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Léo (Eden Dambrine) avec sa famille dans leur champ de fleurs dans Close
Critique

« Close » de Lukas Dhont : Des larmes, du signifiant et pipi au lit

Rédaction
Semblant découvrir ou inventer le mélodrame, Lukas Dhont se livre avec son second long métrage à un grand exercice d'exorcisme par les larmes et d'allégorisation constante, au gré de scènes et de plans pétris de sens. Échappant de peu au label "film d'humiliation à la belge", lequel compte maintenant quelques fleurons du genre, Close soulève tout de même à sa vision une question légitime : comment un film aussi lourd et naïf a-t-il pu remporter un Grand prix au Festival de Cannes ?
Rédaction

« Close », un film de Lukas Dhont (2022)

Dans le flux de louanges qui ont accompagné la sortie de Close, le deuxième long métrage de Lukas Dhont (Grand Prix à Cannes, tout de même !), les donneurs d'avis semblent avoir oublié leur cinéphilie — si tant est qu'ils en aient une — et passé à la moulinette des bons sentiments leurs "ressentis" sur le film, définitivement éloignés de tout prisme esthétique. Il faut dire que ce cinéma de l'exorcisme par les larmes et de l'allégorie lourdingue semble sortir ses grands violons pour annihiler toute tentative de réflexion analytique ou d'affect réellement esthétique qui serait produite en dehors d'un chantage émotionnel roublard. Une grande partie de la stratégie mise en place par Close pour exercer son empire sur le spectateur, réduit à l'état de "réceptacle" d'émotions fabriquées, se situe dans son coup de théâtre, son retournement de situation à mi-parcours, que les critiques "promotionneurs" se gardent bien de dévoiler (attention aux grand méchants "spoilers" !). De l'amitié fusionnelle entre les jeunes Léo et Rémi naîtra, au moment de sa fin, un drame traumatisant pour l'un des deux, appelé dès lors à exorciser sa peine, son deuil, tout le reste du film durant.

Pourtant, outre ce "grand moment", il y en a également trois autres qui sont tout aussi prégnants dans le système que met en place Lukas Dhont pour surcharger de sens son récit de deuil et de guérison. Le premier intervient au moment où Léo "rompt" avec Rémi dans une scène déchirante, hystérisée et déjà pleine de larmes, scène immédiatement suivie par des plans de récolte - les parents de Léo cultivent des fleurs - sursignifiant le fait que quelque chose est arrivé à sa fin, qu'il est temps de passer à un nouveau cycle, à une saison nouvelle. Le deuxième "moment fort" de Close serait celui de la guérison en tant que telle, lorsque Léo, qui s'est précédemment blessé la jambe au hockey sur glace, se fait retirer son plâtre juste après avoir également guéri de sa culpabilité envers la disparition de Rémi. Enfin, le plan final du film, lourd de sens lui aussi, montre Léo courir dans les champs de fleurs comme il le faisait autrefois avec Rémi, puis s'arrêter et se retourner pour faire face à la caméra, semblant sentir la présence fantomatique de son ami perdu.

Léo (Eden Dambrine) et Rémi (Gustav De Waele) à l'école dans Close
© Menuet - Diaphana Films - Topkapi Films - Versus Production

On l'aura compris, Close est un film lourdement allégorique, et tous les éléments dispersés au gré de son scénario démonstratif contribuent à tisser une bon gros canevas bien dense et plein de sens quant à la perte, au chagrin et à la guérison. Et quand bien même on se prendrait à se demander en cours de film à quoi sert tel ou tel élément incongru, pouvant même parfois faire affleurer un peu d'étrangeté — les champs de fleurs et le hockey par exemple —, il n'y a aucun souci à se faire : le bon Lukas Dhont ne manquera pas de raccorder tous les wagons et de donner à tous les petits cailloux qu'il aura semés la pesanteur d'un énorme bloc de pierre bien compact et bien cohérent, démontrant par là qu'il possède bien la maîtrise de son "gros" film sur-signifiant.

