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L'Avenue des Champs-Élysées lors de la victoire de la France en Coupe du Monde dans Les misérables
Le Majeur en crise

« Les misérables » de Ladj Ly : Les saigneurs du stade

David Fonseca
Comme l’équipe de France de football revient faire son coup de 1998 en 2018, la France jouant son destin sur tapis vert vingt-ans plus tard pour gagner sa deuxième étoile, la finale de la coupe du monde sert de contexte footballistique au film de Ladj Ly, qui, pour sa part, rejoue dans la foulée la finale du cinéma français-de-banlieue, celle de La Haine, dans son film Les misérables, en 2019. Sous haute tension, une analyse footballistique du film s’imposait donc.
David Fonseca

« Les misérables », un film de Ladj Ly (2019)

C’est l’histoire d’un film modeste au capital symbolique pourtant riche, comme un gamin des cités se rêverait champion du monde. Modeste pour n’avoir pas eu les poches bien remplies par le CNC (aucun financement), Les misérables aurait dû demeurer dans son championnat régional, Valérie Pécresse, pour la région Île-de-France, créditée au générique, se souvenant, sans doute, de son passé de jeune communiste finançant le film. Petit budget pour grands effets, le film, prix du jury ex-aequo à Cannes la même année que le manichéen Bacurau venu tout droit de la terre du football, O Brazil, grands effets donc, Ladj Ly, gamin des cités représentant la France aux oscars pour son premier long-métrage, Mbappé du cinéma, cette France qui, seule, croit alors à son suspense mis en place médiatiquement dans la victoire finale face au Parasite de Bong Joon Ho qui mange tous les territoires, y compris la pelouse d’un terrain vert sur lequel il se termine.

Comme l’équipe de France de football revient faire son coup de 1998 en 2018, la France jouant son destin sur tapis vert vingt-ans plus tard pour gagner sa deuxième étoile, la finale de coupe du monde sert de contexte footballistique au film, Ladj Ly, pour sa part, remettant quatre années de plus sur la table, l’intermède entre deux coupes du monde, pour rejouer la finale du cinéma français-de-banlieue, celle de La haine du garnement, dit la presse, du cinéma français, Mathieu Kassovitz. Mais pourquoi la presse a-t-elle si souvent besoin d’ajouter « vilain » au garnement Kassovitz ? Un garnement pourrait-il être bon ? Un garnement est du genre turbulent ; turbulence dont la physique nous apprend qu’elle représente l’état d’écoulement sans cesse changeant d’un liquide en tous points de son passage, autrement dit, non pas tant un liquide insaisissable qu’un liquide dont la vitesse est tourbillonnaire, tourbillon dont la taille, la localisation et l’orientation varient constamment. Qu’a donc produit vingt-cinq ans plus tard ce cinéma du tourbillon dans Les misérables ? Tout aurait été balayé sur son passage, répond le film de Ladj Ly. Ne resteraient plus que les effets du tourbillon : une somme de rebuts comme de rognures filmées au sol parmi lesquelles se déplacent les personnages du film, comme dans un décor d’après-match que personne ne nettoiera, restes de nourritures comme de détritus, les miettes sur une table qui serviront de repas.

Si Les misérables refait le match de La Haine, pourtant, le parcours de l’un, Kassovitz, n’est pas celui de l’autre. Ladj Ly est un enfant du crû. Originaire de la cité des Bosquets à Montfermeil, il a rejoint le collectif Kourtrajmé sans être toutefois fils de..., avec Kim Chapiron et Romain Gavras. Pas fils de...pas d’héritage en partage, au sens des « héritiers » façon Bourdieu, il en est le membre le plus politisé, avait déjà filmé sa banlieue, en 2017, avec JR, et en format court, avec Chroniques de Clichy-Montfermeil, depuis la mort de Zyed et Bouna ouvrant sur les émeutes de 2005, une année sur le feu qu’il avait déjà grillé au soleil avec son 365 jours au Mali, en compagnie de Said Belktibia et Benkoro Sangaré, en 2013.

Ladj Ly serait-il pour autant plus légitime que Kassovitz filmant la banlieue, lui qui n’en serait pas mais n’en aurait pas moins pensé sa Haine en Spike Lee blanc, celui du Do The Right Thing (1989) comme du Menace II Society des frères Hugues (1993), où comment sur la terre de la libre entreprise on n’échapperait pas à son destin ? Une question cinématographique sans intérêt (la légitimité de Ladj Ly comme celle de Kassovitz à filmer la banlieue), qu’il ne s’agit donc pas de résoudre mais de dissoudre, sauf à croire que pour filmer des manchots il faudrait être dépourvu de bras. La question présente un autre intérêt, lorsque Ladj Ly, d’entretien en entretien, revendique sa filiation avec La Haine, délestant son cinéma d’autres héritages possibles, celui de Jean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur (1988), de Malik Chibane, Hexagone (1994) ou encore de Jean-François Richet première période, entre État des Lieux (1995) et Ma 6-T va Crack-er (1997). Si le film ne rechigne pas, en effet, sur son héritage de film de banlieue, c’est à se situer à hauteur de ce qui est considéré comme un standard, l’étalon du film de banlieue, son ballon d’or, qui fera toujours un peu plus rêver chacun devant son écran que de se comparer au cinéma modesto-télévisuel de Philippe Faucon.

Les misérables, donc, c’est, 25 ans après, le match retour du film de banlieue, pour dire que, non, décidément, jusqu’ici tout va de plus en plus mal. Ladj Ly offre à cet égard, d’abord, un point de vue géographique sur la cité des Bosquets, où, comment, après que la police de proximité ait disparu (politique Sarkozy), que pratiquement toutes les politiques publiques aient déserté les lieux, ne demeurent plus que des immondices, autant de sacs de poubelles éventrés, dont les détritus jonchent le sol, amoncelés dans cette « fosse » improvisée en skatepark où des gamins glissent sur des planches de fortune, parmi les décombres, gamins qui rêveraient de nettoyer les lieux, à les frotter impossiblement avec leurs planches, mais, las, des gamins qui ont eu l’intelligence de se nommer « les microbes » pour dire leur parfaite congruence avec les lieux (une terminologie que l’on retrouve dans de nombreuses « cités »). 25 ans après ne reste donc plus qu’un bidonville bétonné dont l’espace vacant est occupé depuis lors (dans le film) à qui mieux-mieux par les grands frères, les salafistes (le personnage de Salah qui tient le kebab du coin, Ali Boumaye), les gamins, les policiers de la BAC (les baqueux), les brigands du coin, l’équipe de « la pince » comme celle du « maire », un autochtone qui a pour charge, avec son bras droit/son bras gauche/son bras cassé de tenir l’ordre dans la cité, en somme, son veilleur de jour comme de nuit : son bateau-phare, qui tangue autant qu’il voudrait maintenir le cap. Une géographie dont Buzz, un gamin binoclard qui a tous les attributs de l’intello de banlieue (donc, pas d’ami dans le film, la réussite scolaire étant assimilée sans doute à un défaut de virilité), dont Buzz, donc, filme via un drone l’espace, Les misérables construisant sa géographie par une opposition classique résolue en fin de film: une opposition entre le haut (scène du drone comme des gamins qui guettent l’arrivée des flics)/le bas (lors des scènes en voiture de police, d’interpellation, etc.), pour terminer sa construction faite d’oppositions en une rencontre entre le haut et le bas dans les dernières minutes du film, face-à-face formel qui devient corporel jusqu’à l’écrasement du haut sur le bas, du bas sur le haut, lors de la scène finale dans les cages d’escaliers, le bas - les flics allant vers le haut pour déloger les gamins quand ces derniers font le chemin inverse –, chaque strate d’escalier figurant une accumulation de violence comme son échappée jusqu’à son stade terminal : un face-à-face entre Issa (Issa Perica), victime d’une bavure de l’équipe de la BAC, et Cruz (Damien Bonnard) l’un de ses éléments. Les misérables, dans sa version basse fréquence, est alors un film immersif, pour être au plus près de l’action, rendu par l’utilisation de la steadicam (sans que l’image soit tremblotante) comme du zoom, un film Les nerfs à vif qui voudrait en conserver le contrôle.

25 ans après, dès lors, contrairement à La Haine, filmer la banlieue n’est plus du ressort des journalistes (une journaliste qui, dans le film de Kassovitz, venait éclairer le petit peuple du 20h). En effet, dans l’un des premiers plans du film, par le biais de son drone, Buzz filme une jeune fille se déshabillant, drone qu’il télécommande depuis sa chambre. L’espace documentaire est ainsi remplacé par le drone, la banlieue se regarde dans les yeux, aucune sortie possible, un effet rendu visible à l’écran par l’une des vitres de la fenêtre de la chambre de la jeune fille qui ne laisse pas passer la lumière mais fait office de miroir, renvoyant l’image de la tour d’en face. Nous voici dans l’enceinte du stade. Les rencontres entre les différentes équipes du film vont alors pouvoir débuter : celle des « microbes », de la BAC, de « la pince », du « maire », de Salah, enfin, et ses coreligionnaires, en un mini-championnat.

