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Les réfugiés ukrainiens dans le documentaire 20 jours à Marioupol
Esthétique

« Tu n'as presque rien vu à Marioupol » : Sur les images de la guerre en Ukraine

Guillaume Richard
Les images de la guerre en Ukraine tournées par Mstyslav Chernov à Marioupol sont dogmatiques parce qu'elles pensent apporter la preuve par l'image et la Vérité d'un événement, et elles impliquent par là un terrible appauvrissement esthétique de notre relation au monde. Le film du journaliste ukrainien, « 20 Jours à Marioupol », pourtant Oscar du meilleur documentaire et Prix Pulitzer, ne repose que sur l'exhibition de l'horreur afin de pouvoir être digéré par les flux de la télévision qui sont son seul horizon.
Guillaume Richard

« 20 Jours à Marioupol » : Analyse des images de la guerre en Ukraine tournées par Mstyslav Chernov à Marioupol

La célèbre phrase du film d'Alain Resnais, « Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. », a exercé une grande influence sur une pensée critique qui s'est construite contre une pratique dominante de la télévision et du cinéma lorsque ceux-ci véhiculent une représentation du réel des catastrophes dont ils sont contemporains. En effet, le Tu n'as rien vu... s'adresse à tous ceux qui fabriquent ou manipulent des images en prétendant apporter la vérité des faits par la preuve de leur objectivité même. Dans cette perspective étroite, il n'y aurait donc qu'une réalité unique, une essence préexistante à toute subjectivation qu'il suffirait d'enregistrer puis de diffuser telle quelle pour que la vérité soit révélée. Les plus grands penseurs des images et critiques de cinéma du XXème siècle, de Gilles Deleuze à Jean-Luc Godard en passant par Serge Daney et son travail sur le visuel, ont remis en question cette conception totalitaire de la représentation du réel et l'usage biaisé qu'on peut faire d'images censées apporter une objectivité qui n'existe pas. Autrement dit, « La signification n'est jamais complète, elle ne s'épuise pas dans la contemplation spectaculaire d'une vérité "objective" qu'elle pourrait totalement révéler ; la signification reste toujours subordonnée à l'usage et aux jeux de langage (Wittgenstein), c'est-à-dire à la configuration des régions de réalité par les formes d'expression et de l'action »(1). Il s'agit donc là d'une vieille question esthétique réglée au moins depuis la représentation de la guerre au Vietnam à la télévision, mais voilà qu'un médiocre reportage ukrainien, 20 Jours à Marioupol de Mstyslav Chernov, pourtant lauréat de l'Oscar du meilleur film documentaire et du Prix Pulitzer de la photographie d’actualité (!), remet le couvert de la manière la plus naïve qui soit, et oblige à reprendre la plume pour faire couler à nouveau de l'encre de sang afin de dissiper tous les malentendus. La question devient alors : « Que nous a montré Mstyslav Chernov à Marioupol ? ». Pas grand chose. Rien serait abusif puisque ces images montrent les ravages de la guerre sur les habitants et la ville, mais il ne s'agit pas de la seule vérité sur tout ce qui se passe dans cette terrible guerre. Elle forment d'abord un discours sur une réalité multiple.

Les Oscars et le Pulitzer ont décerné à Mstyslav Chernov une récompense politique. Son film et la réception qui en est faite relèvent de la propagande pure et simple sous couvert d'un travail journalistique de terrain qui néanmoins force le respect puisque la mort guettait les protagonistes à chaque seconde et à chaque coin de rue. Très bien, mais peu importe les conditions de tournage, c'est le film lui-même qui compte et non le courage avec lequel il a été mené à bout. 20 Jours à Marioupol est certes un film sur le courage mais il est absurde de le confondre avec celui de ses auteurs. Il repose sur un principe plutôt pauvre : les images d'horreur et de désolation tournées à Marioupol, du calme sourd précédant l'invasion aux bombardements les plus destructeurs tuant des jeunes enfants, sont montées les unes à la suite des autres sans réelle cohérence si ce n'est dans le but de dénoncer l'action meurtrière russe. L'intention, juste et nécessaire, n'est pas du tout le problème, mais la forme et l'absence de réflexion sur le montage des images et le récit à apporter — puisque tout regard sur la réalité supporte une forme de récit. Les images de 20 Jours à Marioupol se veulent être des preuves objectives de la réalité telle qu'elle doit être dénoncée. Le but de Mstyslav Chernov, plusieurs fois répété dans le film, est de les envoyer à son rédacteur en chef pour qu'elles soient publiées (dans ce cas, elles prennent la forme de clichés) et diffusées à la télévision. On voit ainsi à plusieurs reprises les images circuler dans les médias du type BFM du monde entier. 20 Jours à Marioupol a pour fin ultime la diffusion télévisuelle, c'est la dernière étape de son processus d'enregistrement des « faits objectifs », et non le cinéma, puisque Mstyslav Chernov enrobe laborieusement son matériau avec une voix off solennelle renforçant l'importance objective de ce qu'il montre et de quelques images tirées d'autres médias. Bref, 20 Jours à Marioupol constitue d'abord un reportage TV, filmé en immersion dans l'horreur et n'apportant jamais aucun recul ni perspectives, et encore moins de complexité narrative, politique et historique. Il prêche la bonne parole de son cinéaste-prêtre qui témoigne par la foi en ses images.

