Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Un écran dans Premier Contact de Denis Villeneuve
Rayon vert

« Premier Contact » de Denis Villeneuve : Les Extraterrestres, les Écrans et Nous

Jérémy Quicke
Télévisions, ordinateurs, tablettes, sans oublier ce qui sépare les heptapodes et les humains à l’intérieur du vaisseau : « Premier Contact » est parsemé d’écrans. Et si le réalisateur proposait, derrière la rencontre entre humains et extraterrestres, une mise en abyme du spectateur de cinéma ?
Jérémy Quicke

« Premier Contact » (2016), un film de Denis Villeneuve

Télévisions, ordinateurs, tablettes, sans oublier ce qui sépare les heptapodes et les humains à l’intérieur du vaisseau : Premier Contact  est parsemé d’écrans. Ils sont régulièrement présents à l’image, surtout dans la base militaire où ils semblent visuellement aussi importants que les humains. Ces écrans ont plusieurs fonctions narratives : vecteurs d’informations à travers les journaux télévisés que regardent les personnages, outils d’analyse permettant d’étudier les messages aliens, et surtout outils de communication. Ceci fonctionne à plusieurs niveaux : entre les militaires de la base et les scientifiques dans le vaisseau, entre la base américaine et celle des autres pays, sans oublier les dernières séances au cours desquelles Louise (Amy Adams) « parle » directement aux heptapodes en écrivant directement dans leur langue sur un écran de type tablette, message reproduit sur un autre écran de la taille d’une télévision.

L’écran, en plus de sa fonction narrative, a aussi une signification symbolique : il peut représenter un obstacle sur la route de la communication vraie, une séparation artificielle entre deux interlocuteurs. Au lieu de regarder la réalité en face, on interpose un écran sur lequel on projette nos peurs, nos préjugés. C’est le rôle de l’écran dans le vaisseau, et c’est pourquoi Louise fera l’acte symbolique d’enlever sa combinaison, d’avancer vers l’écran et de le toucher. Premier Contact, sur ce point, pourrait aussi être lu politiquement : au début, les différents pays concernés ne parviennent pas à communiquer correctement, restant chacun derrière leurs écrans et leurs angoisses. Le général Shang, ainsi, n’est montré qu’à travers des écrans tant qu’il reste un danger, et n’apparaît en chair et en os qu’une fois la paix conclue. L’écran possède donc des significations psychologiques, linguistiques ou politiques. Mais c’est une autre lecture qui nous intéresse ici. À travers l’écran, c’est aussi la mise en abyme du cinéma lui-même qui peut être convoquée. Premier Contact contient au moins deux scènes très intéressantes où la signification méta-cinématographique pourrait enrichir celles déjà évoquées.

La télévision invisible

Pour rappel, Premier Contact répète un motif bien connu des amateurs de science-fiction, à savoir l’arrivée des extraterrestres sur terre et les premiers contacts avec les terriens. Néanmoins, à l'inverse des stéréotypes du genre, l’une des premières séquences du film met en scène leur « non-apparition ». Louise donne un cours de linguistique à l’université, lorsqu’une élève l’interrompt en lui demandant d’allumer la télévision et de mettre les informations, sans autre précision. Le professeur s’exécute. On la voit faire coulisser une partie du mur, faisant apparaître un grand écran de télévision. C’est le contrechamp qui suit qui nous intéresse : la caméra est posée en lieu et place de l’écran de TV. Le journal annonce effectivement une arrivée d’OVNIS, mais nous n’en verrons rien à l’image ; ce que nous voyons, ce sont les personnages du film, Louise au centre, ses élèves en arrière-plan, en train de regarder l’écran.