Confiant le soin documentaire à la banlieue elle-même, Les misérables surligne-t-il, dès lors, l’effet ghetto ? Peut-être. Mais puisqu’il sera tenté dans le cadre de cette interprétation une lecture footballistique, le film montre aussi combien, au moins numériquement, par leur seule présence, la population noire comme les joueurs en équipe de France regrettait un illuminé d’extrême-droite se trouveraient en nombre supérieur, sans voir là l’indice socio-politique de ce que serait la condition noire (Pap N’diaye) : plus de blancs/de moins en moins de blancs, car c’est bien connu au pays de oui-oui la cité, les arabes ne sont pas des blancs (toubabs, dit-on dans la langue vernaculaire). Reste alors à Buzz de filmer la vie de la cité en vase clos, précisément son intimité, les premières images captées étant celles de cette jeune fille se déshabillant fenêtre ouverte, Buzz dont les éclairs trop puissants l’ont sans doute privé d’une bonne vue, qui porte double-foyer, sorte de Kent Clark démusclé mais qui par la magie comme la souveraineté de son drone peut s’élever dans les airs comme Superman s’effaçait des forces telluriques, Buzz qui, dans Les misérables, à l’aide de sa caméra-témoin, voit ainsi l’arrivée d’un newcomer, une recrue dans l’équipe de la BAC locale, et dont le drone, après le vol d’un lionceau commis par Issa, dans un cirque itinérant tenu par des forains vindicatifs, Issa le vrai turbulent de l’équipe des « microbes » va, par la commission de son vol, provoquer remous et tensions jusqu’à la bavure, Issa flashé au LBD par Wagda (Djebril Didier Zonga), l’un des trois membres de l’équipe de la BAC, cette arme létale de guerre détenue par la police dorénavant en cité, arme qui, en elle-même, efface les frontières entre la police et l’armée, entre le bas et le haut, défait les territoires, symbole qui dit le malaise, un drame que filme Buzz, scène que chacun des protagonistes de l’affaire va s’efforcer de récupérer comme ils vont courir après un ballon invisible : les jeunes, les flics, les grands frères, le « maire », véritable habitant du quartier qui en tirerait, dans le film, l’une des ficelles pour maintenir l’ordre tout comme Salah ou « la pince », qui s’efforce, pour ce dernier, lui aussi de préserver son pré-carré vert, petit commerce de stupéfiants de proximité, sous la menace des forains voulant récupérer leur lionceau. Un film comme une somme de rencontres explosives. Un film comme une coupe du monde des cités ? A voir, si l’on considère le lionceau comme une métaphore du ballon rond, précisément de la somme d’énergie qui y est accumulée par les acteurs, la délivrant se faisant la passe ou non, défendant, attaquant, marquant un but/manquant leur but ou pas.

Les jeux du cirque sont le pain de la banlieue

Un indice footballistique, parmi d’autres, est laissé par Cruz la nouvelle recrue, en quête du lionceau, lorsqu’il rencontre pour la première fois Salah l’omniscient, qui depuis son kebab n’en voit pas moins tout/n’en sait pas moins davantage, distribuant les pains comme les sentences, Salah répondant au policier : « Crois-tu qu’un cirque soit la place d’un lion ? », ce lion qui est le surnom de nombreuses équipes de football, des Lions de l’Atlas (Maroc) aux Lions indomptables (Cameroun) jusqu’à figurer sur celui du maillot de l’Angleterre. Le lion comme symbole spirituel, généralement associé à la force intérieure, symbolisant la force colossale dans l’Antiquité, que seuls les dieux et les héros pouvaient maîtriser. Ballon rond qui, dans un monde désenchanté, dégagé de ses dieux, devient l’enjeu d’une technique comme d’une discipline dont ses nouveaux héros s’efforcent dorénavant d’en triompher, arraisonnant sa perfection sphérique pour le mettre en cage, le remettre dans la cage, de là où les forces maléfiques ont été libérées comme le lion doit toujours être enfermé sous peine de déchaînement de ses instincts meurtriers. Maîtriser le ballon, « avoir du ballon » disent les joueurs de football, tenir la balle (dans la chambre de l’arme à feu) pour la police, éviter la catastrophe.

Le cirque, à cet égard, là où il s’agira de faire revenir le ballon-lionceau, offre tout autant une double lecture matricielle dans le film : la première, superficielle mais nette, montrerait la banlieue comme un zoo, ce zoo qui traîne comme un mantra depuis qu’un célèbre rappeur, ODB (Ol’Dirty Bastard) ait consacré, dans l’un de ses titres, l’idée d’un « Brooklyn Zoo » dans les années 90, devenu le refrain de nombre de quartiers populaires depuis lors, chacune ayant son zoo, la banlieue comme espace non pas non-domestiqué, mais reclus, la topographie des quartiers populaires ayant toujours été pensée en termes de cirque, en périphérie, loin du centre, coincée entre une rocade, une zone d’activité, un lieu retranché. Deuxième lecture, footballistique, donc, le cirque comme espace de résolution symbolique de la violence comme de son expulsion cathartique par ses différents acteurs : joueurs comme spectateurs. Une lecture footballistique des Misérables qui pourrait dès lors être tentée non pas comme un tir mais une visée, un point de vue sur le jeu du film et ses acteurs.

Ladj Ly, qui s’était déjà essayé à la prise de position, via sa participation au documentaire A voix haute – La force la parole (2016), avec Stéphane de Freitas, filmant ce concours oratoire se déroulant en banlieue, où des jeunes s’efforcent d’occuper le terrain par la voix, rentrer dans cette violence des riches, son décorum, qui y déboulait sur le son de Kery James, opte pour un pari contraire dans Les misérables, mais sous couvert d’une même thématique où, après les voix de tête, le jeu de jambes devient aussi important pour occuper l’espace. Le film semble fonctionner, ce faisant, de façon analogique, comme une vaste réflexion sur le football et ses enjeux.

A cet égard, le champ-contrechamp du début du film, les jeunes face aux symboles de la France qui gagne, de la Tour Eiffel à l’Arc de Triomphe où s’illuminait déjà le visage d’un Zidane vainqueur en 98, pas encore celui du « regretté » coup-de-boule (pour la presse) d’une finale perdue plus tard contre l’Italie, Zidane et ses coéquipiers qui allaient faire du plus doux BBB à l’oreille (Black-Blanc-Beur) l’envers du cliquetant KKK, ce champ-contrechamp du début renvoyant directement au champ-contrechamp de la fin du film, lors du duel entre les « microbes » et l’autre symbole d’une république en perte de vitesse, son envers, la BAC. Les misérables s’ouvre et se referme ainsi sur ses symboles, débutant avec un Issa hissé, dont le prénom ne pouvait que le porter sur les épaules de ses comparses lors de la célébration de la victoire de l’équipe de France face aux Champs, mais un gamin porté aux nues font-ils un géant, font-ils nation ? Une célébration de la France qui gagne, qui se terminera sur un Issa retombé (c’est à voir?) des épaules de son Goliath, cocktail molotov en main, face aux forces de l’ordre, les Champs étant tout autant le symbole d’un ordre napoléonien. Le film s’ouvrant dès lors sur ce gamin, Issa, qui sort de sa tour pour monter sur Paris voir le match de la finale, c’est-à-dire, Issa sortant de sa banlieue, la périphérie s’exerçant au centre, drapeau français sur les épaules, symbole de cette France BBB, lui-même métis, père blanc, mère noire. Mais sur le terrain illusoire de la reconquête d’un terrain perdu, celui des cités, disent la presse comme certains politiques, ce terrain perdu pourrait-il être regagné sur un gazon vert bitumé lors d’un match de football ? Ce gamin porté aux nues, sur les épaules de ses camarades de jeu, au début du film, est-il le même que la France serait prête à sacrifier en fin de film ? Issa lui-même, à la fin du film, serait-il prêt à lancer son cocktail molotov sur les flics ? Serait-il prêt à ce Sacrifice de poulets, que rappait naguère le Ministère AMER dans la bande originale du film La Haine, en 1995 ? Les poulets, précisément, Issa s’en charge, se les accapare au début du film, où le spectateur le retrouve dans le commissariat, le lendemain de la victoire de la France en coupe du monde, au moment où Cruz fait ses premiers pas et connaissance avec l’adolescent qui vient de voler, précisément, des poulets à des roumains qui en faisaient commerce chez eux, son père venant le récupérer manu militari : à défaut de pouvoir posséder l’un des autres symboles de la France qui gagne, le coq tricolore, à défaut de pouvoir en être, à défaut de se trouver en haut de l’affiche, du côté des vainqueurs, Issa, son territoire, c’est le bas, la basse-cour sur laquelle il veille comme la flicaille sera sa prochaine victuaille.

Les enfants de la cité dans Les Misérables
© Le Pacte

Ladj Ly semble filmer, dès lors, une pluralité de rencontres comme un match de football, mais un drôle de match de football, un match sans ballon, ou plutôt, un match dont le ballon aurait été confisqué par l’un des joueurs, Issa le personnel, on y reviendra. Or, qu’est-ce qu’un match sans ballon pour les adversaires, un ballon dont ils sont privés durant la rencontre ? C’est un match qui fait tourner les équipes adverses en rond comme le Barça et l’Espagne d’Iniesta affolaient les autres titans ; un match sans ballon est un match qui tourne rond, un match qui toupille, tourne fou, un tourbillon.

