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Jeanne (Noémie Merlant) sous le manège Jumbo dont elle est amoureuse
Rayon vert

« Jumbo » de Zoé Wittock : La prochaine terre natale

Guillaume Richard
Avec « Jumbo », Zoé Wittock choisit de protéger le fantastique d'une existence poétique et mystérieuse, celle de Jeanne et son imaginaire peuplé de machines. Le film évite par là tout recours à la psychopathologie explicative. L'existence de Jeanne est ainsi tournée vers le futur et un monde où elle pourra vivre en harmonie autant avec sa famille que ses machines.
Guillaume Richard

« Jumbo », un film de Zoé Wittock (2020)

À quelques différences près, Jumbo aurait tenu de la fausse bonne idée. Zoé Wittock choisit de nous faire croire en une forme de vie poétique, celle de Jeanne (Noémie Merlant), amoureuse d'une attraction foraine qu'elle rebaptise Jumbo, plutôt qu'aux pouvoirs de la raison froide, médicale et hospitalière, qui aurait pu réduire son existence à l'expression d'une maladie psychologique. Celle-ci, si elle existe, ne porte pas de nom car nous savons juste vaguement que Jeanne est spéciale. Par forme de vie poétique, il faut entendre un mode d'être déterritorialisé qui trace sa propre ligne de fuite faite ici de mécanique et de bricolages, d'huile noire et de néons aux couleurs chaudes. Jeanne, qui refuse d'habiter autrement le monde, porte ce mode d'être jusqu'aux limites de la folie. Mais ce n'est par pour autant qu'elle est folle : la différence est importante et elle tient autant de la croyance que de l'affirmation d'une manière de vivre. Comme elle le dira elle-même, il y a bien des gens qui croient aux contes de fées. Et d'autres, pourrions-nous ajouter, à l'amour absolu ou au donjuanisme, qui sont autant de mirages ou d'états mentaux qui forcent les hommes à reterritorialiser, à un moment donné, la forme que prend leur amour ou leur désir pour qu'elle s'accommode de la réalité.

La première scène de Jumbo montre Jeanne, nue, en train de rêver intensément d'un puissant manège qui la plonge dans des lumières colorées. Ce rêve rejoint la réalité de son quotidien : Jeanne est passionnée par les attractions foraines et les bricolages en tous genres. Cette passion lui vient de l'enfance. Elle fréquente en effet le parc de sa région depuis qu'elle est toute petite et on apprend au début du film qu'elle commence à y travailler. C'est en nettoyant Jumbo, lors d'une parade nocturne, qu'elle va lier son sort à cette attraction qui répond à ses pensées, au grand dam de sa mère (Emanuelle Bercot) et de Marc (Bastien Bouillon), le beauf du coin. Jeanne rêve de machines mais en confectionne aussi chez elle, sa chambre est ainsi remplie d'inventions ou de reproductions de manèges du parc. Elle se met alors à aimer Jumbo car il représente le moment où son devenir-machine, et le désir qui le porte, se prolonge dans une manière de vivre concrète. C'est une batterie d'affects qui la pousse vers Jumbo. Et en même temps, elle va déjà très loin tout en parvenant à ne pas tomber dans une folie bien réelle dont elle ne pourrait pas revenir. La fin du film, qui n'est pas si guimauve qu'elle n'en a l'air, marque peut-être ce moment où une limite sera brouillée entre sa forme de vie poétique et la folie sans que l'hypothèse de la maladie mentale ne prenne le dessus. Sa mère et son compagnon (Sam Louwyck) acceptent enfin la singularité de cette existence qu'ils comprennent à peine mais en laquelle ils décident finalement de croire. Jumbo propose d'abord de partager le fantastique d'une existence(1).

