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Alice de Jan Svankmajer
Esthétique

« Alice » de Jan Svankmajer : Quelque chose d'Alice...

Cayetana Carrión
Avec « Alice » (1988), loin des adaptations moralisatrices de Walt Disney et Tim Burton, Jan Svankmajer se dresse contre la tyrannie de la conformité et le diktat de l'œil par l'imagination : sa poétique de la tactilité repose sur la conviction que l'expérience du corps est plus fondamentale que celle du regard.

« Alice » (1988), un film de Jan Svankmajer

L'univers onirique des Aventures d'Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll et les transformations subies par son héroïne ont inspiré depuis les débuts du cinéma de nombreux réalisateurs(1). C'est surtout la version animée de Walt Disney (1951), calquée sur la narration originale mais fortement dépouillée de sa portée critique, qui consacre la popularité d'Alice. Soixante ans plus tard, en 2010, Tim Burton réalise une adaptation contemporaine (produite et distribuée par Walt Disney Pictures) où Alice, devenue une belle jeune femme de dix-neuf ans, retourne au pays des merveilles et traverse une série d'épreuves qui culminent dans la conquête de son émancipation.

Entre ces deux périodes, le réalisateur tchèque Jan Svankmajer nous livre en 1988 une étrange pépite cinématographique avec son premier long métrage Alice (ou Quelque chose d'Alice d'après la traduction originale) récompensé « Meilleur film d'animation au Festival d'Annecy » l'année suivante. Librement inspiré du conte original tout en en conservant l'esprit contestataire, le film se distingue radicalement des adaptations moralisatrices et stéréotypées de Disney et de Burton(2) aussi bien par sa forme hybride, mélange de prises de vue réelle et d'animation stop motion, que par ses intentions. Si le rêve occupe une place centrale dans les trois versions, elles ne s'en emparent ni ne l'incarnent de la même manière.

Lisse et plutôt rassurant dans les versions de Disney et de Burton, le rêve se déploie essentiellement comme un joyeux divertissement, prétexte aux multiples rencontres et péripéties de la protagoniste, et sert de contexte à l'éloge de la conformité à l'ordre social établi. Dans celle de Svankmajer, en revanche, les épreuves que la protagoniste traverse durant son voyage onirique révèlent le versant obscur du pays des merveilles, le coin sombre de l'inconscient où se nichent les traumas archaïques et se jouent les tensions entre la vie et la mort. Ils renvoient à l'expérience primordiale de la vie in utero que le réalisateur exprime par une poétique de la tactilité fondée sur la conviction que l'expérience du corps est plus fondamentale que celle du regard, car le sens du toucher est antérieur à celui de la vue. Le film va se développer selon la logique du rêve, territoire intermédiaire entre la réalité et l'inconscient, dont la porosité sera révélée par un dispositif technique qui fait coexister la prise de vue réelle et l'animation stop motion. En même temps, le rêve va prendre littéralement corps selon la logique de la gestation, lieu de métamorphoses et de transformations aboutissant à la naissance d'un corps nouveau, celui d'une Alice émancipée du pouvoir tyrannique et oppressant de la reine des cœurs.

L'hypothèse de la gestation se justifie également par la position particulière qu'occupe Alice dans le film et qui incarne la spécificité du songe : protagoniste de son propre rêve, elle en est aussi la génératrice, ce qui lui confère un rôle actif et absolu dans la construction du chemin vers la conquête de sa propre autonomie. Dans ce sens, la démarche subversive du film réside d’abord dans sa singularité esthétique et dans son appréhension de la matière onirique comme terrain de l'expression de l'imaginaire et de la liberté; mais il s'agit aussi d'un propos idéologique qui se fonde sur l'expérience de la censure et de l'oppression dont Jan Svankmajer fut victime dans les années 1970. Selon lui, sa démarche artistique consiste à reconnaître et à légitimer « la place que l'irrationnel occupe dans l'esprit humain », car face au conformisme dominant et à la répression qu'exerce la dictature de la rationalité, l'imagination est seule capable de subversion « parce qu'elle proclame le possible contre le réel »(3).

Répression et transgressions

À l'instar de l’œuvre originale, le film s'ouvre sur un paysage bucolique traversé par une rivière qui nous conduit vers Alice. Assise aux côtés de sa grande sœur plongée dans la lecture d'un livre, elle lance des pierres à l'eau pour tromper l'ennui. Sans y parvenir, elle tente de perturber la lecture de sa grande sœur qui l'en empêche en lui donnant une énergique tape sur la main. Acte de répression symbolisant une forme de pouvoir, la violence du toucher, mis en évidence par les gros plans visuel et sonore, produit chez la fillette une émotion proche de l'agacement qui va motiver la gestation onirique.