Pourtant, au début du match/au début du film, comme dans La Haine, « jusqu’ici tout va bien ». Chaque équipe se met en place, possédant ses entraîneurs préparant mentalement et physiquement les forces en présence.

Tactique de survie en Ballonie

La revue d’effectifs débute tout d’abord par l’équipe de la BAC. La gestion de l’effectif est en effet au cœur de leur mercato estival comme il agite la vie de tous les clubs, la BAC comptant un nouveau joueur dans ses rangs, Stéphane Ruiz, dit « Cruz » renommé « Pento » par ses coéquipiers, la recrue de la saison qui n’a pas encore débuté. C’est l’été, la période des transferts comme celle des vacances scolaires : il faut bien occuper le chaland. Cruz, le bon immigré-intégré (puisqu’il a choisi d’être flic), connaît la pelouse, vient de la campagne, « ma femme a été mutée à Bobigny ». Cruz se trouve, en effet, au carrefour de sa vie, Cruz, la croix, en français, il est l’homme à la croisée des chemins, qui ne serait ni le bon, ni la brute ou le truand, ou possiblement tout cela à la fois : divorcé, par nécessité fallait-il qu’il se rapproche de son enfant. Cruz le nouveau devra donc faire ses classes comme sa place sur le terrain de la BAC, Cruz en personnage mi-teinte, hésitant en début de film, sans cesse sur la réserve, en retrait, en observateur, chahuté par Chris le meneur de l’équipe (Alexis Manenti), Cruz dont le jeu comme la présence dans le film rendent bien le rapport de la province au centre, l’homme des prairies, « ça ne va pas trop te manquer les vaches ? », lui demande Chris, Cruz arrivant de Cherbourg, Cruz, l’enfant de l’arrière-pays. Dans l’équipe, il sera dès lors son assise, sa fondation, pour venir du fin-fond de la province, il est l’homme de la terre, les pieds sur terre, l’homme intègre, celui du code de procédure pénale incarné, l’homme de l’arrière, qui assure les arrières, ratisse les ballons comme il récupère les conneries des autres, s’efforcera de réparer la bavure de son coéquipier Wagda. Ce sera l’homme de queue, le défenseur de l’équipe qui va devoir cependant monter à l’attaque pour créer le surnombre en fin de film, se retrouver face à Issa lors du duel au sommet.

Son antipode, dans la dream team, c’est Chris le renard des surfaces, toujours à l’affût des mauvais coups, chahuteur, mauvais joueur comme mauvais esprit sur le terrain, le flic ripou, parfaitement intégré à son milieu, 100 % halouf, qui collectionne les cochons sur son bureau, la francitude incarnée, sorte de Charles Bronson remonté à l’endroit, nationalisé, qui parle autant que Lucky Luke dégaine, flic gouailleur, gardien-de-la-paix interlope, incarnation par l’interprétation du « garçon vif, réactif, qui déborde un peu parfois », le présente la commissaire-entraîneur Jeanne Balibar à Cruz (Jeanne Balibar qui a tourné en même temps que Ladj Ly Merveille à Montfermeil en 2020, que l’on verra en contrechamp du film du réalisateur). Chris, c’est le feu follet de l’équipe, l’insaisissable, celui qui a le dribble dans la peau, le si tournoyant Chris. Il sera l’attaquant de la BAC comme son capitaine, celui qui prend en main le destin de son collectif.

Enfin, le 3e joueur de l’équipe, c’est Gwada, dont la position sociale comme les origines conditionnent le jeu : il est celui qui a basculé du côté de la force obscure (pour un gamin des cités) : le banlieusard noir devenu flic. Gwada est dans l’entre-deux, son positionnement tactique est essentiel dans l’équipe de la BAC : il est autant le « vendu » qu’à l’articulation de la France de Chris comme celle du bon immigré Cruz, son rouage essentiel, le signe d’une intégration possible, cheville ouvrière du collectif, il est entre les deux moitiés du terrain. C’est le N’Golo Kanté de la BAC, le milieu de terrain, écharpe de supporters du PSG derrière son bureau, ainsi qu’un poster « Tous fans des bleus ». L’équipe de la BAC est ainsi composée sur la feuille de match, Cruz en défense, Gwada au milieu, Chris en attaque, équipe à laquelle Jeanne Balibar le commissaire-entraîneur délivre les conseils d’avant-match, en début de film, comme elle en expose les problèmes en cas de non-respect.

En effet, souhaitant la bienvenue à Cruz, la commissaire plante le décor du match, son ambiance, dans une chaleur de resserre, « On annonce 35° degrés aujourd’hui, faudra pas sortir sans crème solaire ». Voici donc le contexte de la rencontre : que faire de toute cette chaleur accumulée ? Comment évacuer cette pression, autrement dit toute l’énergie dégagée par l’après match, celui de la victoire en coupe du monde de l’équipe de France la veille? Un problème de température à régler : « 30°, tout le monde serait dehors [...], les esprits s’échaufferaient, ce serait la pagaille » mais « 35° c’est parfait, tout le monde dort et fait la sieste ». « Allez, on profite de l’effet coupe du monde, tout le monde est champion du monde et content dans sa tête », « La France est sur son petit nuage tricolore. » Quel est donc l’objectif assigné à l’équipe de la BAC : faire en sorte que chacun reste bien chez soi, sur son terrain et, surtout, qu’il n’en sorte pas. Pas de rencontres. c’est l’été. Il faut maintenir la trêve. Pour tenir ce statu quo, l’assignation à résidence, l’entraîneur-commissaire délivre son mot d’ordre : « Ici, il ne faut jamais être timoré. Mais sache que je n’encourage jamais aucun comportement inapproprié […]. J’en appelle à votre sens du devoir brigadier », s’adressant à Cruz-la-recrue. De l’investissement, sans doute, mais dans les règles comme l’esprit du jeu. Chose plus importante encore, pour que chacune des autres équipes demeurent à résidence, que le match, au fond, n’ait jamais lieu, que la rencontre ne se produise pas, impliquant un effort tout policier afin qu’il n’y ait pas du sport, toujours penser collectif dit l’entraîneur-commissaire, respecter la cohésion du groupe : « De la cohésion, sans cohésion pas d’esprit d’équipe et sans équipe on est seul...face à….que diriez-vous Chris… ? » demande-t-elle, « ...à la brutalité du monde qui nous entoure ? », répond-il. A ne pas respecter cette consigne de jeu, l’entraîneur de l’équipe de la BAC prophétise, en effet, la perturbation de l’ordre établi. A chacun, dans le film, de demeurer dans les limites de son terrain. Peu importe le trafic de stupéfiants de l’équipe de « la pince », les manigances du « maire » laissant aller son destin le petit marché des contrefaçons, celle de Salah dont pourtant Chris dit être au courant, lui qui pourrait le faire ficher « S » : pourvu que chacun demeure dans son espace, légal ou non, la BAC laisse faire comme elle fait aller, la BAC comme police de frontières invisibles à préserver en lieu et place du bon ordre républicain.

Toutefois, pour obtenir ce non-match, Cruz a-t-il rejoint la bonne équipe durant la période des transferts de l’été ? L’équipe de la BAC rentrée de sa tournée de nuit lui répond sans ambages ni ambiguïtés lorsque Cruz est encore présent dans les locaux du commissariat, sorte de vestiaire d’avant-match : « Tu n’as pas choisi la bonne équipe, mon pote », lui dit un collègue de l’équipe de nuit. En un cut et plan suivant, les trois policiers de l’équipe de jour sortent du commissariat, en ligne. Mais un alignement aussitôt défait par Chris, en bon capitaine, qui monte l’équipe : le nouveau, comme souvent le moins bon ou le dernier arrivé, l’inconnu de l’équation tactique, Cruz, jouera derrière : « Bon, Pento, aujourd’hui tu zyeutes, tu restes derrière et tu fermes ta gueule », comme Pento, docile, monte à l’arrière du véhicule.

Symétriquement, l’équipe des « microbes » a ses entraîneurs comme elle est présentée dans le film. A la première sortie du commissariat-vestiaire de l’équipe de la BAC, correspond en effet celle des jeunes depuis un couloir d’immeuble menant à son hall, comme sortent les joueurs de football des coursives avant de gagner le terrain, une sortie des jeunes rattrapée par l’équipe de Salah le religieux, dont l’un des joueurs prend les gamins par l’épaule, juste avant le match, et de leur énumérer les règles : « Venez les frères, on va faire un petit rappel des règles de la religion », une équipe sortie de son territoire, celui du restaurant de Salah, parce que des voisins se sont plaints du comportement des jeunes : un rappel du respect dû à chacun, auquel répond un bâillement de l’un des jeunes, c’est connu, certains joueurs de football comme les jeunes étant sans doute souvent indisciplinés, les jeunes servant de centre de formation tout comme ils représentent un bassin de recrutement pour l’équipe de Salah.

