
« Alpha » de Julia Ducournau : L’adieu au regard
Si plein de lui-même et de ses effets, quelle place peut laisser Alpha au spectateur ? Julia Ducournau produit un cinéma qui réduit le spectateur à une conscience interprétative et à un inconscient qu’il s’agit de réveiller à grand coup d’images spectaculaires. L'émotion est ainsi asséchée, au même titre que la thématique du harcèlement qui se dissout complètement dans la pulsion du spectaculaire et du tape-à-l’œil.
« Alpha », un film de Julia Ducournau (2025)
Invitée par le distributeur belge du film, Julia Ducournau est venue présenter Alpha à Bruxelles au cinéma Palace ce jeudi 21 août. Comme il est d'usage pour une avant-première de cet acabit, la projection fut précédée d'une introduction et suivie d'une masterclass d'une heure, dans laquelle la réalisatrice française a déployé un discours très précis et articulé autour de son troisième long-métrage. Si l’éthique critique rudimentaire en appelle à la vigilance vis-à-vis des commentaires qu’un ou une cinéaste émet à propos de ses œuvres, les prises de paroles dont Julia Ducournau a emballé son film lors de cette séance tracent un horizon esthétique qu’il semble intéressant de déplier, et dont Alpha est la saisissante illustration.
En montant sur scène pour introduire le film, Julia Ducournau a commencé par remercier le public venu nombreux (la séance était sold-out) et le féliciter pour la liberté fondamental dont il faisait preuve, celle de se faire son propre avis - sous-entendu : de ne pas se laisser convaincre par la critique cannoise qui dans sa mesure proverbiale a grosso modo qualifié le film de catastrophe industrielle. Ensuite, Julia Ducournau a bien pris soin de préciser que son film n’était pas une comédie, que nous ne devions pas espérer passer un bon moment. Mais rassurons-nous, une fois le film terminé, le générique sera laissé jusqu’au bout pour que nous puissions nous remettre de nos émotions – « Nous ne sommes pas des monstres » plaisante la réalisatrice. Julia Ducournau n’a pas peur de survendre son film, elle sait qu’il est d’une intensité peu commune, préfère nous en avertir. Enfin, la réalisatrice palmée a pris un ton plus affecté pour exprimer l’espoir que devant son film nous fassions un « voyage au plus profond de nous-même ». Ducournau joue carte sur table, révèle son ambition : lorsqu’elle fait un film, la réalisatrice ne se contente pas de déplacer légèrement le spectateur, ni de susciter chez lui un émoi retenu. Non, l’ex-étudiante de la Fémis vise directement les tréfonds de l’âme, là où se planquent les émotions originelles, qu’elle cherche à réactiver avec fracas.
Les moyens de ses ambitions
Forcément, avec des ambitions pareilles, il faut mettre le paquet. Après un prologue qui place le film sous tutelle mythologique au moyen d’une série de symboles bibliques (le sable rouge, la terre craquelée, la constellation), Alpha s’ouvre par un long plan-séquence complexe (cf. Titane), circulant caméra à l’épaule dans un squat où des jeunes font ce qu’ils font : boire, s’embrasser, se droguer. Dans cette ambiance interlope grisement étalonnée et rehaussée de cordes pontifiantes, la jeune Alpha (Mélissa Boros), 13 ans, se fait tatouer un « a » majuscule sur l’épaule avec une aiguille qu’on imagine pas aux normes d’hygiène. Sa mère (Golshifteh Farahani) non plus, d’ailleurs, qui s’en inquiète. Et pour cause, dans ce monde flirtant avec le post-apo, un virus fait rage : les individus qui en sont atteints se transforment lentement en statues de marbre. C’est l’argument qui situe le film dans le cinéma de genre, celui qu’affectionne Julia Ducournau depuis ses débuts. En particulier le genre « à la Cronenberg » qui triture les corps, les transforme, les décompose.
Mais les ponts avec le monde réel sont plus nombreux dans Alpha que dans Titane, et la jouissance de l’organique s’y révèle moins centrale. Le genre apparaît alors moins comme un prétexte à la fête du corps que comme un moyen pour la réalisatrice française de d’accomplir son ambition cinématographique (le voyage aux tréfonds de l’âme), par l’entremise d’une forme qui court sur deux jambes : la production de sens et la débauche d’effets audiovisuels.
