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Robert Pattinson dans High Life
Critique

« High Life » de Claire Denis : Désacralisation des tabous et des mythes de la science-fiction

Thibaut Grégoire
De quelle manière Claire Denis opère-t-elle, avec « High Life », une désacralisation des tabous et des mythes de la science-fiction ?
Thibaut Grégoire

« High Life », un film de Claire Denis (2018)

S’il prend des chemins détournés à plusieurs égards dans sa forme et sa narration, notamment à travers les conventions du flashback et du récit enchâssé, en faisant parfois intervenir des scènes qui semblent trancher abruptement dans un tout homogène – une scène de train, unique excursion hors du carcan spatial que propose le film – High Life de Claire Denis n’en suit pas moins une sorte de programme, qu’il expose presque d’entrée de jeu. Seul avec sa fille en bas âge dans un vaisseau cubique perdu au milieu de l’espace, Monte (Robert Pattinson) parle à l’enfant comme le font les adultes, en étirant légèrement la tête vers l’avant et en insistant sur chaque syllabe. Mais le mot qu’il dit semble incongru dans cette situation puisqu’il s’agit du mot « tabou ». Plus que le personnage essayant laborieusement d’expliquer à son enfant le sens du mot, c’est Claire Denis qui s’adresse au spectateur en lui donnant une première clé pour aborder son film et comprendre certains des courants qui le traversent(1). High Life soulèvera en effet plusieurs tabous par la suite : la peine de mort, le viol ou encore la violence... jusqu’au tabou qui semble être le plus « sacré », celui vers lequel tend tout le film, c’est-à-dire l’inceste.

La réception de High Life – que ce soit celle des critiques ou des festivaliers –, met la problématique de l’inceste au centre des interrogations, ce qui provoque les réticences et les réactions les plus épidermiques qui soient. Pourtant, elle n’est pas imposée comme prégnante ou révoltante par le film. Elle n’est d’ailleurs même pas si évidente, mais plutôt suggérée par le montage plus que par le dialogue et les images. Paradoxalement, le film est moins suggestif quant à sa manière d’aborder les autres tabous. Deux viols sont par exemple montrés en plein cadre et sur la longueur. La sexualité en elle-même est figurée dans tous ses débordements, presque comme un monstre spatial qui s’emparerait des corps prisonniers de cette prison-vaisseau. Le fait de passer par la monstration de plusieurs tabous pour arriver petit à petit vers celui qui semble être le plus délicat, celui que High Life choisira de garder secret, à savoir l’inceste, témoigne de la réflexion de la cinéaste sur cette notion de tabou et sur la meilleure manière de l’aborder cinématographiquement.(2) Concernant ce parallèle soulevé entre la monstration du sexe et cette figure de la créature de l’espace attachée au genre de la science-fiction, elle est bien évidemment tributaire de références que doit partager le film avec ses spectateurs. Elle n’est peut-être pas intrinsèque à la démarche de Claire Denis, et reste dans le domaine assez flou de l’évocation cinéphilique. Ainsi, on pourrait identifier la « fuck-box », local dédié au plaisir solitaire et dont l’accès est accordé à tous les passagers du vaisseau de High Life, à une sorte de monstre de l’espace. La scène d’utilisation de celle-ci par le docteur Dibs (Juliette Binoche), rappelle à certains égards des images rémanentes de la saga Alien – notamment le troisième volet, réalisé par David Fincher – par la chorégraphie sensuelle ou sexuelle qu’elle organise, convoquant une approche fantastique et surréelle de la sexualité.

Robert Pattinson et Juliette Binoche dans une scène de sexe de High Life

Outre ce recours détourné à une figure récurrente et emblématique du genre de la science-fiction spatiale, High Life utilise également ce que l’on pourrait facilement qualifier de « tarte à la crème » du genre : cette idée que dans l’immensité de l’espace se trouverait potentiellement l’origine de la vie, donc indirectement de l’humanité. C’est un concept qui trouve son illustration la plus flagrante et la plus « mythique » – du moins au cinéma – dans 2001 : L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, avec l’image désormais « pop-culturelle » de ce fœtus grandissant dans une planète. On retrouve également cette idée de manière détournée et en sous-texte lors de la deuxième partie de Gravity (Alfonso Cuaron, 2013). Dans High Life, elle est prise au pied de la lettre, de la manière la plus crue qui soit, puisqu’elle intervient lors d’une fécondation forcée montrée en trois temps : la récolte du sperme – qui se fait d’ailleurs durant un viol, donc pendant la monstration d’un des tabous dévoilés par le film –, le transport de celui-ci, et l’insémination en tant que telle. Tout comme elle s’emploie donc à désacraliser des tabous en les rendant visibles, tangibles, Claire Denis tend aussi à démythifier des concepts parfois flous ou ambigus du genre auquel High Life se rattache indirectement sans vraiment et clairement en faire partie – la science-fiction –, en leur enlevant précisément toute ambiguïté, en leur donnant une illustration terre-à-terre, au premier degré : le monstre de l’espace est une manifestation claire et nette des fantasmes sexuels d’un équipage de vaisseau presque collectivement en manque, et l’origine de la vie dans l’espace sont quelques gouttes de sperme récoltées clandestinement, et filmées telles quelles.

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Fiche Technique

Réalisation
Claire Denis

Scénario
Claire Denis, Jean-Pol Fargeau, Geoff Cox

Acteurs
Robert Pattinson, Juliette Binoche, Mia Goth, Lars Eidinger, André Benjamin, Agata Buzek

Genre
Science-Fiction

Date de sortie
2018

Notes[+]