Les autres jeunes du quartier, dans le même temps, sont tout autant filmés depuis leur camp, dans les premières minutes du film, lors de la première sortie en véhicule de l’équipe de la BAC. L’occasion pour Chris de présenter les joueurs locaux à Cruz, chacun montré comme s’il se trouvait dans une cage de but : un jeune sous un abribus qui fait des tractions, se musclant les bras sans doute en guise de préparation physique, se remettant à l’heure d’un football, celui de 98, expression du talent mais reposant, disait la presse spécialisée, d’abord et avant tout sur l’impact physique de ses joueurs, caractéristique du jeu de l’équipe de France à l’aube de l’an 2000 (« muscle ton jeu », disait Aimé jacquet au jeune Robert Pirès au jeu considéré alors trop fragile, c’est-à-dire technique, dans le vestiaire, avant un match décisif de la coupe du monde 1998, in Les yeux dans les bleus, de Stéphane Meunier, en 1998) ; un autre jeune filmé devant le hall d’entrée d’un immeuble, gardien d’un but allégorique ; enfin, un trentenaire, ex-taulard, tout juste sorti de ses cages, que Chris interpelle, qui part se chercher un boulot, « travailler dans les espaces verts », dit-il, s’occuper des pelouses des terrains sur lesquels les autres joueront bientôt, à qui Chris « ne donne pas six mois », pour y retourner dans sa cage, sa cellule de prison. Une petite virée en véhicule qui se termine pour l’équipe de la BAC par une sortie de véhicule pour un contrôle d’identité relativement musclé, de nouveau face à un abribus où se trouvent de jeunes filles. Le football féminin connaît également ses beaux jours, pas de discrimination dans le film, filles, garçons, un traitement égalitaire par la barre.

Or, cette sortie n’est pas n’importe quel type de sortie pour être lourde de conséquences dans le film. L’équipe de la BAC, en quittant son véhicule/son espace de jeu, en se rendant sur le terrain de l’adversaire, dans sa surface de réparation face à ses cages, contre toute forme de préventions dispensées par l’entraîneur-commissaire Balibar, va libérer les énergies plutôt que de les contenir. Tandis que l’équipe de la BAC devait éviter toute forme de rencontre, garder chacun chez soi, les matchs vont au contraire débuter dans le film. Immédiatement, comme un coup d’envoi donné, dans l’équipe adverse, Issa le « microbe » récupère un ballon dont chacun était encore privé, encagé dans la fosse aux lions comme chacun se trouvait filmé dans son camp/devant sa cage. Issa n’est cependant pas n’importe quel joueur. Il est l’éveillé/l’agité, joueur mobile et tumultueux, l’imprévisible dans une équipe, son dribbleur. C’est, dans le jargon footballistique, un joueur perso, un joueur qui (se) la joue perso, comme s’il était seul au monde, garde le ballon. Il est le problème à régler dans une équipe de football, pour quiconque l’a pratiqué comme observé, il est individualiste, certain de ses fantaisies. Il confisque la balle : il vole le lionceau du cirque. Toutefois, ce vol n’est pas le point de départ du déséquilibre dans le récit. L’ordre a été préalablement perturbé par l’équipe de la BAC, auquel correspond un contre-ordre induit par le vol du lionceau, la partie ayant débuté, Issa lui-même quittant son terrain pour pénétrer dans celui des forains. Le lionceau, sorti de sa cage, Issa le fait alors circuler comme le ballon rond dans la cité, le dévoilant à l’alentour : la partie est entamée, irrémédiablement.

Chaque équipe va dès lors être contrainte de jouer la partie, s’efforçant de récupérer la balle comme la scène de la bavure filmée depuis le drone de Buzz. Jouer la partie : soit à domicile, soit à l’extérieur ; soit à domicile puis à l’extérieur pour certaines équipes.

Tantôt, pour l’équipe de Salah, après le vol du lionceau, le match se jouera toujours à domicile. Une chance, disent les statistiques footballistiques, qui lui conférera un avantage certain comme sa force sur toutes les autres équipes durant les rencontres, et au premier chef, contre celle de la BAC, qui, elle, jouera toujours à l’extérieur (ainsi ne la verra-t-on plus jamais au sein du commissariat), ce qui l’handicapera lourdement, tout comme les équipes de « la pince » et du « maire » ne joueront plus jamais à domicile après le vol du ballon-lionceau, sur leur terrain, par contrainte, sollicitées en renfort par l’équipe de la BAC. Ces équipes n’en formeront alors plus qu’une seule pour être en terrain étranger, une formation symbolisant l’adversaire : l’équipe de la BAC, du « maire », de « la pince », figurant l’équipe de l’ennemi, recomposant la Triplice de 14, la triple alliance, celle de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, à la veille de l’affrontement, l’Allemagne, ennemi héréditaire de la France, dit-on, et pas simplement footballistique, triple entente qui ne suffira pas cependant à créer le surnombre, les « microbes » occupant en permanence leur terrain, ne libérant aucun espace de jeu, étouffant l’adversaire (étouffement figuré par le jet de fumigènes sur la police dans un espace fermé, celui des cages d’escaliers, à la fin du film, comme en extérieur sur le véhicule de « la pince »).

Tantôt le match se déroulera à l’extérieur puis à domicile pour certaines équipes : celle des forains, venue d’abord menacer l’équipe du « maire » sur son terrain, afin que soit récupéré le ballon-lionceau, équipe des forains retournant ensuite à domicile pour le reste du film, au sein du cirque ; un match qui aura lieu à l’extérieur aussi pour l’équipe des « microbes », durant le vol du ballon-lionceau puis ensuite à domicile et pour le match le plus important, celui de la finale contre les autres équipes en fin de film.

Une lecture footballistique sur le plan tactique (jeu à l’extérieur/jeu à domicile) qui permet, peut-être, de reconsidérer l’un des aspects problématiques du film : le fait que le personnage de Salah, le Salah-fist du film, celui dont le poing semble désormais rentré dans le verbe, soit le seul dont l’équipe est épargnée par la sanction des « microbes » en fin de partie. En un premier niveau de lecture, critique adressée par certains commentateurs au film de Ladj Ly, par ce choix, le réalisateur s’éviterait de s’attirer les éventuelles foudres de religieux intransigeants. Deuxième lecture, footballistique : Salah ne connaît pas la défaite dans le film pour être le seul, avec son équipe qui ne se déplacera plus désormais dans le quartier après la bavure, pour être demeuré dans les limites de son terrain, celui de son restaurant, pour avoir fait bloc, un espace à ce point solidaire dans ses lignes que Buzz s’y réfugie après avoir été pourchassé par la police afin de récupérer la scène filmée de la bavure. Un jeu à domicile, à l’exception d’une sortie à l’extérieur de son restaurant, mais à proximité, à la demande de Cruz, afin de donner un semblant d’explication sur la bavure comme de trouver une issue favorable, ce qu’accepte Salah tout en prédisant que les cris comme la fureur ne seront pas pour autant évités, et, conscient du danger, de retourner immédiatement auprès de son équipe, dans le restaurant, afin de recréer une cohésion momentanément interrompue.

Le football n’officie donc pas simplement en sous-main ni ne sert de sous-texte dans Les misérables. Il opère comme catalyseur des forces en présence frontalement, dont le film va s’efforcer de dérouler la logique interne sur le plan tactique. Précisément, le film va montrer durant son déroulé que, faute d’avoir respecté les consignes de départ, l’incident de jeu se produira durant une rencontre qu’il s’agissait d’éviter, la bavure policière.

En effet, c’est parce que Gwada-l’homme-du-milieu/l’homme du centre/le milieu de terrain de l’équipe de la BAC devient en cours de partie l’homme-sorti-de-l’ombre/le 3e homme, lors de l’interpellation d’Issa le voleur du ballon-lionceau, lui tirant dessus, Wagda qui devait seulement récupérer les ballons dans les pieds des adversaires, ce faisant, dérègle son équipe, elle qui joue pourtant à l’extérieur, sur le terrain des « microbes », qui aurait dû demeurer soudé lors de cette interpellation, dont la cohésion devait être de mise. Un dérèglement qui va produire des effets dévastateurs. Gwada, en quittant son poste de milieu de terrain, crée, en effet, un déséquilibre dans le jeu comme dans l’équipe, un trou, un appel d’air dans lequel chacun va se trouver engouffré. Un trou figuré par son tir, lorsqu’il vise Issa à l’aide de son arme le touchant quasi-mortellement au visage. Gwada ne se trouve plus désormais au milieu du terrain mais aux avant-postes, ouvrant une brèche entre la défense et l’attaque de l’équipe, découvrant la défense de Cruz, contraignant ce dernier, dès lors, à quitter également le poste qui était le sien, monter à l’avant, puisque Wagda a rejoint Chris, afin de reformer un bloc équipe dans l’espoir de récupérer le ballon comme la scène de la bavure filmée par le drone. En avant, tous à l’avant, l’équipe de la BAC remet alors au goût du jour dans le film, sur le plan tactique, un football dit total, théorisé et mis en place dans les années 70 par l’équipe des Pays-Bas comme le FC Barcelone, popularisé par son joueur emblématique Johan Cruyff, consistant en un jeu offensif qui défait les oppositions entre l’arrière et l’avant, toute l’équipe, en fonction des moments du match, jouant soit en défense, soit en attaque.

