », Valse brillante de Chopin et Ave Maria de Schubert. Le monde du music-hall et ses cabarets avec Divine (1935) et Sans lendemain (1940). Le monde du cirque avec Lola Montès (1955) d'après Cecil Saint-Laurent mais, déjà, La Tendre Ennemie (1936), et puis la narration portée par le meneur de revue de La Ronde (1950) d'après une autre pièce d'Arthur Schnitzler. On pourra également citer l'emploi de mannequin pour l'héroïne de Lettre d'une inconnue, le coureur du Palais de la Danse du Masque et le peintre malheureux du Modèle, premier et troisième volets du Plaisir (1952) d'après trois nouvelles de Guy de Maupassant.
Le spectacle est un monde, une multiplicité de scènes qui ont pour liant transversal le manège social des mondanités. Les mondanités abritent autant de scènes et d'espaces de représentation, réceptions, soirées et festivités signant le prestige éclatant de la classe des puissants qui se distinguent en s'exhibant dans le spectacle plein d'attrait de leur supériorité sociale, de De Mayerling à Sarajevo (1940) à Madame de... (1953) d'après Louise de Vilmorin en passant par L'Exilé (1947). Les mondanités sont pour Max Ophuls d'une importance cruciale car elles surexposent la coïncidence esthétique de la vie et du simulacre. C'est la vie qui fait de bulles, la vie champagnisée. Avec le simulacre, les apparences champagnisent l'existence, elles l'enivrent. Le monde appartient à ceux qui en maîtrisent le spectacle et les meilleurs d'entre eux sont les aristocrates, incapables de survivre au monde qui a faits d'eux ce qu'ils sont, et qui y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Le prix de la prunelle étant celui de l'aveuglement quand le manège est au bord de s'arrêter. De Mayerling à Sarajevo est à tous égards un film d'une importance cruciale. L'empire austro-hongrois y apparaît comme un grand théâtre arrivant à échéance, du double suicide de l'archiduc Rodolphe et de la baronne Marie Vetsera en 1889 à l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand en 1914, de la veille de la Première Guerre mondiale à la veille de la suivante, qui sera la même mais en pire.
La vie continue avec l'exil qui se poursuit. Il y a toujours ailleurs d'autres spectacles, d'autres festivités, d'autres scènes même si elles tournent sur elles-mêmes comme un cristal sans dehors(2). Hollywood entre 1941 et 1949 après l'Allemagne puis la France où Max Ophuls revient en 1950.
Les scènes sont des espaces de représentation et s'y montrer consiste à en jouer le jeu, un jeu à la fois très plaisant et très sérieux. Y jouer c'est se faire plaisir au nom d'un souverain principe, précisément celui du plaisir, jouir de Vénus sans en subir la rançon ainsi que l'a écrit Lucrèce(3). Le plaisir est pour les malheureux enjoués qui savent que le bonheur n'est pas gai, c'est la dernière phrase, immense, du Plaisir. Le plaisir est par conséquent une affaire extrêmement sérieuse qui, quand elle est mal tournée, fait mal aux nostalgiques du bonheur. Quand la mousse retombe, les oiseaux finissent avec les pattes brisées, Le Modèle et Lola Montès. Jouer c'est donc jouer aussi avec le feu, d'autant que le plaisir est addictif, pour l'héroïne de Madame de.... Ou quand la représentation relève d'un piège circulaire organisé contre les femmes, avec la prostitution exercée dans le quartier des geishas de Yoshiwara (1937), l'obsession paranoïaque du mari de Caught – Pris au piège (1949) ou le chapiteau du cirque Mammouth de Lola Montès. Après tout, le méconnu On a volé un homme (1934) racontait déjà l'histoire d'un affairiste transi d'amour pour sa kidnappeuse.