Première jambe – Faire sens
C’est un poncif qui fut à l’origine une façon pour ses thuriféraires d’ennoblir le cinéma dit de genre que de lui prêter une dimension allégorico-symbolique - derrière les zombies de Romero, les aliénés de la société de consommation ; chez Carpenter, le monstre comme projection du Mal absolu. Dans Alpha, la charpente symbolique est bicéphale : d’une part la marbrification comme allégorie du SIDA (et/ou du covid), de l’autre, le fantôme (Tahar Rahim) comme vecteur d’émancipation d’une jeune fille sous emprise maternelle. Cette charpente permet ensuite de supporter des sujets sociétaux variés, en vrac : le harcèlement scolaire, la découverte de la sexualité, le deuil, la drogue, les relations intrafamiliales, etc. Autant de sujets qui pourraient être traités sans en passer par le genre, alors pourquoi ce détour ?
Les réponses à cette question sont multiples, et certaines sans doute plus intéressantes que d'autres (par exemple : le recours à la puissance évocatrice de la métaphore pour éclairer une thématique). Mais chez Julia Ducournau, en plus de permettre l’abstraction du réel (voir infra), le genre semble principalement invoqué en tant qu’il est une machine à produire du sens. Le réel n’étant évoqué que par associations - les choses n’existant pas pour elles-mêmes mais pour ce qu’elles évoquent - le spectateur est embarqué dans ce jeu douteux qui consiste à décrypter tous les signes disposés par la réalisatrice-scénariste. Celle-ci s’en défend, explique qu’en tant que spectatrice elle privilégie toujours l’émotionnel à l’intellectuel. Une partie non négligeable de sa masterclass consistera pourtant à faire la lumière sur toute la symbolique du film. Évidemment, la maman d’Alpha n’a pas de prénom car elle est la Maman avec un grand « m » (cinéma essentialiste). Évidemment, l’étalonnage éclate les couleurs car la société elle-même a éclaté suite à l’apparition du virus. Évidemment, les paroles des chansons qui jalonnent le film produisent de l’intertextualité (« How can we feel so wrong ? », « Let it happen »). Quoi, vous n’aviez pas compris ?
Seconde jambe – Faire de l’effet
Le second bénéfice du genre est qu’il en appelle à la transcendance du réel. Pour Ducournau, le cinéma commence là où le réel s’arrête - ou du moins, là où il est transfiguré. Dans Alpha, le cinéma s’obtient au prix de trois opérations abstractives : 1. L’introduction de l’argument dystopique ; 2. La déréalisation de l’univers diégétique par un étalonnage artificialisant ; 3. L’omniprésence de la musique, tapie en embuscade, déferlant sur chaque scène qui cherche à charrier un tant soit peu d’émotion. Du reste, tout effet de style qui peut faire impression sur le spectateur semble bon à prendre. Pour rappel, l'objectif est que celui-ci soit aspiré au plus profond de lui-même, il faut donc le brusquer un minimum – lui en imposer. Ainsi, on amplifiera chaque effet sonore, on calera deux-trois ralentis bien léchés, on multipliera les scènes sensationnelles. Dans cette dernière catégorie, citons pêle-mêle : Alpha en crise d’angoisse sur un échafaudage menaçant de s’écrouler, Alpha en panique dans son lit bientôt écrasée par le plafond de sa chambre, Alpha s’administrant un vaccin avec la délicatesse d’un marteau piqueur (un saisissement parcourt tout le public, mission accomplie).

Une scène pour les réunir toutes ? Celle de la piscine, dans laquelle Alpha subit le harcèlement de deux camarades de classe. S'enchaînent alors : coups (sur une porte de vestiaire), crachats dans la figure, re-coups, tentative de noyade, fuite, re-re-coup sur la tête d’Alpha (avec un gros bong en prime), effluves de sang dans l’eau, et final en apothéose avec un discret mouvement de grue qui élève la caméra vers un plan large du bassin se vidant de ses baigneurs prépubères, comme la mer se vidait dans Jaws. L’image marque la rétine, il faut bien l’admettre. Elle entérine aussi le constat que la thématique du harcèlement se dissout complètement dans la pulsion du spectaculaire et du tape-à-l’œil.
L’hybridation des lignes temporelles sur laquelle repose en partie le scénario se situerait quant à elle à la confluence des deux jambes (onanisme stylistique ?) : entre manière de « faire cinéma » grâce au passage fluide dans un même plan de l’une à l’autre, et façon d’offrir un nouveau casse-tête interprétatif au spectateur.
