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Le maire (Alexis Manenti) regarde la maquette des constructions dans Bâtiment 5
Critique

« Bâtiment 5 » de Ladj Ly : Politique de l'extrême-centre

David Fonseca
Bâtiment 5, de Ladj Ly, exile chacune des forces contestataires qu'il mobilise dans son film face aux autorités publiques qui, toutes, outrepassent pourtant les limites de l’État de droit. Il a finalement un pouvoir d’indifférence, de transmutation soudaine. Paradoxalement, il flatte cette défection des forces subversives. Plus rien n’y ébranle l’œil. Sans retour possible, Bâtiment 5 devient alors à lui-même l'objet de sa défaite : un film homicide.
David Fonseca



« Bâtiment 5 », un film de Ladj Ly (2023)

Ni de gauche, ni de droite, d'ailleurs ou nulle part, qu'il tienne par ses bords ou extrémisant le centre depuis lequel il s'exprime, Bâtiment 5 fait définitivement perdre sa forme au cinéma de Ladj Ly. Bâtiment 5 est un film amorphe, au sens géologique du terme. Il n'a pas de forme cristallisée. Pour preuve, s'il en fallait, la seule modification de son titre. D'emblée, Ladj Ly témoigne d'un gauchissement, mauvais signe des temps. Initialement, Bâtiment 5 avait pour A.O.C. Les Indésirables, titre conservé à l'international. Les Indésirables, après Les Misérables, au-delà de l'allitération, aurait peut-être composé autrement un état cristallin, renforcé les assises du film. Il aurait pu donner cette consistance qui fait défaut à ses personnages comme à son récit. Car qui sont les indésirables ?

L'introduction du film de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, Gagarine, en 2020, y répond. Il s'ouvre sur une dimension documentaire d'habitants d'un nouveau quartier HLM, qui en fait sans doute le principal intérêt. À la question d'un journaliste de savoir s'ils sont heureux d'être là, l'un d'eux répond sans équivoque sur le sort qui a été réservé aux surnuméraires de la République : « Ils nous ont mis là ». « », c'est-à-dire en banlieue, au « ban du lieu », selon l'expression de Daniel Sibony dans son analyse de la violence des jeunes. « », quelque part entre ville et nature, une zone indéterminée, un creux, un interstice pour faire d'eux des êtres des seuils, pris dans un battement, des invertébrés d'autant plus simple à vidanger des caves de la Cité qu'ils seraient considérés comme de simples nuisibles rampants. « Être enfermé dehors quand dedans il n'y a rien, le rien où marinent ceux qui sont dedans »(1), pour détruire trente ans plus tard ce «  » dans Gagarine comme dans la vraie vie, cette barre HLM explosée également dans Bâtiment 5, en n'expropriant pas simplement ces individus de leur habitat mais en les dépossédant une seconde fois de leur récit, qui est une violence faite au sens de l'existence.

Mais que se passe-t-il précisément quand on est enfermé dehors ? Le film de Ladj Ly en reprend le motif quand Haby (Anta Diaw), une jeune femme très impliquée dans la vie associative de sa commune, découvre le nouveau plan de réaménagement du quartier dans lequel elle a grandi, tout comme son ami/pseudo amant Blaz (Aristote Luyindula). Mené en catimini par Pierre Forges (Alexis Manenti), aidé de son bras droit Roger Roche (Steve Tientcheu), ce jeune pédiatre propulsé maire prévoit en effet la démolition de la barre HLM où Haby a grandi, en espérant réaliser une plus-value immobilière.