Face à ce bloc recréé par l’équipe de la BAC, tout comme par la mise en place d’une triple alliance avec les équipes du « maire » et de « la pince », Issa l’individualiste va constituer autour de lui, et en réaction, un collectif. Précisément, une fois libéré du marquage de l’équipe adverse (scène de Cruz, dans le véhicule de la police, qui tient sa tête comme un ballon entre ses mains), une fois que la police a récupéré le lionceau comme la scène de la bavure, la police relâchant la pression libère Issa, qui va s’efforcer à la riposte, devenant la tête pensante d’un collectif improvisé mais organisé (scène depuis le sommet d’un immeuble où Issa surveille ses territoires comme il agence son schéma tactique), Issa devenant son véritable numéro 10, sachant distribuer désormais les ballons comme les directives, organisateur du jeu comme de sa vengeance.

Une question se pose cependant : pourquoi la rencontre dégénère-t-elle nécessairement ? Pourquoi le match devient-il sanglant ? Le sport, pourtant, assène-t-on, serait bon pour le corps comme pour l’esprit, lieu du fair-play, apaisant les tensions plutôt que de les entretenir. Le football n’était-il pas, à cet égard, avant la disparition de la police de proximité dans les quartiers populaires en France, notamment, le moment d’une rencontre amicale entre la police et les habitants de la cité ? Une réponse simpliste consisterait à dire que cette dégénérescence serait « naturelle », certains jeunes des quartiers populaires étant enclins à une violence pratique. Une réponse footballistique en particulier, sur le sport en général, permettrait, peut-être, de proposer une autre interprétation.

En premier lieu, Les misérables pourrait être vu comme un rappel utile sur l’histoire du football, le film s’ouvrant sur deux approches possibles en opposant quelques variétés de jeu, l’une reposant sur le collectif, pratiqué par toutes les équipes, l’autre sur la solution individualiste d’Issa en début de film, culminant avec le vol du lionceau (individualisme renforcé par le fait que les parents d’Issa n’en veulent plus à leur domicile, Issa se retrouvant seul, chassé du foyer, après l’épisode du vol des poulets). Issa, en volant le ballon-lionceau, désirant le contrôler seul, montre à l’écran que le football, historiquement, n’est absolument pas conçu comme un sport collectif, notamment dans la deuxième moitié du 19e siècle, lorsque pour la première fois, en Grande-Bretagne, les acteurs s’efforcent d’en codifier/unifier les règles. En effet, historiquement, le football est d’abord pensé comme un dribbling game, un jeu individualiste consistant pour un seul joueur de l’équipe, dès lors qu’il est en possession du ballon, de dribbler chacun de ses adversaires pour porter la balle dans le but adverse sans jamais qu’il soit récupéré. Ce n’est qu’à partir de 1860 que le passing game est introduit, transformant sur une vingtaine d’années ce sport individualiste en sport collectif, en un jeu de passe qui, peu à peu, va s’imposer en Grande-Bretagne, dont l’Écosse sera la championne. Il serait donc trop simpliste de considérer que le football soit nécessairement un sport collectif : il ressemblerait davantage à une somme d’individualités s’efforçant de composer sous la contrainte d’un collectif imposé par le nombre de joueurs. Sur ce terrain, la démarche individualiste d’Issa débouche, in fine, dans le film, sur une pratique collective, puisque le règlement de compte final sera participatif : s’agrégeront autour de lui « microbes » et non-microbes, mais en un événement qui n’a rien de naturel, qui est davantage le produit des circonstances comme des faits de jeu.

Dans ce cadre, sans doute faut-il dire quelques mots supplémentaires à propos de la fonction du sport en général, du football en particulier, dans le processus de civilisation des mœurs, c’est-à-dire, dans le langage de la sociologie, celle de Norbert Elias et Eric Dunning, dont les travaux font figure de pionniers en ce qui concernerait la domestication de la violence par la pratique du sport.

Le football est un sport de combat

L’analyse est célèbre, le sport ayant vocation selon les sociologues à adoucir les mœurs. L’argument est limpide, qui fonctionne comme une évidence, au sens où il serait repris sans plus être questionné jusque dans son usage dans les cours d’école comme il se pratique par le quidam : le processus de civilisation des mœurs des sociétés occidentales modernes aurait consisté en un contrôle et une euphémisation de la violence (par l’apprentissage de l’autocontrôle individuel des pulsions), processus auquel le sport aurait participé, socialement instrumentalisé qu’il aurait été dès le départ par sa fonction éducative et préventive. Pour Elias, du Moyen-Age au 20e siècle, les sociétés occidentales se seraient en effet structurées en censurant l’agressivité, introduisant des normes de civilité. Dans ce cadre, le sport, dont l’objectif moderne est de parfaire l’éducation de la haute société anglaise comme l’aristocratie terrienne et la gentry, mais qui peu à peu, en raison de l’apparition d’un temps libre de plus en plus important, va s’étendre aux couches populaires, serait un moyen « d’apprentissage du contrôle et de l’autocontrôle des pulsions » (Elias, Sport et civilisation), induits par le respect des règles, de l’arbitre comme l’apprentissage d’une technique, requérant un effort disciplinaire mais aussi comme un « espace toléré de débridement des émotions », provoqué par la pratique physique comme l’évacuation de son énergie servant d’exutoire, mais aussi par la présence de spectateur encourageant comme vociférant.

Les trois policiers de la BAC dans la cité dans Les misérables
© Le Pacte

Cependant, cette lecture rendrait difficilement compréhensible dans le même temps les phénomènes de violence, symboliques ou réels, qui surviennent dans les stades, parfois entre joueurs, entre spectateurs aussi notamment dans ses abords, entre supporters jusqu’en périphérie de la société civile, c’est-à-dire, dans Les misérables, jusqu’au sein du quartier des bosquets. Précisément, la violence symbolique de la finale, toute son énergie accumulée, est déplacée dans le film, de l’espace public du centre, lieu de la victoire de l’équipe de France en 2008 en finale de coupe du monde, jusqu’à sa « banlieue », le lieu du ban : de la faire refluer, la mettre au ban, la circonscrire dans un espace fermé, le quartier, que ses acteurs devront investir afin de la décompenser.

Précisément, selon Elias, si « La plupart des sociétés humaines proposent des mesures pour se protéger contre ces tensions qu’elles créent elles-mêmes », si « Dans les sociétés ayant atteint un niveau relativement avancé de civilisation […] il existe une grande variété d’activités de loisir, dont le sport, qui ont précisément cette fonction », dans le même temps, le sport moderne reposerait sur une ambiguïté : « à savoir comment réconcilier deux fonctions contradictoires : d’une part, le relâchement agréable du contrôle exercé sur les sentiments humains, la manifestation d’une excitation agréable, et, d’autre part, le maintien d’un ensemble de codifications pour garder la maîtrise des émotions agréablement dé-contrôlées ». Si le sport est en effet un espace social codifié, euphémisant la violence, la rendant plus symbolique que réelle, contrairement aux jeux plus anciens, dans le même temps il produirait des phénomènes de libération de la violence. De la sorte, et curieusement, les infractions liées à la pratique du sport jouiraient d’une sorte d’extra-territorialité juridique, les incivilités s’y produisant étant moins sévèrement punies que dans le reste du champ social. Enfin et surtout, si l’on accepte ce pré-requis – le sport comme espace de domestication de la violence – , comment expliquer les phénomènes de violence l’accompagnant ?

A cet égard, le football compte de nombreux ancêtres, la FIFA reconnaissant, au premier chef comme ancêtre officiel, parmi l’un d’eux, un jeu pratiqué en Chine il y a deux millénaires, le cuju, dont la diffusion va être rendue possible notamment par les échanges commerciaux, les guerres ou les grandes découvertes : quand les Mayas pratiquèrent le pok ta pok de 900 à 1200, jeu que les conquistadors espagnols découvrirent, les Grecs et les Romains s’adonnaient pour leur part, parmi d’autres jeux de ballons (l’épiscyre, la phéninde, qui se pratiquaient tantôt à la main/au pied et selon des règles différentes selon les régions) à l’aspartum, une pratique sportive qui va se ramifier ensuite tout le long du Moyen-Age pour donner naissance à la fois à la soule en Europe du Nord comme au football florentin, qui en développa sa propre version en 1530 en créant le Quico del calcio. Or, chacune de ses racines tend à montrer que la pratique de ce sport n’est pas, contre une idée répandue, le lieu du fair-play comme du bien-vivre ensemble, mais l’endroit depuis lequel la guerre est continuée par d’autres moyens, ou, plus justement, comment la violence se ritualise dans les limites d’un terrain comme, peu à peu, par l’usage de règles, le football des origines ayant vocation à régler un conflit, du moins une opposition entre clans, entre paroisses, entre villages, permettant, si les acteurs en sont d’accord dans le cas de la soule, l’utilisation d’armes, comme toutes les techniques de combat sont utilisées dans le cas du football florentin (un championnat existe encore aujourd’hui à Florence [toujours aussi relativement violent dans son expression], de même que la soule a encore ses pratiquants en Normandie). C’est ainsi que la soule fut interdite, lorsqu’elle s’exporta en Grande-Bretagne, sous certains rois, jugée trop violente, les rois lui préférant le tir à l’arc, plus noble. Or, avec l’introduction des spectateurs durant ces rencontres, considèrent Elias et Dunning, peu à peu, la violence des acteurs aurait été davantage canalisée par celle des spectateurs, civilisant ainsi les mœurs des joueurs, les spectateurs, par leurs cris, leurs huées mais aussi par leurs insultes, jouant le rôle de soupape, évacuant toute la pression comme la violence dorénavant contenue par les acteurs sur le terrain. Quid, cependant, des phénomènes de violence à l’instar de celle du hooliganisme, que la violence des « microbes » dans le film rendrait tangible?

