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La petite fille syrienne et son père à la frontière polonaise dans Green Border
Critique

« Green Border » d'Agnieszka Holland : La grande faucheuse humanitaire

Guillaume Richard
Green Border se rêve en grand manifeste humanitaire tout en se contentant d'exhiber les horreurs de la barbarie humaine dans une fable immersive qui ne recule devant rien. Agnieszka Holland a la tête à la fois dans la boue marécageuse (elle enfonce tout ce qu'elle peut) et aux commandes d'une moissonneuse-batteuse (elle rase et détruit tout sur son passage). Ce qui touche à l'humain est ainsi constamment réduit, recyclé et recraché en symboles transmettant lourdement un discours politique arbitraire.
Guillaume Richard



« Green Border », un film d'Agnieszka Holland (2023)

Jan, policier polonais qui travaille à la frontière biélorusse, répète à plusieurs reprises qu'il fait son devoir en expulsant violemment les migrants qui se trouvent sur ses terres. Les sous-titres anglais accompagnant la projection du film d'Agnieszka Holland à la Mostra de Venise emploient bien le mot duty. Ils nous tendent une perche à laquelle nous n'allons pas résister en répondant à notre tour par un Call of duty. Face à un film comme Green Border, pas question de tendre l'autre joue. Chaque coup reçu sera rendu, ce à quoi il faut s'attendre quand on réalise un film coup-de-poing aussi racoleur qui ne recule devant rien pour faire passer des messages qui, une fois n'est pas coutume, relèvent parfois de la manipulation politique. Le film mérite d'être enfoncé dans la boue plus profondément encore que le pauvre petit enfant syrien qui s'y noie devant nos yeux médusés — mais heureusement, il n'a pas souffert ! Dans un film aussi éprouvant que Green Border, qui repousse la frontière de la représentation de la barbarie humaine et civilisationnelle au cinéma en oubliant tout ce qui a été dit, pensé et filmé avant lui (de Godard à Akerman en passant par Lanzmann), les paradoxes sont nombreux, à commencer par le nihilisme d'Agnieszka Holland malgré ses piètres tentatives de nuancer la noirceur de son film. Car fondamentalement elle oublie d'humaniser ceux qui sont traités comme des animaux, à savoir les migrants, et inversement elle animalise les oppresseurs à qui toute humanité est refusée, à l'exception du gentil Jan qui a quand même un cœur contrairement aux autres. Malgré son travail de documentation, Green Border découpe dans son espace filmique des tranchées profondément arbitraires au nom d'une indignation politique et d'une charité louables seulement sur papier. À l'écran, c'est une tout autre histoire. Seule semble compter, pour Agnieszka Holland, l'exhibition de l'horreur pour sensibiliser un spectateur qui ne regarderait plus la réalité en face malgré tous les drames qui se produisent au pas de sa porte. Notre main au feu que le film sera nominé aux European Film Awards.

Un plan est particulièrement éclairant pour comprendre d'où Agnieszka Holland orchestre sa sinistre fable. Il se trouve à la fin du film, lorsque la famille syrienne se cache dans un champ de maïs pour fuir une énième chasse à l'homme. Ils sont réveillés par le bruit d'une moissonneuse-batteuse prête à les broyer. Ils parviennent à échapper de justesse à la mort, ce que le spectateur n'osait espérer après plus de deux heures d'atrocités. Les plans de migrants déchiquetés avec le sang qui giclerait dans tous les sens ont donc été évités. La famille prend la fuite et la caméra d'Agnieszka Holland est étrangement installée à la hauteur du fermier qui conduit la machine. Un panoramique au départ de la cabine accompagne les migrants en train de s'enfuir. Le regard porté sur eux vient alors d'en haut, dédoublant l'action de la moissonneuse-batteuse qui rase le champ de maïs. La métaphore sur le sort réservé aux migrants apparaît évidente mais, en même temps, le point de vue de Green Border est irrémédiablement associé à celui d'une machine de destruction — combien d'animaux ne périssent pas dans les lames meurtrières des fermiers ? Est-ce qu'Agnieszka Holland en a conscience ? On peut en douter puisque ce plan exprime le grand paradoxe du film qui se rêve en grand manifeste humanitaire tout en se contentant d'exhiber les horreurs de la barbarie humaine dans une fable immersive qui ne recule devant rien.