Sur ce plan, le cinéma de Ladj Ly s'efforce (en vain) à la cohérence. Il voudrait dessiner une trajectoire rectiligne depuis ses cop watch, par lesquels il s'est fait connaître autant qu'avec son documentaire 365 jours à Clichy-Montfermeil. Bâtiment 5 en reprend les lignes de force, comme il emprunte à celles des Misérables. Il est tout entier construit sur la logique de la violence d’État face à laquelle les indésirables des quartiers populaires font face. On y retrouve la même froideur structurelle de l’État, à travers ce maire javertien, détenteur du monopole de la violence légitime dont il extrapole les puissances jusqu'à expurger de ses lieux les habitant d'un immeuble pour nourrir d'autres ambitions immobilières, plus lucratives. En écho, revient dans Bâtiment 5 le maire de Monftermeil du documentaire de Ladj Ly (365 jours à Clichy-Montfermeil), qui fuyait les questions du cinéaste après les journées d'émeutes de 2005. C'est que le pouvoir n'a pas à se justifier, sûr de son bon droit, arrimé à sa plenitudo potestatis : ainsi, Haby, renvoyée aux calendes grecques par le maire-shérif de Bâtiment 5 quand elle découvre ses plans, enfonçant physiquement et symboliquement toutes les résistances offertes par les portes de son palais municipal pour l'y confronter, mais pour s'en faire finalement expulser. La démocratie, toute locale qu'elle serait, est à l'image de la loi chez Kafka. Elle se trouvera toujours à distance des individus, là où ils s'épuisent à simplement vouloir la connaître. Elle ne peut donc pas être transgressée par les autorités qui en ont la charge, ils en sont les interprètes officiels, seuls en mesure de l'appliquer comme, in fine, d'en juger. Comment pourraient-ils en être redevables devant Haby, à la transgresser ?

Haby et son ami dans Bâtiment 5
© Srab Films - Lyly Films - France 2 Cinema - Panache Productions- La Compagnie Cinematographique

Bâtiment 5 s'emboîte autant sur Les Misérables. D'une cage d'escalier à l'autre, le film commence comme finissait le précédent. Dans Bâtiment 5, un enfant est mort. Sa mère, endeuillée, doit l'enterrer. De ce point de vue, Bâtiment 5 résout la fin en forme d'ouverture des Misérables. Issa, personnage symbole, y est mis en bière par cette mère. L'adolescence qui faisait face au policier dans cette cage d'escalier des Misérables est définitivement interrompue dans son actualisation. Issa ne développera jamais son potentiel d'humanité. Cocktail Molotov contre pistolet, la violence structurelle de l’État policier l'aurait finalement emportée. À la logique d'embrasement des Misérables, Bâtiment 5 lui substitue alors le temps du répit. Le misérable travail du deuil. Mais il faudrait encore sortir le cercueil de l'appartement. Les frères musulmans y pourvoiront, toujours prompts à aider en toutes circonstances dans le cinéma de Ladj Ly, le seul espoir des banlieues, semble-t-il chez lui. Mais l'ascenseur (social) est définitivement en panne. Il faudra descendre péniblement les étages insalubres, comme une mère surmonterait impossiblement son chagrin. Vers quoi ? L'horizon de La Parque, haut lieu des Macchabées. De sorte qu'à s'ouvrir sur la mort, Bâtiment 5 se refermera en un long plan zénithal sur la barre HLM du début, cercueil à ciel ouvert, quand celle de Gagarine gagnait les cieux, une autre forme d'enveloppe sarcophagière. L'ouverture du film n'était finalement qu'une mise en abyme quand le lieu du ban est un abîme. Le bâtiment 5 en sera le cimetière, dont les autorités publiques seront les thuriféraires.

L'ascenseur social de l'indésirable Issa, donc : la mort. En un rapport symétrique inversé, les autorités publiques et para publiques des Misérables seront promues dans Bâtiment 5. Le bad cop des Misérables, Alexis Manenti, y deviendra le maire des Bosquets, quand celui de Steve Tientcheu, Maire bis du quartier des Misérables, y deviendra sa force exécutive, son bras droit armé par la grâce de ses relations plébéiennes.

Sans étiquette politique dans le film, ces deux personnages incarnent la fange de l'époque où se complaisent finalement autant la majorité présidentielle que le Rassemblement National, si ce n'étaient tous les bords politiques, à se situer en permanence entre politique sécuritaire et racisme ambiant. Pour le maire Manenti, il s'agit d'opter pour la théorie politique du partisan si chère au juriste nazi du IIIe Reich, Carl Schmitt. Faire œuvre politique, ce sera choisir ses amis comme ses ennemis, séparer le bon grain de l'ivraie migrante – opter pour la venue d'une seule famille syrienne dans le quartier, d'obédience catholique, afin d'en chasser au possible les familles d'indésirables musulmans. Face à l'ignominie crasse de ces comportements, deux autres personnages antipodes dessinent deux attitudes possibles : soit le recours à la violence (Blaz), soit l'engagement politique (Haby), deux voies qui seront aussi vaines que l'autre.