Jeanne (Noémie Merlant) dans sa chambre avec ses bricolages et lumières.
© Caroline Fauvet

Insensible aux avances de Marc, Jeanne commence à lui porter un peu d'intérêt lorsque celui-ci lui récite une phrase de sa grand-mère : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? » Il s'agit en réalité des deux derniers vers d'un poème d'Alphonse de Lamartine intitulé Milly ou la terre natale. Jeanne les répétera ensuite à plusieurs reprises comme pour faire agir leur charme et donner un sens à son existence. Cette référence place ainsi Jumbo du côté de la poésie et non de la psychopathologie : Zoé Wittock affiche clairement sa volonté de déplier poétiquement le mode d'être de Jeanne sans le juger ni le ramener, encore une fois, au spectre d'une maladie mentale inféconde et inerte, sans pouvoir créatif ni horizon d'expression. Elle permet également d'écarter le récit tolérant sur la différence dont la forme de vie poétique de Jeanne ne serait que la métaphore. Son devenir n'a que la forme qu'il se donne et n'englobe en rien le fait d'accepter la différence de l'autre, même si la fin du film louche certainement un peu vers cette comparaison. Jumbo semble bien plus fort que cela : Jeanne se met en quête de supplément d'âme, c'est pourquoi elle croit dans les objets inanimés plus que dans le sexe froid avec Marc (elle couche avec lui par dépit) ou le mode de vie exubérant de sa mère (qui cherche à faire d'elle une fille normale). Pour Jeanne, les humains sont semblables à des objets inanimés tandis que son monde bricolé respire d'une vitalité mystérieuse. C'est à la fois la force et la tragédie de son devenir-machine.

Il est également possible de repartir du poème d'Alphonse de Lamartine pour analyser autrement Jumbo. Comme son nom l'indique, Milly ou la terre natale s'intéresse au trouble et à la mélancolie que provoque une séparation de sa terre d'origine. À l'instar du poète qui se souvient, Jeanne serait-elle en lien avec un lieu semblable ? Paradoxalement, ce rapprochement débouche, dans un premier temps, sur deux hypothèses peu concluantes parce que trop proches d'une lecture psychopathologique du mode d'être de Jeanne. La première concernerait le parc où elle se rend depuis toujours et qui constitue, en tant qu'espace-temps malléable, la source principale de son imaginaire. Comme elle est au fond en train de grandir péniblement (elle découvre par exemple son étrange sexualité), elle éprouve en réalité la nostalgie de ceux qui ne veulent pas laisser derrière eux le continent de leur enfance. Ce syndrome de Peter Pan apparaît trop simpliste au regard des rapports complexes tissés par Jeanne. Une seconde hypothèse peut aussi être formulée. Cette terre natale serait à nouveau celle de l'enfance mais cette fois-ci en présence du père disparu. Combler l'absence de ce père nous rapprocherait d'une explication lourdement psychologique, ce que Jumbo réussit à éviter en tirant Jeanne, sa mère et son compagnon vers un monde battant au rythme de la jeune femme. Cette absence est certes évoquée à plusieurs reprises dans le film mais elle ne semble pas pour autant structurelle. Le père passe moins pour une Madeleine de Proust qu'un lâche ayant abandonné sa famille.

Jeanne rêve pourtant bien d'un ailleurs, d'une nouvelle terre natale, d'un monde où son incertitude et ses croyances cesseront d'être une peine. Elle possède une tirelire en forme de cochon destinée à financer sa vie future qu'elle imagine loin du trou où elle vit. N'est-ce pas alors ce monde à venir qui serait la terre natale de Jeanne, cette terre où tout sera animé par un supplément d'âme ? Elle est à la recherche d'un monde où elle pourrait cohabiter autant avec les autres (sa mère et son compagnon en tête) qu'avec les machines. Tournée vers le futur, elle convertit en quelque sorte la mélancolie originaire du poème d'Alphonse de Lamartine en force. Il ne peut en être autrement puisque Jeanne s'est mariée avec Jumbo. Dans cette scène, elle perd son voile qui est emporté par le vent. Jeanne voit dans ce signe le "oui" de Jumbo, qui accepte d'être son époux. Voilà comment elle ne cesse d'apporter un supplément d'âme dans le monde : les objets inanimés trouvent sous son regard une nouvelle manière d'être. On comprend bien alors la volonté de Zoé Wittock de protéger le fantastique de cette existence poétique et mystérieuse.

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