Le problème est le même que pour les images venues tout droit de la Roumanie de Ceausescu, comme le note bien François Niney : « Si tant de chaînes de télévision et de photographes de presse se sont complus - sans trop vérifier et pendant si longtemps - à voir et à montrer la morgue de Timisoara comme un chantier de victimes de Ceausescu, c'est parce que cette "évidence" sensationnelle incarnait l'image idéale qu'ils se font de La Vérité comme quelque chose qui doit sauter aux yeux. S'il est convenu, depuis Saint Thomas, de dire qu'on ne croit qu'à ce que l'on voit, la propagande audiovisuelle incite, à l'inverse, à voir à ce qu'on croit. À force de croire qu'il y a une preuve par l'image, on finit par la fabriquer »(2).

Le plus « drôle » dans cette triste profession de foi par la preuve par l'image, c'est lorsque Mstyslav Chernov décide de conserver les passages où certains protagonistes demandent à ce que sa caméra filme les atrocités dont il est témoin. Le médecin qui tente de réanimer avec son équipe un jeune enfant l'invite ouvertement à ne rien manquer de l'opération et de la mort qui s'en suivra. Un militaire veut se faire interroger pour expliquer ce qu'au fond on sait déjà, à savoir que ce sont les russes barbares qui commettent ces crimes atroces. Ils érigent donc la caméra de Mstyslav Chernov en témoin privilégié et inespéré de ce qui se passe afin qu'il enregistre les faits avec la plus grande exactitude et produise La Vérité sur ce qu'ils vivent. Or, ce qu'il filme reste le fruit de sa subjectivité. Il découpe le réel comme bon lui semble et il est encouragé par les victimes qui lui servent sa légitimité et son autorité sur un plateau d'argent. Contre toute attente, et en contradiction totale avec la situation dans laquelle il se trouve, Mstyslav Chernov est dans un fauteuil bien plus confortable qu'il n'y paraît. On nous rétorquera que notre argument horrible. Mais le journaliste ne va-t-il pas chercher les images dont il a besoin là où il en a besoin et où il sait qu'il va les trouver ? Il se rend, pratiquement toujours après les attaques russes, dans un hôpital, une maternité, puis sur les ruines de maisons détruites ou dans les caves d'immeubles résidentiels où se réfugient les habitants terrorisés. On peut légitimement critiquer une telle posture, pour bien des raisons, et d'abord celle pour laquelle « l'enjeu documentaire, c'est d'arriver à voir autre chose que ce qui est déjà pré-vu »(3). De Marioupol et de la guerre en Ukraine, Mstyslav Chernov n'en montre que le cimetière. Une image idéale et sensationnelle, certainement, de celle réclamée par la télévision, et c'est ça le plus terrible.

Un chirurgien réanimant un enfant dans 20 jours à Marioupol
© Mstyslav Tchernov

Une séquence de 20 jours à Marioupol contredit quand même ce constat. Elle se situe au début du film, alors que les premiers habitants doivent quitter leurs maisons détruites. Mstyslav Chernov retrouve une femme accompagnée de son mari qu'il avait rencontrée un peu plus tôt et qu'il voulait « aider ». Le couple adresse un cinglant « prostitute » au journaliste en lui demandant d'arrêter de les filmer. Comment comprendre le choix de garder cette séquence peu flatteuse et en opposition avec la suite du film où l'acte d'enregistrer devient vital et souhaité par les victimes ? Peut-être que le journaliste veut répondre à cette critique en montrant, tout au long du film, l'urgence qu'il y a de témoigner des atrocités qui se passent à Marioupol. Par là, il s'en démarque et pose son propre régime de croyance. Or, ne vend-il pas des morceaux de réalité avec des vrais gens à la télévision ? N'exhibe-t-il pas l'horreur avec ses images ? Il ne serait pas injuste de considérer, à la suite de ce couple ukrainien, Mstyslav Chernov moins comme un documentariste qu'un prostitué. Même s'il ne coupe pas cette séquence, il ne reconnaît évidemment pas pour autant ses torts.