Voilà par où pèche principalement Bâtiment 5, qui finit par produire un enterrement du type auteuriste pour avoir voulu se conforter dans le mol oreiller des certitudes télévisuelles de fin de soirée. Bâtiment 5 n'est plus un film, mais le téléfilm de son film, son plus mauvais reportage. Il serait tellement simple d'insister sur le défaut de consistance des personnages, tout de bloc marmoréen, notamment celui incarné par Alexis Manenti. Sans doute son indifférence toute mécanique comme sa placidité se veulent à l'illustration de ce monstre froid étatique dont parlait Nietzsche. Mais jamais la trajectoire de ce personnage ne dessine de cohérence, depuis ce pédiatre qu'il est d'abord sur le plan civil, devenu maire au pied levé suite à la mort du maire en place après l'explosion d'une barre HLM, qui se transmue en pseudo-machiavélien à l'exercice du pouvoir. Ce défaut d'écriture se retrouve dans de multiples scènes, trop souvent didactiques, que ce soit sur le plan politique ou symbolico-laïque, par exemple lors de la scène du sapin de Noël, lorsque le petit frère d'Haby lui demande si « c'est vrai que c'est Halam de fêter Noël ? ».

Mais plus fondamentalement, les deux voies d'opposition à l'état des lieux que filme Ladj Ly sont des impasses hautement problématiques, quand le réalisateur appelle, de son côté, à l'instar d'un Joey Starr ou Djamel Debbouze & Co, à l'engagement politique.

Haby voudrait incarner le changement. Messagère des dieux républicains, telle la société Koné, elle vient réparer la France en panne. Son ascenseur social, elle veut le prendre en charge. Elle possède les us et coutumes du volontariat. Porte beau les haby de la République. Veut se présenter contre le maire en place aux prochaines élections municipales. Elle entend changer le système. Veut se défaire de sa barbarie, dont parle Louisa Yousfi(2). Elle voudrait oublier sa condition faite de mauvaise fortune. Elle est une « française d'aujourd'hui ». Citoyenne autant du monde, elle parle anglais couramment. Diction parfaite, elle a le Grevisse chevillé au corps. Républicaine paternaliste, elle fait la leçon à Blaz, qui voudrait s'insurger, quand elle répond à un journaliste : « Ce n'est pas par le conflit qu'on va réussir à apaiser les tensions ». Son projet politique est fait de l'eurythmie douce de ceux qui l'exècrent. C'est un leurre. À vouloir se faire autre, elle devient l'agent complice des forces qui lui dénie son altérité. Elle est bien l'ensauvagée que le système a convaincu de la nécessaire intégration par l'effet d'une désintégration. Contre ce préjugé de l'époque, auquel tous les discours ne suffiront pas, car la bêtise sera toujours plus dure qu'un roc, ce seul mot du rappeur Rocé : à force d'être intégré, on finira ongle incarné. Haby à beau s'évertuer en tous sens à changer le sens de l'existence, nul n'est Rimbaud en son pays. Elle ne proteste finalement pas contre l'ordre établi. Elle l'affermit. L'auréole d'une majesté particulière. Paradoxalement, Haby alimente le système plutôt que de le renverser. Son personnage est aveugle quant aux enjeux de son projet politique porté par la reconnaissance des minorités. Ladj Ly manque d'apercevoir, par l'écriture, que son émancipation n'est possible que par l'affirmation de sa condition (une jeune femme noire, française, issue de l'immigration post-coloniale), plutôt que par un rejet de celle-ci qui serait une intégration au système qui opprime, broie et asservit les individus qu'elle voudrait libérer.

Haby manifeste dans la rue dans Bâtiment 5
© Srab Films - Lyly Films - France 2 Cinema - Panache Productions- La Compagnie Cinematographique