L'autre séquence exemplaire du projet morbide de Green Border est celle de la mort de l'enfant syrien, sans doute une piqûre de rappel pour rendre hommage au petit Aylan dont la photo a fait le tour du monde. Agnieszka Holland prend le temps de montrer l'enfant et une réfugiée afghane qui l'a emmené avec elle pris au piège, jusqu'au cou, dans des marécages mouvants de la forêt polonaise. Une psychologue polonaise, qui veut se donner bonne conscience en s'engageant dans un groupe d'activistes, tombe sur eux mais ne parvient pas à sauver l'enfant qui se noie sous nos yeux. Le plan est terrible et Agnieszka Holland invite le spectateur à le regarder mourir cruellement. Sa mise en scène rase ce qui peut l'être, y compris les êtres humains quand c'est possible, et si ce n'est pas suffisant, elle enfonce ce qui reste encore à la surface sans jamais tendre la main. La réfugiée afghane est certes sortie de la boue par la psychologue polonaise, mais une fois à l'hôpital, elle sera emmenée par les policiers pour disparaître complètement du film. Il ne restera d'elle que les images de son arrestation diffusées sur internet, une image-étendard réifiée au service d'une cause.

Tout ce qui peut toucher à l'humain dans Green Border est ainsi immédiatement réduit, recyclé et recraché en symboles transmettant lourdement un discours politique (ce qui en contentera certains). Au début du film, quand la famille syrienne se trouve dans l'avion qui les amène en Biélorussie, l'hôtesse de l'air leur distribue des roses empoisonnées qui annoncent la couleur du calvaire à venir si on veut y voir une forme de rosebud. Et à la fin du film, le plan-symbole par excellence montre les membres de la famille ayant survécu au calvaire assis sur un trottoir avec, en arrière-plan, un grand drapeau de l'Union européenne dessiné sur une façade. Difficile de faire pire. Bien sûr, le constat peut être juste sur l'inaction de l'Europe en matière d'immigration, avec tous les drames qui se produisent à ses frontières, mais il n'est pas unilatéral, il y a des nuances et des ambiguïtés qu'Agnieszka Holland n'apporte jamais puisqu'elle a la tête à la fois dans la boue marécageuse et aux commandes d'une moissonneuse-batteuse : son regard n'est semble-t-il jamais orienté dans la bonne direction. Ce problème est encore plus criant dans l'épilogue du film qui s'intéresse à la crise migratoire en Ukraine. La scène est familière (on l'a vue à la télévision) puisqu'elle se situe sur un parking où des bus emmènent des réfugiés ukrainiens vers l'Europe. Or, sans enlever quoi que ce soit à l'horreur de cette guerre et au drame du mouvement des populations, cette crise migratoire ne suit pas le même scénario que celles en Méditerranée ou en Pologne. Par exemple, les ukrainiens ont été bien accueillis en Belgique sans devoir mourir à nos frontières. Il y a donc là une forme d'instrumentalisation plus grave encore. Agnieszka Holland, à nouveau, ne semble vraiment intéressée que par le pathos et l'exhibition de l'horreur (aussi triste soit-elle à encaisser), comme lorsqu'elle montre ces ukrainiens en larmes forcés de quitter leurs maisons avec leur animal de compagnie sous le bras.

La petite syrienne devant les barbelés de la frontière polonaises dans Green Border
© Photo fournie par la Mostra de Venise

Comment dès lors un tel projet esthétique, schématique, instrumentaliste, marécageux, rasant tout ce qui peut l'être, peut-il encore capter de l'humain ? Il y a certes des gentils, comme le groupe d'activistes et la famille qui accueille les trois jeunes migrants dans leur luxueuse maison, qui sont inévitablement très très gentils, et les méchants très très méchants, comme les policiers polonais et les militaires biélorusses. Le seul moyen qu'a trouvé Agnieszka Holland pour apporter de l'ambiguïté est de donner bonne conscience à certains personnages, en premier lieu le policier Jan qui laissera une camionnette transportant la famille syrienne poursuivre sa route loin des frontières, mais aussi en filmant des bourgeois qui font un bon geste comme on ferme le robinet lorsqu'on se brosse les dents. Ils vont pouvoir dormir sur leurs deux oreilles, ouf ! Green Border a pour seul principe moral, comme seul horizon d'humanité, le fait de (se) donner bonne conscience, ce qui est extrêmement réducteur. Une ambiance chrétienne enveloppe ainsi le film et c'est pourquoi, répétons-le, nous ne tendrons pas l'autre joue devant cet appel raté à la compassion.