Elias et Dunning répondent en chœur qu’il s’agit d’un défaut de civilisation des mœurs, d’une pratique résiduelle des outsiders : un retard pris dans le processus d’adoucissement des corps comme des esprits. Pour Elias, certaines catégories sociales seraient « décivilisées », la violence leur étant « agréable », au sens où leurs liens sociaux seraient encore trop fortement marqués par le recours à cette violence, sans doute comme les jeunes dans le film dirait Elias, si l’on était capable de le faire parler encore.

Le problème d’une telle approche, trop proche de celle de Freud, est de réduire la violence à son usage physique, l’« agressivité » participant de la « pulsion de mort » selon cette analyse. La violence des supporters serait ainsi réduite au seul passage à l’acte, à la destruction de biens matériels comme physiques, à la transgression des règles établies, une grille de lecture reposant sur la seule logique des coups et blessures, c’est-à-dire une réflexion sur la violence indexée sur celle des crimes et délits. Elle ne permettrait pas de comprendre, dès lors, l’apparition de la violence, qui pourrait être entendue, également, comme l’aboutissement d’un long processus où se jouerait de façon non nécessaire, le produit d’une somme de rivalités comme d’appartenances identitaires et culturelles, de construction de soi comme des autres.

Penser le sport comme espace de domestication et de prévention de la violence, ce ne serait pas comprendre encore, au moins sur le plan physique, a minima, les blessures des sportifs (le sport de haut niveau, disent certains médecins du sport, devrait ainsi être interdit en raison de la violence comme des traumatismes infligés au corps comme à l’esprit), le recours au dopage (courir, simplement courir, ce serait déjà doper son corps, une pratique antinaturelle, l’homme bipède n’étant pas constitué physiquement pour la course, ce que le dépôt d’acide lactique sur les muscles du sportif, produit par son propre corps au moment de l’effort, lui rappellerait en permanence), les morts d’athlète, les rivalités entre supporters, l’écroulement de tribunes (le Heysel), jusqu’à la répression dans le sang de ces affrontements, en 1984, au JO de Moscou, qui firent 340 morts. Cette lecture manquerait autant de penser les rivalités nationales, comme la France, mettant en place le CIO en 1894 sous l’instigation du célèbre Pierre de Coubertin, remit au goût du jour, après la défaite de Sedan contre les Allemands, en 1870, les JO antiques, dont Athènes fut choisi comme lieu de résidence ; manquer d’apercevoir que ces premières olympiades modernes fonctionnent à l’exclusion : exclusion des sportifs professionnels comme des femmes, tout comme le fameux « L’important n’est pas de gagner mais de participer » de son instigateur n’est, au fond, qu’un leurre, une citation tronquée, ces JO, pour Pierre de Coubertin, devant être la première manche d’une revanche sur l’Allemagne. Une rivalité franco-allemande dont chaque match de football, à l’instar de la célébrissime sortie de son Karaté Kid intrépide Schumacher contre Battiston, lors du France-Allemagne de 1982, sera l’occasion d’en mesurer le degré d’intensité, comme l’USA-Iran de la coupe du monde 1998. Que dans tous les pays où se pratique notamment le football (mais pas uniquement ce sport), la province s’oppose à la capitale, les clubs de riches londoniens aux clubs populaires, les régions entre elles en Espagne, en Italie, le Sud au Nord, que les mouvements extrémistes y affichent délibérément leurs excroissances excrémenteuses comme le terrain devient le territoire de conflits ethniques, culturels et religieux : question du port du foulard des joueuses iraniennes de football, affrontements entre croates et serbes lors des championnats d’Europe de Water-Polo en 1993, sport rendu célèbre au cinéma par Nanni Moretti, dans son Palombella Rossa, en 1989, qui montre combien la pratique du sport est l’occasion d’une violence non plus latente mais manifeste, des joueurs bizarres de l’équipe adverse malmenant le protagoniste du film afin de faire ressurgir son passé communiste, où comment le sport a partie liée avec la politique et l’histoire de sa violence. Le sport est donc violence sur soi (par l’effort de la discipline comme de la violence que le sportif inflige à son corps), envers soi et les autres.

La lecture d’Elias, pour le dire sans doute trop vite, oublie donc trop massivement son présupposé : c’est que le sport, y compris le football, n’est pas étranger à la violence, il n’est pas son extérieur ni même son envers, il y est consubstantiellement mêlé. En effet, dans quel autre espace public tolérerait-on insultes, quolibets, crachats, xénophobie (même si un semblant de ménage semble vouloir être fait impossiblement), à l’égard des joueurs comme de ses arbitres, sans préjudices ? Une scène du film l’illustre parfaitement. Après le vol du lionceau, l’équipe de la BAC procède à une première interpellation des « microbes » : Cruz, qui palpe un jeune garçon dans les cages d’un hall d’immeuble, lui explique les règles du jeu, en le vouvoyant, métaphorisant l’arbitre, vouvoiement auquel répond le jeune par un tutoiement comme par des insultes auxquelles aucun des deux autres flics du film ne réagissent pourtant pas. Cette normalité de la violence verbale de l’adolescent interpellé ne tend pas à montrer combien les gamins seraient incivils, qui serait une lecture facile, mais plutôt, que son acceptation par les forces de l’ordre fait sens autrement : comme lors d’une rencontre de football, le jeune en question lui retourne la violence que le policier s’efforce de maîtriser. La violence ne s’évacue donc jamais. Elle est un fluide qui circule comme le ballon, tout ce qui fait le cinéma de Sam Peckinpah, l’échange de la violence, des adultes vers les enfants, des enfants vers les adultes, des joueurs vers les spectateurs et réciproquement. Le film fait alors penser au Mad Max III, c’est-à-dire à Sa majesté des mouches, où comment des gamins, les « microbes », renversent la table (ce que, dans un autre contexte social, Piranhas, en 2019, de Claudio Giovannesi, montrait à Naples, à partir d’une histoire réelle racontée préalablement en littérature par Roberto Saviano) : ou comment la cruauté des enfants révèle celle des adultes, ou comment encore les adultes délèguent le poids comme la résolution des conflits. En somme, comme le disait Victor Hugo, citation sur laquelle se termine le film, il n’y aurait pas de mauvais homme comme de mauvaises herbes. Il n’y aurait que de mauvais cultivateurs. Autrement dit, dans Les misérables, de mauvais éducateurs/de mauvais entraîneurs. Le film fonctionnant, dès lors, au départ, comme un centre de formation pour les jeunes où les éducateurs se disputent la place puis, lorsque le ballon-lionceau disparaît, faute d’objet, chaque éducateur se transmue alors en joueur-supporter de l’espace qu’il s’agit pour lui de défendre.

Les jeunes, dans Les misérables, « outsiders » dirait Elias, seraient-ils dès lors « décivilisés », en retard sur le processus de civilisation des mœurs ? La violence, dans le film, copermute plutôt comme on se fait la passe. La question ne serait donc pas tant de l’évacuer que de savoir comment diriger cette somme d’énergie, la tourner positivement ou négativement.

Le film, dans cet ordre d’idées, s’efforcerait à la fois d’éviter les clichés comme il en reconduirait certains. Il se situe sans doute bien au-delà de la topologie de Banlieue 13, Les misérables ne faisant pas dans le drame social ni dans la joliesse. Pas film social, au sens où le social ayant été liquidé (la seule liquidité étant l’argent de la drogue circulant), il en est le grand absent : n’en demeureraient plus que les conséquences pour Ladj Ly. De même, nul ne trouverait dans le film les pauvres victimes d’un côté et les vilains flics de l’autre. Plutôt, les victimes seraient de toutes les équipes, les flics eux-mêmes étant soit des banlieusards, des franchouillards pavillonnaires (Chris) ou des provinciaux (la campagne française étant sans doute l’autre banlieue qui meurt silencieusement). En somme, tous du même camp, celui de la France de la périphérie, celle qui n’a jamais connu le centre, c’est-à-dire, pour continuer à filer la métaphore footballistique : la France qui n’a jamais donné le signal, la France qui n’a pas donné le coup de pied d’envoi, la France qui n’a jamais décidé du sort de son match. Si ces clichés sont évités, deux réserves cependant : Les misérables surreprésente les salafistes, même si le parcours de Salah, figure charismatique du film, en voyou repenti montre combien ce Dalaï-lama de banlieue qu’il devient illustre dans quelle mesure les frontières sont ténues, non perméables d’un monde à l’autre, de la voyoucratie à la religiocratie. C’est que la demande de repères est forte : brûler des voitures, c’est, consumant l’objet de consommation, regretter, peut-être, de n’en avoir pas, les posséder en les brûlant tout à fait et définitivement. Autre difficulté dans le film : la compression du temps, qui montre une bavure sur une journée de 24h, le film s’apparentant à une compilation de moments forts quand, le temps, en banlieue, comme ailleurs sans doute, s’égrène autrement dans un rythme qui n’est ni fluide ni joué d’avance mais traversé de temporalités ne se juxtaposant pas les unes aux autres, le film évacuant toute forme de hors-champ, le hors champ étant ce qui du cadre n’a pas encore intégré le centre, de sorte que le film engrosserait ce qu’il dénoncerait, serait repris par ce qu’il écartait à l’instant où il le ferait : seule la violence, en banlieue, ferait images. De sorte que si les journalistes sont absents, leur propos comme la manière de montrer la banlieue n’auraient absolument pas disparu, ils n’auraient fait que changer de main, de la caméra du journal à celle du drone. Question : cette caméra est-elle davantage prompte à montrer la banlieue dans sa vérité ?