La voie ouverte par Blaz est autant une impasse dans le film. Lorsque toutes les familles du bâtiment 5 se retrouvent à la rue le soir de Noël, « enfermés dehors » comme disait Saïd dans La Haine, par la faute de ce maire qui entend débarrasser les lieux de ses habitants, Blaz prend en otage sa famille pour l'expulser autant de son habitat. Mais, d'une part, la violence des jeunes des Misérables connaît une déflation dans Bâtiment 5. La vengeance d'Issa était collective. Elle devient une affaire personnelle. Dans Bâtiment 5, seul Blaz voudrait demeurer barbare, mais impossiblement. Sa lutte ne porte aucun projet sauf à n'être plus qu'une projection de soi. Sa riposte toute légitime devient paradoxalement le symbole de l'époque, la tentation du repli, de l'individualisme creux au communautarisme réactionnaire, une politique Narcisse qui se mire dans son beau miroir. Si beau que, d'autre part, la révolte de Blaz est brouillée à l'écran. Ladj Ly l'esthétise au possible comme pour en atténuer la charge éruptive. Il n'en reste plus qu'une image doucereuse, un mirage politique. Quand ses comparses de Kourtrajmé opte pour le festival artificier afin de dissimuler le véritable objet du combat à mener, Ladj Ly, fête de fin d'année oblige, le dissimule autant par l'effet d'une neige ambiante, qui en efface jusqu'à la trace des pas.

L'arrivée d'Haby sur les lieux de la confrontation finale (mais pourquoi s'y trouve-t-elle ?) lui interdit un passage à l'acte définitif. Elle empêche de se formuler un non qui serait un véritable acte d'insoumission à ce contrat social pourtant tellement dévoyé, par où le film aurait sans doute gagné de la hauteur en montrant combien la désobéissance civile autant que le comportement délictueux ne sont pas nécessairement une manière de rompre ledit contrat mais d'en renouveler les termes, comme ces jeunes lançaient des cailloux aux policiers dans 365 jours à Clichy-Montfermeil en guise de reprise d'un dialogue rompu. Un acte fort pour signifier combien le contrat social n'a jamais été signé une fois pour toute. Il s'agit au contraire d'un acte quotidien, répété, réitéré. Le contrat social est sans cesse actualisé et actualisable (en quoi est-il profondément démocratique) chaque fois que les individus se soumettent à la Loi, chaque fois qu'ils consentent au commandement. Le renversement de perspective est radical : commandement et obéissance y sont tout un. Ils forment un tout insécable, de sorte qu'en obéissant, je me commande ; en commandant, j'obéis. Par ce pacte, il ne serait dès lors plus possible de dire, à la façon d'une célèbre formule prêtée indûment à un roi tout aussi célèbre : « L’État, c'est moi ». Avec ce contrat social, depuis ce contrat social, il faudrait dire dorénavant, à quoi renonce finalement Blaz, « L’État, c'est nous ». Paroles précieuses pour redresser le dos des individus qui ne connaîtraient plus la station debout.

À la limite, si la révolte de Blaz était demeurée toute personnelle jusque dans ses effets, donc destructrice et pathogène, l'aboutir aurait au moins eu le mérite de montrer qu'elle n'est pas le produit d'un comportement de type hystérique mais schizophrénique. La schizophrénie, écrit Karl Jaspers(3), serait une maladie de l’individu revêtant un caractère historique précis. Si l’hystérie est un trouble subjectif dans lequel émerge la tension sociale irrésolue du Moyen Age, à l’époque contemporaine la maladie socialement exemplaire serait la schizophrénie, dans laquelle se manifesteraient tant la scission de l'individu Blaz que son mécanisme de défense par lequel il réagirait à cette scission.

Comme le schizophrène peint avec sollicitude par Richard Laing dans Le moi divisé, Blaz renonce finalement à son autonomie pour ne pas en être privé par les autres. Mais en abdiquant, le voici politiquement absorbé jusqu’à l’anéantissement. Comme le dira Richard Laing, il se tue (politiquement) pour éviter d’être tué, technique de défense automutilatrice qui consiste en une rigidification comme antidote à sa propre incertitude ontologique. Derrière sa cuirasse, Blaz est au fond ce mollusque qui attend sans rien faire les mutations biologiques prophétisées par Nietzsche, le moment où le moi, parie Michel Foucault, s’ « effacer[a], comme à la limite de la mer un visage de sable »(4).

