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Peter von Kant filme son amant Amir
Rayon vert

« Peter von Kant » de François Ozon : Marre du cinéma

Thibaut Grégoire
En revisitant Les Larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder, François Ozon laisse libre cours à son "troll" intérieur, adressant au passage un ostensible doigt d'honneur au cinéma. Sous le vernis d'une adaptation libre mais appliquée, plus théâtreuse que théâtrale, le "gendre idéal" du cinéma d'auteur contemporain laisse doucement instiller son venin jusqu'à un spectaculaire "pétage de câble", avant de revenir à la consensualité qui le caractérise en apparence.
Thibaut Grégoire

« Peter von Kant », un film de François Ozon (2022)

Il y a dans le cinéma de François Ozon, ou au moins dans un sur deux ou deux sur trois de ses films, une des facettes de la personnalité du cinéaste qui se dessine – personnalité probablement multiple mais parfois difficile à cerner au travers de ses films les plus classiques, les plus sages ou les plus ampoulés. Cette facette apparaît notamment de manière très claire, ostensible et peu subtile, dans Peter von Kant, remake « masculin » des Larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder. Elle transparaissait également, mais sans doute de manière non volontaire dans un autre de ses films les plus récents, à savoir Été 85. Dans l’un comme dans l’autre, Ozon apparaît comme une sorte de « troll » irrespectueux du cinéma d’auteur, n’hésitant pas à bafouer, à triturer et à profaner des œuvres qu’il tient sans doute lui-même en haute estime. Devant Été 85, on ne pouvait s’empêcher de penser au Conte d’été de Rohmer, pour l’occasion « retravaillé » avec un filtre téléfilmesque digne des pires sitcoms. Dans Peter von Kant, le « trollage » est au moins avoué puisqu’il reprend en le « masculinisant » le nom du personnage titre du film de Fassbinder, mais l’entreprise de profanation n’en est pas moins flagrante.

Si on devine souvent dans le cinéma d’Ozon, qu’on l’apprécie ou non, une volonté de subversion policée, d’insinuer du poison dans des objets en apparence biens sous tous rapports, voire « mainstream » – la revisitation saphique d’une pièce boulevardière avec Huit femmes ; la relation perverse et voyeuriste entre le prof et l’élève de Dans la maison, « Luchini movie » perverti ; ou encore le Belle de jour du pauvre proposé dans Jeune et jolie –, cette démarche n’aura jamais été aussi appuyée, hystérisée et bruyante que dans ce Peter von Kant, sorte de doigt d’honneur lancé au cinéma par un Ozon en roue libre.

Si toute la première heure de Peter von Kant s’avère être une pénible resucée du film de Fassbinder, ne gardant de l'original que son aspect « théâtral » jusqu’à le rendre platement « théâtreux » voire boulevardier, on y devine déjà chez Ozon une certaine tendance à vouloir en découdre avec le « cinéma » en faisant de son personnage principal un cinéaste, là où la Petra von Kant de Fassbinder était une créatrice de mode. Mais c’est dans sa dernière partie que le film et Ozon semblent réellement se réveiller et dévoiler leurs cartes, en laissant enfin couler un venin qui devait croupir depuis quelque temps pour se déverser à ce point de cette manière-là, notamment dans une scène d’anthologie, à la fois pathétique et désopilante, durant laquelle Peter von Kant (l’éléphantesque Denis Ménochet, double « ozonien » et d’opérette de Fassbinder) crache toute sa haine du cinéma à la figure de deux actrices « mythiques », à savoir Isabelle Adjani et Hanna Schygulla – bien évidemment récupérée du Petra von Kant original par l’opportuniste Ozon.

Peter von Kant Denis Ménochet) et sa muse Sidonie (Isabelle Adjani)
© Carole Bethuel

Alors qu’il vient d’être délaissé par son jeune et bel amant Amir, Peter von Kant voit débarquer chez lui sa muse, l’actrice Sidonie (Adjani), et sa mère Rosemarie (Schygulla). Passant et recevant des coups de fils déplaisants, von Kant dit aux deux femmes qu’il en a « marre du cinéma », qu’il en a « assez de toute cette merde », avant de copieusement les insulter l’une et l’autre – ainsi que sa propre fille et son assistant/souffre-douleur Karl, victimes collatérales de ce spectaculaire débordement –, traitant au passage la pauvre Adjani de mauvaise actrice. Celle-ci, comme pour lui donner raison, se lance alors dans un grand numéro de minauderie, avec passage chanté à la clé, dont on ne sait trop si c’est une parodie de l’actrice « folle » archétypale – d’elle-même ? – ni jusqu’à quel point le vicieux François Ozon aura poussé les curseurs de sa (non-)direction d’acteurs dans cette scène véritablement monstrueuse, sorte de point d’orgue du film, où tout se détraque : l’interprétation, le réalisateur, et le cinéma tout entier.

Cette scène apparaît véritablement comme un énorme « pétage de plombs » de la part d’un réalisateur qui passe pour le gendre idéal, bien sous tous rapports mais qui n’a au fond qu’une envie, celle de tout saloper sur son passage, y compris le cinéma tout entier. Le potentiel « nanardeux » de cette scène, et la dérive « adjanienne » qui en marque son apogée, rappelle l’outrance du combat de cabotinages au centre d’un autre film « monstrueux », à savoir Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich, dans lequel Bette Davis et Joan Crawford se crêpaient mutuellement le chignon à grand renfort de concours de grimaces.

François Ozon a donc bien « pété son câble » par l’entremise du personnage de Peter von Kant, réalisateur à la fois ogresque et hypersensible, mais il ne peut s’empêcher malgré tout de revenir par la suite se réabreuver à la gamelle dans laquelle il crache. Dans la dernière scène du film, délaissé par son amant dont il fut le pygmalion, par son amie actrice qu’il a insultée dans son accès de rage incontrôlable, et laissé en paix par sa mère qui l’aura tout de même bordé et calmé au passage, Peter von Kant retourne irrépressiblement vers ce cinéma qu’il a vomi, par l’entremise d’images de son amant qu’il a filmé amoureusement. Ozon, quant à lui, ne peut s’empêcher de jouer sur les deux tableaux : il a beau avoir adressé un grand « fuck » au cinéma, aux acteurs – et aux actrices en particulier – et même au spectateur, il finit tout de même par revenir à une célébration de l’image, du plan et de la projection cinématographiques, comme pour venir rectifier une erreur, se faire pardonner un écart de conduite passager, symbolisé par ce coup de sang bruyant et hystérique. Il a beau vouloir envoyer tout valser, il n’y arrivera jamais complètement, et son apparence de « gentil garçon » l’emportera toujours sur son « troll » intérieur.

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