Les plus beaux personnages ophulsiens sont des séducteurs piégés par l'ivresse circulaire des plaisirs de la séduction, les prisonniers volontaires de la vie qui est un théâtre d'ombres, un manège, une ronde de simulacres(4). Les captifs amoureux le sont du miroir dont le tain est un voile de pudeur posé sur des douleurs qui sont le coût élevé du principe de plaisir, exigible par le principe de plaisir qui est un principe suprême de réalité. Parce que le bonheur n'est pas gai et que le plaisir est la gaieté de ceux qui moussent et dansent, et dansent encore en ayant fait le deuil éclatant du bonheur.
Le premier masque est toujours le dernier et le déposer c'est sortir de la piste, c'est en avoir fini avec la mousse légère des simulacres et leurs festivités. En avoir fini de tourner, de danser. Le premier masque est toujours le dernier et le déposer c'est mourir comme meurt le vieux danseur du Masque.
L'éventail déplié (la boucle est bouclée, le trou est bouché)
Faire tomber le masque n'intéresse pas Max Ophuls parce que derrière le masque il n'y a rien. Le masque est la vérité cachée du masque, vérité circulaire comme une ronde, un théâtre d'ombres, un manège. Faire tomber le masque au nom des vérités cachées ne l'intéresse pas, passionné au contraire par le fait que le masque soulève la vie en la faisant tourner sur elle-même, quelle ivresse. Le vie tourne la tête quand les plaisirs de l'apparence en champagnisent l'existence. Un film allemand de 1933, Les Joyeux héritiers, raconte l'histoire d'un homme qui aime boire mais doit se sevrer un mois afin d'hériter d'un oncle décédé, propriétaire d'une société de vins et de champagnes.
Quand le masque tombe, la vie n'est pas plus véridique, elle est seulement plus lourde, c'est la vie qui tombe, la mousse qui retombe, la vie qui s'arrête comme une toupie. C'est pourquoi les fameux travellings latéraux de Max Ophuls font monter l'ivresse des simulacres comme on bat les œufs pour les faire monter en neige, tout en ajoutant à la meringue le sel d'une morale immunisée contre tout moralisme. D'un côté, les mouvements ascensionnels sont des élévations dont la limite est donnée par les cintres au plafond. De l'autre, les élans sont des soulèvements qui, jamais, offusquent le fait que la légèreté n'est que la transfiguration de la lourdeur nécessaire à ce qu'elle puisse exister.
Lettre d'une inconnue est l'histoire d'un homme qui a vécu sa vie comme un rêve et d'une femme dont la mort lui signifie que le rêve est fini. Précisément, le film de Max Ophuls adapté de la nouvelle de Stefan Zweig raconte deux histoires, la seconde logée dans les plis de la première, en secret. L'histoire de l'homme tient alors du pli, celle de la femme du dépli. C'est la structure de l'éventail que l'on retrouve d'une manière ou d'une autre dans certains films de Max Ophuls, avec le flash-back de La signora di tutti, les fantômes revisitant l'histoire de La Tendre Ennemie, le collier de dix perles narratives de La Ronde et le triptyque du Plaisir, jusqu'au sommet gigogne de Lola Montès.
Une structure en éventail partagée par le berlinois Ernst Lubitsch, auteur du Ciel peut attendre (1943) mais aussi de L'Éventail de Lady Windermere (1925) d'après Oscar Wilde dont le viennois Otto Preminger a tourné le remake hollywoodien en 1949, un an après avoir achevé La Dame au manteau d'hermine (1948), ultime film d'Ernst Lubitsch. D'un côté Ernst Lubitsch, Otto Preminger et Max Ophuls qui sont les héritiers juifs des cultures prussiennes et austro-hongroises, de l'autre Erich von Stroheim et Josef von Sternberg qui ont joué en affabulant avec cet imaginaire culturel, tous auront participé à façonner Hollywood en injectant à cet empire industriel un esprit « Mitteleuropa » fait de stylisation et de cosmopolitisme, de dandysme et d'hédonisme, d'exil et d'ironie, aussi distant que critique à l'égard du puritanisme étasunien. Certains formalistes hollywoodiens s'en souviendront, Stanley Kubrick, Martine Scorsese et Paul Thomas Anderson. En France, Jacques Becker et Jacques Demy, François Truffaut, Jacques Rivette et Paul Vecchiali auront largement reconnu leurs dettes à leur égard, et tout particulièrement envers Max Ophuls.