Louise Banks (Amy Adams) touche pour la première fois l'écran qui la sépare des extraterrestres

Cette scène a plusieurs fonctions. Elle permet bien sûr de repousser l’apparition des heptapodes à l’écran, en jouant avec les attentes des spectateurs. Villeneuve revendique en interview l’influence de « Les Dents de la mer » de Spielberg, qui dévoilait très progressivement son requin à l’écran. De plus, en ne filmant pas les aliens à ce moment-là, le film annonce peut-être aussi qu’il concernera en premier lieu les humains, à travers celle qui est au centre de l’écran à cet instant : Louise. Enfin, en filmant des personnages qui deviennent spectateurs intradiégétiques, en train de nous regarder nous, spectateurs de cinéma, cette scène ne viendrait-elle pas quasiment briser le quatrième mur ?  En tout cas, elle nous remet à notre place de spectateurs de film de science-fiction possédant des attentes et des images préconçues de vaisseaux et de créatures extraterrestres. En considérant que l’écran représente ici tous nos préjugés de spectateurs face à un film de science-fiction, le fait que la caméra lui « tourne le dos » deviendrait alors une invitation à regarder ce film avec des yeux neufs, laissant nos idées préconçues au vestiaire.

Une salle obscure dans un vaisseau

La deuxième scène qui nous intéresse est celle, déjà évoquée, de l’intérieur du vaisseau. Dans la continuité de la scène de la télévision invisible, Villeneuve prend le soin de ne révéler que petit à petit ses aliens, cachés derrière un écran et entourés de brume. Ils sont alors perçus comme des monstres, des projections cauchemardesques. Louise fera ensuite un geste fondateur : ôter sa combinaison et avancer vers eux jusqu’à toucher l’écran. C’est là que la communication pourra véritablement s'établir, les deux interlocuteurs ayant accepté symboliquement d’oublier cet écran entre eux.

Observons de plus près cette salle où se déroulent leurs « séances ». Murs, sol et plafond noirs, avec un écran blanc tout au bout : cela ne ressemble-t-il pas … à une salle de cinéma ? Dans la continuité de la scène de l’université, la dimension méta pourrait alors compléter les autres thématiques. Les personnages qui observent ces créatures derrière un écran pourraient s’apparenter à nous, spectateurs regardant un film d’extraterrestres.

La démarche de Louise vers l’écran serait alors une nouvelle exhortation : ne pas juger ces aliens et ce long-métrage comme le font les personnages dans leur combinaison, avec des attentes influencées par notre expérience de spectateur de cinéma de science-fiction. Au lieu de cela, observons-les avec un regard neuf, comme si c'était la première fois que nous voyions apparaître un extraterrestre sur un grand écran. Le spectateur face au film devrait, en quelque sorte, épouser la démarche de Louise face aux heptapodes.

Écrans brisés

Il y a cependant des limites à cette lecture séduisante de Premier Contact comme une mise en abyme du spectateur et du cinéma. D’abord, parce que Denis Villeneuve, a contrario de cette vision sans images préconçues, semble construire un film volontairement référencé, tant du point de vue visuel que thématique (Spielberg, déjà évoqué, et Kubrick pour ne citer que les plus évidentes).

Surtout, le cinéaste semble abandonner cette thématique en cours de route. Les écrans garderont seulement un rôle linguistique et politique, à partir du moment où, paradoxalement, l'écran du vaisseau disparaît avec l'explosion. Le film survole ensuite les étapes d’apprentissage de la langue pour se concentrer plutôt sur l’intrigue politique et sur le mélodrame « métaphysique » de Louise. Ce changement de cap ne proposera plus de mise en abyme du cinéma ou du spectateur, pour revenir à une intrigue plus conventionnelle.

Il n’est donc pas certain que Denis Villeneuve maîtrise totalement les projections que nous avons tenté de décrypter ici. Ceci dit, il reste cependant au moins deux scènes qui fonctionnent par ce prisme, et qui amènent une dimension méta cinématographique qui vient enrichir d’autres aspects plus immédiatement visibles. Dans ces quelques images, du moins, le film nous apparaît comme une expérience purement cinématographique, dans laquelle la démarche d’aller voir ce qui se cache derrière l’écran apporte toujours plus d’une signification.

Poursuivre la lecture : Dans les étoiles