Car voici le problème : tandis que certains personnages auront droit à l'apaisement, les victimes, elles, ne seront jamais humanisées autrement que dans leur souffrance. C'est typiquement le paradoxe de tous les films humanitaires dont Green Border est un porte-drapeau ultra signifiant. Répétons la grande leçon d'Alain Badiou, énoncée il y a vingt ans déjà, à propos de l'éthique des droits de l'homme : « Si on ne part pas de là (ce qui se dit très simplement : l'Homme pense, l'Homme est tissé de quelques vérités), si on identifie l'Homme à sa pure réalité de vivant, on en vient inévitablement au contraire réel de ce que le principe semble indiquer (...). Comme la barbarie de la situation n'est réfléchie qu'en termes de droits de l'homme, elle est perçue, du haut de notre paix civile apparente, comme incivilisée qui exige du civilisé une intervention civilisatrice.(...) Et c'est pourquoi l'éthique est contemporaine d'une sordide auto-satisfaction des Occidentaux, de la thèse martelée selon laquelle la misère du tiers-monde est le résultat de sa "sous-humanité" »(1). On voit bien comment le regard d'Agnieszka Holland adopte exactement cette posture. C'est d'autant plus logique puisqu'elle a la tête dans la boue ou à la hauteur d'une machine de destruction. Le migrant est ainsi réduit à sa pure réalité de vivant, voire même d'animal vivant. Il est jeté dans les barbelés comme un sac poubelle. À deux reprises les enfants mouillent leur pantalon. Le malheureux grand-père est un corps de pure souffrance exhibant ses blessures et ses infections, à l'instar d'un autre migrant qui lutte contre le froid ou de la femme enceinte violentée dont on sait très vite que la grossesse va être mise en péril. Le sommet de dégoût est atteint lorsque Jan découvre que des migrants, plus sales que des cochons, ont saccagé les toilettes de la petite maison de campagne cosy qu'il retape (mais bon ils ont quand même la classe de laisser un mot d'excuse !). Il remue alors dans la merde et la sort de la cuvette avec ses mains : la grande faucheuse Agnieszka Holland ne fait pas autre chose.

Un fragment de Green Border détonne néanmoins dans l'ensemble, celui où les trois jeunes migrants venus d'Afrique se réfugient dans la grande maison d'une famille polonaise qui ne les dénoncera pas (on craint pourtant un twist malsain). Ils sympathisent avec leurs enfants dont ils partagent, entre autres, les mêmes références musicales. Une brève scène les montre en train de chanter ensemble sur du beatboxing : l'humanité entre les migrants et les bourgeois est enfin commune et partagée. C'est dommage que la scène soit mal montée et, à nouveau, lourdement appuyée par Agnieszka Holland qui veut montrer que la jeunesse polonaise est plus ouverte que les vieilles générations conservatrices. Elle filme dans un plan frontal, hyper symbolique et extra-diégétique (puisque ce plan est séparé/arraché du récit), un des ados polonais comme si elle le béatifiait pour sa tolérance et ses valeurs : un petit ange rayonnant dans une Europe gangrénée par la haine !

Après sa projection à la Mostra de Venise, Green Border s'est attiré les foudres de plusieurs politiciens polonais (bien à droite) et en particulier du ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, qui a écrit sur X : « Pendant le troisième Reich, les Allemands produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et comme des meurtriers. Aujourd’hui, pour ça, on a Agnieszka Holland ». Quand on connaît le passé — des membres de sa famille sont des victimes de la Shoah — et la filmographie de la cinéaste, l'offense est évidemment grave. En plus d'excuses publiques, elle a demandé à Zbigniew Ziobro de faire un don à une organisation œuvrant pour la mémoire de la Shoah. La levée de bouclier du ministre est infâme et évidemment politique mais, sur le strict plan de la représentation, peut-on lui donner totalement tort ? Green Border salit effectivement les policiers polonais mais aussi une amie de la psy et quelques villageois habitant près de la frontière qui s'empressent de téléphoner à la police à la vue d'un migrant. Un parallèle avec le climat de délation durant l'occupation nazie est, me semble-t-il, largement et maladroitement suggéré. Il est donc logique d'être attaqué sur ce point : l'hôpital se fout donc un peu de la charité. Cela prouve une nouvelle fois que l'instrumentalisation dont fait preuve Agnieszka Holland manque de rigueur et de mesure dans sa démonstration de l'horreur.

Notes[+]