Stefan le pianiste (Louis Jourdan) et Lisa (Joan Fontaine) qui est depuis l'adolescence amoureuse de lui sont des êtres qui vivent par procuration : lui du côté de la fuite et ses fêtes, de l'inconstance sentimentale et ses amantes successives ; elle du côté du fantasme de l'unique amour auquel elle aura sacrifié toute sa vie jusque dans la mort redoublée par celle de son fils. Le pianiste fait des gammes qui champagnisent son existence, le blanc des œufs battu pour jouir de la meringue de la vie. Son admiratrice secrète, elle, reste dans l'ombre en ajoutant le sel qui mettra un terme au battage, qui mettra fin au manège. Si leur existence n'a connu que trois moments partagés sans jamais raccorder, l'accord des cœurs n'aura lieu que dans la mort, ce bonheur qui n'est pas gai.
À chaque fois que Stefan aura croisé Lisa, la même aura été pour lui toujours une autre : la fille des voisins à laquelle on sourit de loin et dont on souviendra quand sonne l'heure de la fin, une belle jeune femme avec qui passer la soirée dans une fête foraine, une autre plus mature qui lui cache l'enfant qu'elle aura entre-temps eu de lui. Resté toujours identique à lui-même, Stefan revient toujours au même pour faire de sa propre existence une boucle par où la vie passe sans durer vraiment, existence de plaisirs, concerts et amantes passagères. La boucle est un trou pour lui et c'est elle qui va boucler la boucle, c'est elle qui va boucher le trou en faisant de sa lettre l'instance d'un cercle qui est celui de la mort. Avec la lecture du courrier d'une femme jamais vraiment connue, le masque tombe, le manège a cessé. Champagne éventé. Cela, Stefan le sentait bien, la valse des plaisirs commençait à le fatiguer. C'est qu'il a vieilli, les tempes grisonnantes avant les rides du danseur du Masque. Ne reste à Stefan plus qu'à aller à la mort, mais sans opter pour la fuite ou s'en défausser, ce n'est pas jouer un cynisme contre un autre. C'est assumer la mort quand la vie, elle, ne l'aurait jamais été, en convenant qu'après la comédie vient la tragédie qui a le mot de la fin.
La vie est un simulacre onirique, vie rêvée de Stefan, vie fantasmatique de Lisa, la vie à deux pans, l'existence à double tranchant. La vie est d'abord un éventail qui rafraîchit les joues chauffées au feu des plaisirs et leurs ivresses. Mais, quand l'accessoire est entièrement déplié à la lecture de la lettre reçue d'une inconnue, l'éventail de la vie révèle des plis cachés et autant de facettes offusquées. L'offuscation dit ce qui a été caché en qualifiant encore le scandale qui caractérise l'escamotage. Le scandale est partout chez Max Ophuls, qui a participé à la réalisation du Scandale (1934) de Marcel L'Herbier, qui y a réchappé au moment de La Ronde sauvé par son succès avant de ressurgir avec Lola Montès inspiré de la vie de la scandaleuse Lola Montez, amante de Franz Liszt et Louis 1er de Bavière. Son ultime chef-d'œuvre et premier film en couleurs, avec flash-back non chronologiques et « scope » amputé par des caches revenus du temps du muet, aura en effet été mutilé par son producteur, les jambes brisées comme son héroïne avant de les retrouver grâce à Pierre Braunberger.