Le cinéma est un corps en débat

Tourner positivement ou négativement la violence, voilà en quoi devraient consister précisément les images de la bavure tournées depuis le drone par Buzz. Proprement, la course poursuite en quête du ballon-lionceau aboutit à l’interpellation d’Issa durant un match de football entre les jeunes du quartier, Chris tenant Issa au sol, le but du jeu étant de l’exfiltrer au plus vite afin d’éviter toute forme de confrontation avec les jeunes de l’équipe adverse, la partie se déroulant sur leur terrain. Une scène d’interpellation qui se terminera par la bavure, Issa flashé non accidentellement par Wagda, Chris s’apercevant cependant que la scène a été filmée. Si le ballon-lionceau est récupéré par l’équipe de Chris, la question se posera de savoir dans quelles conditions ce fait de jeu s’est déroulé. Le match est dès lors interrompu. De toute nécessité, en défaut de vérité, faut-il les images du film : recourir à l’arbitrage, soit pour révéler la vérité (pour les « microbes » comme pour l’équipe du « maire », qui voit là l’occasion de tenir entre ses mains la BAC, la mettre hors-jeu, l’expulser du terrain, lui adressant son carton rouge), soit pour la cacher, afin de continuer la partie. Il faut donc indubitablement convoquer la VAR, l’assistance vidéo à l’arbitrage. La VAR, instrument détenteur de la vérité du match ; boîte qui capte les énergies ; qui ne les libère plus, qui les tient en suspens, le temps que l’arbitre prenne sa décision, qu’il délibère avec lui-même comme avec ces êtres invisibles à l’autre bout de l’oreillette, la VAR comme boîte de Pandore censée impossiblement contenir l’énergie, ce que principalement et paradigmatiquement montrait Aldrich dans son film, En quatrième vitesse, Mike Hammer enquêtant sur une curieuse boîte dont l’énergie sera fatalement libérée. Car la vidéo de l’enregistrement se déplace autant que la ballon et la loi, impossible vérité à saisir, Chris hurlant sur le territoire de Salah, parce que la situation lui échappe, « La loi c’est moi », mais, une fois la vidéo récupérée, Cruz lui répondant n’être plus sous ses ordres dorénavant, lorsqu’il fait savoir à Chris qu’il gardera la vidéo, qu’il donnera ensuite à Wagda, s’efforçant de redresser les torts : « fais ce que tu as à faire », lui dira-t-il. Première préoccupation, dès lors, mais illusoirement pour Chris, en capitaine de son équipe, non pas appeler les secours, comme le suggère Cruz la recrue, mais s’occuper du drone comme d’en revenir aux fondamentaux du jeu : « je te parle de toi, je te parle de moi, je te parle de notre équipe, c’est ça la priorité ». Penser équipe, réfléchir collectif.

Un collectif porté à son tour par l’équipe des jeunes « microbes » qui ont tout vu, venant rapporter la scène à l’équipe du « maire », tous revêtus d’un maillot de football, chacun sans doute avec une équipe différente sur le dos comme les joueurs viennent désormais de partout, depuis l’arrêt Bosman, en 1995, mais, au fond, tous du même club, la main sur ce cœur insaisissable dont les joueurs ne savent pas toujours où il se situe précisément, à l’instar d’Emmanuel Petit lors de la coupe du monde 98, qui les perd parfois dans leurs choix : équipe des jeunes qui répond à l’unisson à chacune des questions du « maire », qui porte lui-même beau le maillot de l’équipe de France depuis le début du film.

La question de la vérité du match comme sa violence contenue dans la réponse qu’elle délivrerait ne cessera plus, ce faisant, de circuler à l’instar du ballon jusque dans la dernière scène du film, vingt minutes de tensions façon John McTiernan, au sens où la tension est résolue géométriquement, ultime scène où, cependant, le personnage du voyeur (Ladj Ly/Buzz), qui regarde dorénavant la scène de la violente altercation entre l’équipe de la BAC et celle d’Issa depuis le judas de la porte du domicile de ses parents, est désormais impuissant. Le judas qui fonctionne comme antithèse du drone, ce judas qui reprend autant cette lentille qui se referme à la fin du film, l’œil du voyeur comme le témoin presque absolu de la cité, celui qui voit mais ne peut rien faire, l’omniscience du début se rétrécissant à la portion congrue du judas : car si Buzz ne peut rien faire au début, à la fin il ne fait plus rien, fermant le clapet de sa porte lorsque Cruz la martèle l’appelant à l’aide. Si Les misérables est géographique, footballistico-politique, il est donc aussi un film de cinéma, chaque image dans les étages représentant des strates de tensions qui s’accumulent en une forme de résolution ouverte, dans le dernier plan du film.

Le problème du film, à cet égard, serait-il sa fin ? A l’unanimité de la huée des joueurs a correspondu de façon diamétralement opposée la réception critique et public du film, saluant le (non) choix du réalisateur. Pourtant, en une première version, Ladj Ly choisissait : la violence appellera-t-elle la violence, Issa envoyant le cocktail molotov ? Il l’enverra. En un deuxième temps, après la mi-temps du montage, Issa demeurera cocktail en main en fin de film, face à Cruz le tenant en respect, c’est-à-dire, à la fois en joue et, étymologiquement comme en pratique, à distance. Ce non choix, en fin de film, est essentiel, en ce qu’il commande l’ouverture.

Paradoxe apparent, dans le film de Ladj Ly, en effet, ce n’est pas le début qui conditionne la fin du récit. Ce n’est pas le début qui ouvre, c’est sa fin. Le film semble construit de façon rétrograde : c’est parce qu’il faut que chacun retourne dans sa cage que le début du film s’ouvre sur chacun de ses protagonistes pris dans les filets de son territoire : la cage d’escalier de la fin comme les cages du but, la cage du lion, la cage du hall, les cages des abris bus, autant de cages qui apparaissent comme autant de territoires desquels nul ne devrait sortir, au risque de la confrontation. L’ascenseur social est bien en panne, du moins se trouve-t-il pris entre deux étages à la fin du film, le rôle de la police étant de contenir les forces de dispersion dans l’espace qui leur a été imparti : plus aucune échappée n’est possible. Tout est question d’occupation de l’espace comme du temps dans Les misérables : occuper le terrain pour la police, occuper le terrain pour le « maire », qui joue le rôle de placier, distribuant les places aux marchands sur le marché du quartier. Occuper le temps, le film se déroulant durant un intermède, l’été, les vacances scolaires. L’espace du temps comme lieu de l’intrigue est alors lui-même défait, déplacé, occupé autrement : les scènes de violence n’ont plus lieu de nuit, Le désordre et la nuit de Grangier se déroule plein jour, pleine lumière, à Roubaix comme à Montfermeil, contrairement aux images émeutières rendues « célèbres » télévisuellement le plus souvent de nuit : la violence n’est plus dissimulée, elle est exposée plein phare, pleine lumière par les projecteurs puissants du stade comme par les fumigènes tirés par les « microbes » contre le véhicule de l’équipe de « la pince » comme à l’endroit de la police, dans les cages d’escaliers, les joueurs se comportant désormais comme des supporters, mais dans la pénombre d’une cage d’escalier. La pénombre, ce moment de la journée où la lumière tombe, que les langues comme les mains se délient, chacun se disant sa vérité : ici, qui dégainera le premier ?

A nous la victoire ? (John Huston, 1981)

Au-dessus d’Issa, au moment où se joue la partie dans ses derniers instants, peut-on lire, à ce propos, écrit en lettres capitales : « ...AVOIR UNE BETE DE VIE » : libérer le ballon comme le lionceau en cage ou bien y retourner, mettre le but dans la cage ? Cruz et Issa, en face-à-face, dont le sort du match ne dépend plus que d’eux, jouant le final dans cette finale, mais en un match reconfiguré, cage contre cage, chacun occupant un palier, un escalier, chacun dans sa cage, affrontement comme les enfants improvisent un goal-à-goal, Cruz et Issa incarnant sur leur seule tête le reste de l’équipe, gardien de but et attaquant à la fois, chacun, désormais seul, les autres se trouvant soit au sol – pour la police, qui a ses crampes, la fin de match étant difficile, seuls les plus vaillants demeureront debout -, soit se comportant en spectateur attentif de la scène comme les coéquipiers d’Issa, cagoulés comme des supporters, le font à l’instant de ce dernier tir en forme de penalty, Cruz/Issa éprouvant précisément L’angoisse du gardien de but au moment du penalty (Peter Handke, 1970, Wim Wenders, 1972). Mais qui tirera le premier, qui stoppera le ballon le dernier ?