Blaz, définitivement, s'affadit. Il se prépare à être un ravissant zéro tout rond, à disparaître. Il s'attiédit à l'arrivée d'Haby. S'engourdit les membres. C’est l'individu qui privilégie l’infime et l’insignifiant, la tactique défensive de celui qui se soustrait au pouvoir en lui cédant, espérant se glisser hors de ses spires en se cachant sous l’impersonnalité de l’uniforme et de la livrée, en s’aplatissant sur le sol comme un petit animal traqué qui a recours au mimétisme, accentué par l'effet neigeux de la scène. Il se civilise quand Haby le rejoint. Il consent ainsi à l'ordre du monde, repartant ballant/ballot. Bâtiment 5 replie ainsi sa lutte politique sur la logique du quant-à soi de la bluette, Gavroche délaissant sa barricade à la faveur de sa Cosette, une manière de draguer le spectateur qu'il ne faudrait pas davantage désinstaller en le rassurant sur la vie des quartiers populaires. Haby lui adoucit les mœurs quand Ladj Ly individualise sa lutte. Il ne la démocratise pas, lui ouvrant les voies d'une possible rédemption politique, il la libéralise. Il n'en fait qu'une affaire personnelle, vindicte à la petite semaine sous forme de prêt-à-penser, quand sur un thème connexe, Marchand de sable, de Steve Achiepo, s'ouvrait sur le fantastique, une autre manière d'échapper comme d'achopper sur le front de la lutte.

Dans Bâtiment 5, se met en place un art de l’évanouissement/de l’enfouissement, un art de se fondre dans l’insignifiance, comme neige fond au soleil. Blaz opte pour la fuite par dissociation, ou résignation. Il s’éparpille de lui-même, tempête neigeuse : tout ce qu’il met en œuvre à la première personne n’est pas la construction superbe dans laquelle se reflète la force créatrice de son moi, c’est un travail de soustraction qui s’opère. Il n’y est plus cette personne à responsabiliser de ses actes. Il préfère se sauver, sa ratio individuelle renonçant à sa propre dignité ordonnatrice et à l’organisation de sa propre subjectivité. Son refus est une offense à la « dignité » humaniste de son moi. Il s'auto-subvertit, devient une fameuse canaille envers lui-même. Blaz perd la fatigue d’aller (il se déplace sans cesse, à pied, en scooter). Or, tout repose dans l’ordre labyrinthique de la recherche de soi, qui implique une activité d’artisan besogneux. Aridité de la patience, démarche qui dédie le risque et le doute des pas. Car qui suit le cours tumultueux de cette recherche est visité d’un doute incendiaire. Il est des attitudes dont l’enjambée transgresse d’emblée le cours des choses, la promptitude des hauteurs. Incanté par sa plainte, Blaz aurait donc dû continuer à s’aguerrir en exprimant ses forces. Il n'aurait jamais dû renoncer à la défaillance de ses pas. Il a préféré sa lâcheté, qu'il répand à l'envi, dispersée en autant de flocons de neige qui l'ennuite définitivement.

Finalement, tout comme dans Les Misérables, Ladj Ly ne choisit pas entre ces deux voies, mais pour un effet autrement plus nocif. Il renvoie ses personnages à leur impuissance. La chose était évidente d'emblée. Il ne les filme pas comme des individus, mais comme des discours, sans qu'aucun corps ne leur soit possible. Comment donc prendre en charge le feu de leurs revendications ? À force de tergiversations, ces deux personnages s'orientent vers un populisme bien intentionné. Bâtiment 5 a les allures du ballon crevé des fins de soirée, l'odeur des lendemains de fête qui sentent déjà la défaite, dépourvu de toute charge subversive ou nihiliste.

Ladj Ly devient synchrone de l'époque qu'il prétend combattre. En ne contrariant personne par son cinéma, en se protégeant, donc, il devient l'agent complice de forces abjectes qu'il conspue faussement. Ladj Ly entend faire carrière. Nul ne le lui reprochera. Mais ce faisant, il entend gouverner au centre, par le centre, qui devient un extrême-centre dans son cinéma. Il recrache un mode d'action nauséabond qu'il juge finalement légitime pour se maintenir, lui aussi, comme le maire, son bras-droit, toutes les autorités du film, en place. Ladj Ly a leur monde en partage. Quand le politique a choisi la compromission, Ladj Ly a opté pour la corruption de son art. Il en fait une marchandise : non plus rendre leur dignité aux indésirables par l'art, mais l'utilisation de la misère pour le divertissement des puissants qui lui sauront gré d'avoir été leur allié objectif.

Bâtiment 5 exile finalement ses forces. Il a un pouvoir d’indifférence, de transmutation soudaine. Il flatte cette défection des forces. Plus rien n’y ébranle l’œil. Sans retour possible, il est à lui-même l'objet de sa défaite : un film homicide.

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