L'objectif du film est néanmoins atteint : le spectateur, du moins celui qui vit confortablement à l'abri, peut ressentir l'horreur et la souffrance avec empathie, avec le souhait profond que cela ne lui arrive jamais. Les images des gens qui ont tout perdu et se rattachent à ce qui les fait encore tenir debout (un animal de compagnie, un jouet, etc.) sont déchirantes. Mais la guerre en Ukraine ne se limite pas à ce type de représentation qui est ici celui de tout drame humanitaire/guerrier tel que la télévision et le cachet documentaire l'imaginent. « Comprendre l'histoire en cours, c'est re-contextualiser, recomposer des chaînes d'événements et de positions à travers une problématique »(4). Voilà ce qu'on aurait aimé voir en plus. D'autres images, d'autres manières d'habiter cette ville et de résister. Nous n'en saurons rien. Pourtant, des habitants de Marioupol occupent encore la ville. Une résistance s'opère. Des mouvements incalculables modifient hors-champ la géographie locale. La visibilité de ce monde en guerre est bouleversée et seule Marioupol défigurée apparaît progressivement. On s'en contentera, ou non : ces nouvelles images meurtries, qui semblent être les seules qu'un cinéma sensationnaliste de la claque est capable de produire (à l'image de Green Border d'Agnieszka Holland, qui se termine justement avec des images d'ukrainiens quittant le pays), blessent une nouvelle fois un peuple qui mérite un autre traitement, même si le témoignage subjectif qu'apporte Mstyslav Chernov doit compter dans le grand tableau d'ensemble de ce qui restera de la guerre en Ukraine.

Mais revenons à nos questions esthétiques avec ces mots d'Hannah Arendt : « Les films que les Alliés mirent en circulation, en Allemagne et ailleurs, après la guerre, montrent clairement que cette atmosphère d'irréalité et de rêve — qui, créée par une apparente absence de but, dissimule aux yeux du monde toutes les formes du camp de concentration — n'est pas dissipée par le pur reportage »(5). Pour mieux comprendre ce que veut dire ici Arendt, pensons à Si c'est un homme de Primo Levi qui, par son récit et ses descriptions, rend compte de cette atmosphère d'irréalité que les images d'archives sont pratiquement incapables de transmettre, à moins de les monter d'une certaine manière ou de raconter quelque chose sur leur composition ou leur origine, comme par exemple dans Three Minutes : A Lengthening de Bianca Stigter qui décortique trois minutes d'archives où apparaît un groupe de polonais en passe d'être déporté. L'irréalité n'est pas une autre forme d'essence objective, mais une somme de perspectives qui rend à l'événement son caractère indéterminé. On apprend beaucoup sur ce que pouvait être Auschwitz grâce au récit de Primo Levi ou au récent The Zone of Interest de Jonathan Glazer qui n'objective jamais quoi que soit, bien au contraire. L'irréalité est déjà une composante de nos vies, parmi bien d'autres affects, elle est le signe de la porosité de la réalité dans son insaisissabilité. Tout ne sera toujours que partiel dans la reconstitution d'un monde, même si cela ne plaît pas à la télévision, aux dictats du reportage et à certains films qui en mobilisent les images.

Les images de 20 jours à Marioupol relèvent alors plus du visuel, selon le concept de Serge Daney, que des images à proprement parler si on s'en tient au rappel fait par François Laplantine dans Penser en images : « La distinction, proposée par Serge Daney, entre le visuel et l’image me semble ici d’une extrême pertinence. Le visuel, c’est la saturation du voir, la plénitude, la vision immédiate, totale, transparente, absolue et pour ainsi dire obscène. Il n’y manque rien (voir les plans bien léchés des "Aventuriers de l’arche perdue" de Steven Spielberg). L’image en revanche ne montre pas tout. Il y demeure de l’incomplétude, et de l’inachèvement. Alors que le visuel clôture de la vision, assure dans l’insensibilité massive et uniforme de l’idéologie du présent et de la présence le triomphe de l’Un, l’image revêt de l’absence et de l’autre »(6). Inutile de rappeler que tout cela date (et nous laisserons André Bazin de côté pour ne pas alourdir la démonstration). Mais voilà, la télévision n'a pas changé. Pire, elle s'est entièrement pliée au règne totalitaire du visuel qui fait fonctionner son économie. Comme on l'a vu lors des attentats perpétrés par Daesh ces dernières années, elle est l'affût de la moindre image totalisante, mais celles-ci manquent pratiquement tout le temps à l'appel. Une salle qui se vide, des gens qui courent dans la rue, des coups de feu entendus au loin, des scènes de fusillades entraperçues par des caméras mal placées… L'image brute de décoffrage portant le choc de l'événement, « son objectivité », échappe aux caméras, ou alors par « souci de dignité et pour respecter les proches victimes », elles ne sont pas diffusées ou floutées — ce qui au fond ne change rien. 20 jours à Marioupol apporte en tout cas ce dont le visuel est avide bien que plusieurs médias n'aient pas montré les images dans leur entièreté. L'esthétique du visuel a toujours une fausse pudeur qui l'empêche de montrer un enfant ukrainien en train de se faire réanimer, mais il se rattrape en montrant des enfants squelettiques africains victimes de la famine.