Beaucoup de choses ont donc été écrites sur cette dernière scène. Ladj Ly coupe-t-il sa caméra avant la décision finale de Cruz et d’Issa, mettant le ballon en touche, ayant encore confiance en tout ce qui avait disparu, la police, les forces sociales, etc., laissant le champ des possibles ouvert ? Ou bien ne se montre-t-il pas suffisamment courageux, maintenant l’espoir, remettant le ballon en jeu? Mais aussi et au contraire, parce que le film serait sans cesse sur la brèche, ne demeure-t-il pas en fin de match sur son arête vive ? Tout cela à la fois, match nul en somme, un partout, balle au centre ? En notant toutefois que Cruz, qui tient en joue Issa, visage tendu, hurlant, s’efforçant de le ramener à la raison, revient doucement au calme dans les toutes dernières secondes, puis abaisse légèrement son arme, en un geste de retrait, visage offert, refusant le rôle d’attaquant/d’assaillant, redevenant le gardien, celui des cages, celui du but, celui de l’ordre, laissant le ballon à Issa, le choix du tir ou non. Voilà peut-être la seule issue dans ce match fermé : qu’Issa prenne ses responsabilités comme un grand joueur se révèle découvrant sa vérité dans les matchs décisifs, qu’il devienne enfin l’acteur de son match avant le coup de sifflet final, d’éprouver enfin la liberté, avoir la volonté d’être responsable de soi-même comme des autres (qui l’observent à présent, immobiles), de maintenir cette distance qui sauve isolant des autres, car ne sont-ils pas face-à-face, Cruz et lui, mais non pas simplement dans un face-à-face mortel, celui de l’affrontement, mais le face-à-face de ceux qui, malgré tout, font encore partie du même monde, dont les langues demeurent peut-être étrangères à l’autre (Issa entend-il les cris de Cruz ?), mais dont les signaux pour (r)établir/maintenir le contact demeurent évidents pour qui sait les voir : une manifestation d’hostilité est encore un signe de présence, un témoignage d’existence comme d’appartenance. Ne plus se rebeller (pour certains jeunes), serait au contraire le signe négatif de l’acceptation morne de la fatalité, s’être résolu au seul entre-soi, se conformant à la ghettoïsation, exister mais reclus du reste dans une économie toute parallèle. Une acceptation dont le cercle est défait par le jet de pierres comme le tir de ballon. Jeter/tirer c’est peut-être encore le signe inversé d’un lien, qui n’en reste pas moins un pont lancé, une main tendue par extension, même si cette main est coupée. La poubelle, la voiture, brûlées, irresponsablement, incivilement, ne consistent pas simplement à consumer l’objet comme le monde des autres. Ce n’est pas simplement le geste d’un refus d’être du même monde mais au contraire, peut-être, la graphie d’un geste désespéré envoyé en un départ de fumée, SOS indien comme désir d’être au monde, s’asseoir autour du même feu.

Le cocktail molotov en main est-il, dès lors, un si mauvais augure envoyé au reste de la société, le geste intrépide d’un « sauvageon » ? Non, plutôt, le reste d’une civilisation à tenir, un monde au fronton duquel, juste au-dessus d’Issa, il faut y revenir, on peut lire « AVOIR UNE BETE DE VIE ».

Issa, personnage civilisationnel, est le Prométhée du film qui, en toute fin de partie, en effet, ne s’affole pas, conserve son sang-froid, joue la montre, garde le ballon, la scène s’étirant dans le temps sans que l’on sache si l’énergie cinétique accumulée dans son bras se dépliera ou non. Issa-Prométhée se comporte alors comme son nom l’indique, étymologiquement : « Prométhée » signifiant le « prévoyant » comme la « providence ». Il ne se comporte pas, dans les dernières secondes du film, comme l’inconséquent Épiméthée, dont le nom signifie au contraire « celui qui réfléchit après coup ». Issa le grand responsable, non pas le distributeur indifférent des biens et des maux, en arabe, est précisément la variante de Jésus, signifiant « Qui sauve » en hébreu. Issa, au carrefour de tous les territoires, instance de jugement comme de rédemption, dont le parcours dans le film participe du martyrologe, Issa qui est le prénom de Jésus dans le Coran, est celui qui, sauvant, est responsable du sort de chacun, le sien, sans doute mais aussi de tous les autres. Issa, comme Jésus possède une nature mixte, mi dieu/mi homme, donc ni dieu/ni homme, chez les chrétiens, sur la terre comme au ciel, fort et faible à la fois, Issa est bien le personnage du lien, du nœud problématique.

Issa, comme Prométhée est un voleur dans le mythe Grec, sans doute, est incivil. Il transgresse d’emblée le cours des choses comme les règles du jeu (au contraire d’une variante de la légende, proche-orientale, à Sumer, où Prométhée n’apparaît plus comme concurrent et rival des dieux mais comme leur serviteur, créant l’homme à partir de l’argile et de l’eau). Prométhée, un personnage dont les ruses imprudentes provoquent une brouille entre les hommes et Zeus, entend cependant réparer un tort : lorsque Zeus offre tous les dons les plus importants aux animaux (force, rapidité, courage et ruse), laissant l’être humain démuni et fragile, Prométhée décide de voler le feu sacré à Zeus afin de le donner aux hommes pour les rendre plus fort, le feu permettant la survie de leur espèce. Le feu, cocktail molotov entre les mains d’Issa, c’est peut-être alors la chance offerte par un dieu insoumis (Issa filmé en contre-plongée, au contraire de Cruz), chance offerte aux hommes d’« AVOIR UNE BETE DE VIE », le feu, ce symbole ambigu, « dangereux ami » des hommes, prévisible et imprévisible, feu utile et dommageable, ambigu et paradoxal à la fois, mais aussi le feu « ami des hommes », civilisateur. Une énergie positive et négative à la fois, dont il appartient à Issa de décider du sort, laissant Cruz comme le spectateur devant l’abîme où nous sommes avec l’abîme que nous sommes. Issa, personnage christique au possible, sera-t-il en effet sacrifié par les autres/se sacrifiera-t-il pour les autres ?

« AVOIR UNE BETE DE VIE », est-ce alors avoir une vie animale, mue par ses seuls instincts, une vie brève et précaire, autant dire le contraire de l’humanité, réduite à la cendre par la flamme du cocktail molotov ? Ou bien, au contraire, « AVOIR UNE BETE DE VIE », ne serait-ce pas plutôt avoir une vie surmontée de la bêtise, une vie digne désormais, une vie à hauteur d’homme, une vie non plus rabaissée, réduite à l’état d’objet, une vie réifiée : pour Issa, n’être plus simplement que ce cocktail molotov, réduit à sa part élémentaire/incendiaire. Non, « AVOIR UNE BETE DE VIE », c’est avoir possiblement une vie décente, c’est redevenir le bras, les jambes, la tête d’un corps un temps commotionné comme l’humanité entend perdurer dans son être le plus longtemps possible, qui définit la culture contre la nature, Issa retenant finalement son geste comme se libérait la main de Dieu en Maradona en 1986 contre l’Angleterre. Un geste retenu (lancera-t-il ou non?), ramené à son rythme essentiel, pour en finir des rimes du terrible concert pour oreilles d’ânes sur la violence d’un jeune : cause de tout, Issa ne serait responsable de rien. Au contraire, son individualité ne s’affirme que sous ce qui l’écrase. La force, en lui, n’est plus qu’une apparence décorative, le cocktail molotov demeurant entre ses mains. Un geste qui ne glorifie la force que sous son aspect limité et fini, en tant qu’énergie périssable comme le feu s’éteint toujours culminant dans le courage d’Issa qui la mesure. Un geste qui propose à l’existence son activité métaphysique, Issa devenant le gardien d’une humanité périssable.

Malgré la fatalité de ce qui semblait se jouer dans le film, ce suspens du geste, la main d’Issa qui se retient comme l’arme de Cruz s’abaisse légèrement, montre qu’il reste finalement assez de liberté naissante pour que le spectacle ne paraisse pas réglé d’avance. Selon les rythmes des matchs, la fougue des adversaires et la vaillance à tenir le pas gagné par chaque équipe, tout ceci pourra peut-être s’équilibrer fragilement comme en fin de film de façon à recréer sans cesse, en chacun, ce qui féconde, ce qui fait teneur et tenir, l’incertitude de l’avenir car, sans doute, « la seule chose intéressante, c’est le chemin que prennent les êtres », dit Pierrot le fou de Godard, à partir d’un matériau défini par Samuel Fuller dans le même film, ramenant celui de Ladj Ly à hauteur de la question de ce qui fait les êtres comme le cinéma : « un film, c’est comme une bataille : l’amour, la haine, l’action, la violence, la mort, en un seul mot, c’est l’émotion », ce qui reste aux hommes quand ils tombent les armes, ce qu’ils ont de mieux en partage.

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