Mais le problème de Close réside tout autant dans sa sensibilité — sensiblerie ? — extrême que dans l'impression qu'il donne de filmer pour la première fois un mélo, comme si les grands films du genre n'avaient jamais existé. Comment, avec une telle naïveté et cette lourdeur dans le registre du signifiant, Close a-t-il pu remporter un prix aussi important que le Grand Prix au 75ème Festival de Cannes ? Le problème n'est pas le recours au mélodrame — qu'il ne faudrait pas comprendre dans son sens péjoratif puisqu'il représente au moins le sommet d'un certain classicisme hollywoodien — mais le pathos, qui est par définition un excès, et Lukas Dhont n'appuie jamais sur le frein. Au contraire, il filme le plus de larmes possible, Close débordant de tous les coins et de tous les fluides. Les liquides s'écoulent bien, même le pipi au lit (symptôme d'un cinéma de l'humiliation que Lukas Dhont évite de justesse), parce que la forme, avec sa sensibilité à fleur de peau, emballe joliment la tristesse : est-ce cela qui peut encore impressionner ?

Léo (Eden Dambrine) assis à table à côté de Sophie, la mère de Rémi (Émilie Dequenne), dans Close
© Menuet - Diaphana Films - Topkapi Films - Versus Production

Récemment, Bruno Dumont, dans France, a redonné aux larmes un tout autre sens. Elles coulent autant que dans Close mais elles sont liées non pas à un pathos mais à un processus de ré-affection d'une créature médiatique froide, incarnée par Léa Seydoux, qui revient à la vie. Au contraire, dans Close et de manière convenue, les personnages s'enfoncent à force de pleurer beaucoup et, hormis à la fin du film, Lukas Dhont ne leur accorde que peu d'espoir. C'est normal puisque Close est un film sur le deuil en train de se faire et c'est tout à fait logique de pleurer par tristesse et d'être terrassé par ses émotions, surtout dans le cas d'un événement aussi malheureux. Mais Lukas Dhont ne lésine pas sur le signifiant et ce qui passe pour de la pudeur aux yeux de beaucoup, ou de la sensibilité à fleur de peau, représente pour nous une pornographie des émotions comme nous n'en avions plus vue depuis longtemps.

Ces dix dernières années, le cinéma belge francophone s'est spécialisé dans le film d'humiliation au point qu'on peut maintenant proposer le label "humiliation à la belge". Close échappe cependant à cette classification en évitant le film d'humiliation scolaire façon Un monde de Laura Wandel. Pourtant, la frontière était mince puisque le film repose sur le moteur de ce type de cinéma à sujet : la binarité scénaristique qui oppose le bien et le mal. Dans Close, c'est en effet l'homosexualité et la sensibilité masculine qui sont mises à mal par l'homophobie et le refus d'accepter l'autre tel qu'il est. Toute la seconde partie en pâtit puisqu'elle ne raconte plus que l'échec d'une tentative d'échapper à l'humiliation. La scène de pipi au lit n'en demeure pas moins symptomatique. Le label "humiliation à la belge" réunit déjà de nombreux films : Parasol de Valéry Rosier (2015), Noces de Stephan Streker (2017), Ni juge, ni soumise de Jean Libon et Yves Hinant (2018), Le Jeune Ahmed de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2019), Pour vivre heureux de Dimitri Linder et Salima Sarah Glamine (2018), Girl de Lukas Dhont (2019), Un monde de Laura Wandel (2021), Animals de Nabil Ben Yadir (2022) ou encore Tori et Lokita de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2022). D'autres films pourraient figurer dans ce label, comme ceux de Joachim Lafosse par exemple, même s'il faudrait encore apporter longuement des précisions et des nuances. Voilà en tout cas un grand chapitre de l'histoire du cinéma belge qui n'est pas encore écrit.

Thibaut Grégoire et Guillaume Richard.

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