Un événement capté par Mstyslav Chernov a quant à lui fait le tour du monde sans être coupé au montage. Enfin il l'est évidemment, mais pas en tant que cliché duplicable et preuve pour alimenter de la propagande. Après le bombardement d'une maternité de Marioupol, le journaliste suit l'évacuation d'une femme enceinte sur une civière. Une image horrible mais encore tolérable pour se fondre dans le visuel. Il s'inquiètera de son sort par bonne conscience en allant jusqu'à la rechercher dans les hôpitaux de la ville, avec l'intention, à coup sûr, de filmer son cadavre encore tiède gisant dans un couloir au milieu d'autres corps déchiquetés. Cette couverture leur a valu le Pulitzer, donc… Au vu de l'onde de choc provoquée par ce tir russe sur la maternité, ceux-ci se sont empressés de dénoncer une mise en scène de la part des ukrainiens, notamment à travers certaines des personnes apparaissant dans les images de l'évacuation de la maternité qui sont connues pour leurs convictions antirusses. Si cette tentative de dénoncer de la propagande par la propagande a vite tourné au fiasco médiatique, il est plutôt « drôle » de voir cet épisode figurer dans 20 jours à Marioupol alors que le film œuvre lui aussi dans la propagande radicale au nom d'une objectivité revendiquée et d'une Vérité totalisante. Comme le dit bien Robert Kramer, « Qu'est-ce que la réalité ? La manière de voir de ceux qui font le film. Le pouvoir, c'est la possibilité de définir ce qui est réel »(7). Il existe autant de rapports à la réalité de la guerre en Ukraine qu'il n'y a de personnes qui la subissent, de près ou de loin. Alors oui, Mstyslav Chernov exerce une forme de pouvoir sur la réalité par sa subjectivité et son rapport au monde qu'il découpe selon des modes d'être bien précis. Toutes les images au cachet "reportage" sont vouées à devenir des images d'archives qu'il faut ensuite soigneusement manier. Il n'y en pas une relevant moins de la propagande que l'autre. Et cela, il faudrait le rappeler aux présentateurs des JT de la RTBF ou de RTL quand ils évoquent, avec la mine inquiète et les yeux froncés, la « terrible propagande » des grands dictateurs de notre époque et, implicitement, l'imbécilité des populations manipulées. Il faudrait leur rappeler que toutes les images et leur soi-disant objectivité sont constamment au service de différentes formes de propagande.

« Croire et faire croire, comme l'actualité TV, que la réalité est une et qu'il n'y a qu'une réalité, qu'une seule version juste (objective) de la réalité, est un abus de confiance et un abus de langage (métaphysique) qui implique un terrible appauvrissement esthétique de notre relation au monde »(8). On ne peut pas conclure de meilleure manière ce qui est à la fois un problème humain et esthétique face à l'incrédulité et au succès de 20 jours à Marioupol. Depuis l'avènement de la télé-poubelle, les modes de représentation de la réalité dans le flux continu de ses images n'ont presque pas évolué et c'est pourquoi un tel film acquiert encore aujourd'hui une grande légitimité. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, il n'y a pas de place pour le vide, l'absence, l'indéterminé, le perspectivisme, certains contre-discours et alternatives esthétiques. Bien sûr, des reportages d'investigation existent et ont été diffusés sur Arte ou France 2. Il faudrait maintenant les analyser et voir comment ils déplient leur récit. Le résultat pourrait s'avérer anecdotique puisqu'ils pourraient seulement servir le visuel officiel. Il y a bien sûr aussi les films de cinéastes sur lesquels il faut se pencher, comme ceux de Sergueï Loznitsa, qui est loin d'avoir convaincu avec Donbass. D'ici là, à part l'horreur, nous n'aurons presque rien vu à Marioupol.

Notes[+]