La boucle par où fuit la vie en plaisirs fugaces, compulsifs et répétitifs, forme à la fin un cercle tragique. La toupie s'arrête, la mousse est retombée, la danse est finie. La meringue révèle qu'elle avait été empoisonnée mais, pour le savoir, on doit disposer de sa recette. C'est la cruauté de la lettre, l'instance de la mort qu'inflige son autrice à son lecteur en différé. Les gammes au piano préparent aux montées des marches d'escaliers et les travellings latéraux suivent le mouvement mais en incurvant le plan comme une rampe d'escalier, avant l'usage du « scope » dans Lola Montès et ses effets de rotondité. La boucle est bouclée, la ronde est un cercle, le trou est bouché. Le manège était piégé de l'intérieur et l'amour est le piège qui donne des remords à l'homme des plaisirs, qui y trouve aussi un ultime sursaut de dignité au moment où s'amorce l'entropie, imposée puis consentie.
Avec la dernière page de la lettre, le masque tombe, la photo d'un enfant mort, l'annonce de mort de l'autrice. Avec la dernière page de la lettre, l'éventail est déplié, qui est l'arrêt de mort de son lecteur.
Le duel que Stefan voulait par lassitude ou cynisme fuir au début du film prend alors tout son sens. Le mari de Lisa était toujours resté dans l'ombre, à l'affût d'une vengeance sans représentation. Le duel auquel il n'est plus possible de réchapper n'est plus le rituel aristocratique d'un monde déjà fini en réalité, mais l'assomption éthique d'une mort romantique que Max Ophuls ne filmera pas parce que le romantisme n'est définitivement pas son affaire, même s'il aime les héroïnes romantiques. Son problème est au contraire la pulsion de mort et son insistance spectrale, celle qui donne aux femmes un pouvoir de vie et de mort sur les hommes, leur impuissance qui est en fait une terrifiante puissance quand la prison des femmes se retourne en geôle pour les hommes comme un éventail.
Moyennant quoi, Lisa n'est pas plus victime que Lola Montès. Au contraire, elles tirent des dures nécessités des vertus supérieures : la tragédie qui triomphe de la comédie pour la première, la farce qui sauve les apparences du désastre pour la seconde. Des stoïciennes à leur manière. La petite Lisa dont se souvient Stefan au moment d'aller à la mort est une image d'une terrible ambivalence, celle du fantôme qui l'attendait depuis toujours en ne lui promettant rien que la mort, version enfantine et cruelle du marin fantôme et amical de L'Aventure de Madame Muir (1947) de Joseph Mankiewicz.
On s'en souvient comme lui s'en souvient : quand Stefan a invité Lisa à monter dans le train de fête foraine qui fait défiler en guise de paysage une toile peinte, le faux est alors un moment du vrai qui fonctionne à double sens, à double tranchant. Le forain qui fait tourner la machine c'est bien sûr un masque pour Max Ophuls, le meneur de la parade qui voit l'ambivalence piégeuse des simulacres : ivresses masculines des séductions faciles et des amours factices, et tragédie féminine des amours sérieux qui rédiment la temporalité émaillée de faux raccords dans la ponctuation finale de la mort.
Le dernier mot, l'arrêt de mort
Lettre d'une inconnue est une histoire singulière de la différence universelle des sexes, sublime de lucidité, absolument désarmante. Quand un homme jouit du manège de la vie avec une inconstance qui est non seulement insouciance mais aussi la plus grande inconscience, une femme lui rappelle que la vie est tragique. Son fantasme à elle est un autre théâtre, non plus la ronde des plaisirs mais la fosse tragique où les amoureux ne se retrouveront vraiment d'accord qu'en s'accordant à se retrouver dans la mort. Voilà ce qui reste troublant ici, et à jamais saisissant : un homme a de l'avance sur une femme avant de découvrir qu'elle aura le dernier mot sur sa vie, ce mot qui est celui de la mort.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Max Ophüls
- Maël Mubalegh, « Le Roman de Werther de Max Ophüls : Impossible n’est pas français », Le Rayon Vert, 30 janvier 2018.
Notes