La jambe absente – Le regard
Et au milieu de toute cette débauche de sens et d’effets, quelle place pour le regard ? Peut-être cette question n’est-elle pas pertinente pour traiter du cinéma de Julia Ducournau, dont le désir de cinéaste se porte clairement ailleurs. Deux séquences rendent ce constat palpable pour tout qui a encore le curieux réflexe de regarder les images projetées sur un écran de cinéma.
Séquence numéro un : le dîner de l’Aïd. La famille d’Alpha est réunie autour d’un bon repas et festoie dans une ambiance joyeuse. Mais qu’y a-t-il réellement à voir dans cette scène ? Pourquoi la caméra n’arrête-t-elle pas de survoler l’espace ? Pourquoi la musique recouvre-t-elle les conversations ? Parce que l’enjeu ici n’est pas de regarder cette situation particulière, d’en saisir la matière spécifique. Le repas familial n’intéresse pas Julia Ducournau en tant que tel, mais en tant que décor du fil narratif shyamalanesque qui entoure le personnage d’Amin, et dont la séquence sert surtout à fournir une nouvelle clé de compréhension. Ce n’est pas un hasard, nous explique la réalisatrice, si le seul dialogue mis en exergue dans la séquence nous apprend que l’ami de la famille pleurait parce qu’il a perdu son meilleur ami par le passé, avant qu’un raccord ne nous montre Amin sortir de la pièce. (Attendez… mais ça voudrait dire que ?!)
Séquence numéro deux : l’étreinte lacrymale entre Alpha et Amin. Ça partait pourtant bien : en pleine nuit, Alpha se réveille et voit son oncle se tordre de douleur sur sa couche. Dans un élan de tendresse, celle-ci le rejoint et lui prodigue caresse et réconfort pour le calmer. Jolie scène, dont la joliesse repose sur la simple observation d’un moment affectueux – scène délicate que le rouleau compresseur à deux jambes s’apprête à saccager. Car il faut qu’Amin se réveille et chuchote quelque chose d’inaudible à l’oreille d’Alpha, que les deux personnages s’effondrent en larmes dans les bras l’un de l’autre, que la musique écrase la scène de tout son poids dramatique. Tel est pris qui croyait prendre : là non plus il n’y aura rien à voir, seulement à éprouver – par ordre de la réalisatrice.
Regarder quelque chose c’est lui donner une existence propre, affranchie (du moins partiellement) des préconceptions du cinéaste. C’est donner aux choses un peu de jeu, une ouverture, une ligne de fuite. C’est aussi une condition nécessaire au déploiement de l’émotion. Car dans un système aussi fermé qu’Alpha, si plein de lui-même et de ses effets, quelle place pour le spectateur ? Quelle place pour la déambulation du regard qui seule, au détour d’une trouée inattendue, permet qu’affleure l’émotion ? À défaut, Julia Ducournau compte sur autre chose, elle dit : « J’espère que vous serez happés par mes personnages ». Deux éléments probants ici : « mes » et « happés ». Julia Ducournau ne dit pas « les » mais « mes » personnages - ceux-ci n’ont pas d’existence propre en dehors du strict cadre confectionné par la réalisatrice-démiurge. Ils sont en fait moins des personnages (des personnes) que des véhicules émotionnels pour le spectateur, qui est prié de se laisser happer par eux. La réalisatrice postule ainsi une continuité directe entre l’émotion d’un personnage et l’émotion du spectateur (ce qui la rapproche d’un autre cinéaste du moment, norvégien lui). Cette continuité entre personnage et spectateur n’est-elle pas implicite dès l’ouverture du film, lorsque la caméra nous place à l’intérieur désertique du corps d’Amin avant d’en sortir par un trou de piqûre ? Les mal intentionnés auraient vite fait d’y voir une métaphore du film lui-même : tentant de nous pénétrer avec violence pour n’aboutir qu’à l’assèchement émotionnel. Avec Alpha, Julia Ducournau produit ainsi un cinéma qui évacue le regard du spectateur en le réduisant à une conscience interprétative et à un inconscient qu’il s’agit de réveiller à grand coup d’images spectaculaires.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Julia Ducournau
- Thibaut Grégoire, « Titane de Julia Ducourneau : Cadavre exquis », Le Rayon Vert, 14 juillet 2021.
- Jérémy Quicke, « La Salle, l'horreur et les émotions : Entretien avec Julia Ducournau », Le Rayon Vert, 20 avril 2018.