Alice narratrice prête sa voix à tous les personnages qui peuplent le territoire onirique, comme si chacun était l'incarnation des pulsions, souvenirs et angoisses logés dans son inconscient

Le regard fixe d'Alice tourné vers la caméra dévoile, en creux, le défi de la protagoniste face à son inadéquation au monde qui l'entoure. Il annonce une première transgression, symbolique, produite par la rupture du contrat narratif réaliste, c'est-à-dire l'entorse aux règles classiques du cinéma. La brèche ainsi provoquée dans le dispositif cinématographique révèle l'existence d'une Alice narratrice, se situant à l'extérieur de la diégèse de son propre rêve et représentée par un très gros plan de sa bouche. L'insert apparaît de manière récurrente tout le long du film et participe d'une certaine manière à la reconstitution du corps d'Alice qui substitue à ses yeux les images du rêve, et restitue sa bouche par l'intermédiaire de l'insert. Alice narratrice prête sa voix à tous les personnages qui peuplent le territoire onirique, comme si chacun était l'incarnation des pulsions, souvenirs et angoisses logés dans son inconscient.

À la fois spectatrice, protagoniste et narratrice de son propre rêve, Alice est investie d'une forme de pouvoir d'agir sur son propre destin comme sur le spectateur qu'elle sollicite à être actif. De fait, dans le générique du film, elle l'invite à écouter son histoire et à la vivre en fermant les yeux car autrement il ne verra rien. À la fois annonce du regard intérieur qu'impose le principe du rêve et de l'introspection, la demande de fermer les yeux prépare aussi au renoncement – certes paradoxal – à convoquer la vue comme le sens principal permettant de regarder le film, pour lui substituer celui du toucher. À l'instar de ses expériences de toucher aveugle que le réalisateur a effectué afin de saisir le contenu sensible des objets, le film fait appel à leur caractère tactile comme façon de représenter les émotions que les matières inspirent, façonnant ainsi les ressentis des personnages. Les effets synesthésiques sont produits par le recours systématique au gros plan évocateur des états émotionnels d'Alice et de la nature subjective du rêve.

Transition et « rêv-eil »

Dans la chambre d'Alice, sorte d'étrange cabinet de curiosités, chaque recoin livre une collection de jouets et d'objets étranges usés par le temps. Les gros plans d'un trognon de pomme, de mouches mortes, de vieux bocaux de confiture ou d'un piège à rat, suggèrent l'inquiétante étrangeté de l'univers fantastique et transgressif de l'enfance. C'est d'abord par le son, puis par l'image, que nous découvrons Alice en train de lancer des petits cailloux dans une tasse de thé. Entourée de ses deux poupées, la scène agit comme une réminiscence de celle du bord de la rivière et anticipe les personnages et les objets qui apparaîtront dans le rêve. Elle rappelle que le rêve se nourrit de la réalité, et inversement. Entre l'un et l'autre « il n'existe pas de passages logiques », mais un « infime mouvement physique : celui de fermer ou d'ouvrir les paupières »(4).

Le basculement du réel vers le monde onirique survient sans transition visible ni effets spectaculaires. L'insert du gros plan de la lampe grésillante de sa chambre, tel un léger battement de cils, sépare le monde réel d'Alice endormie de celui du rêve où, encore assoupie, elle se laisse surprendre par un bruit de craquement suggérant une présence. En même temps que le spectateur, la fillette découvre ébahie le réveil du lapin taxiderme dans sa cage en verre. Animal mort mais statufié, il est réanimé par la magie de l'animation et le souffle du surréalisme. Pour le réalisateur, l'animation est une opération magique qui permet de donner vie aux choses mortes et aux objets inertes. Porteurs d'une vie intérieure, ils sont aussi « les témoins de diverses histoires qui se sont inscrites en eux. Ils ont été touchés par des personnes qui se trouvaient dans diverses situations, sous le coup de diverses émotions et qui ont laissé en eux une trace de leurs états psychiques »(5). La succession de gros plans et de très gros plans du lapin dévoilent la « matière tourmentée » qui le compose. Ils font ressortir ses textures (le pelage, la sciure de bois qui s'échappe de son ventre, les clous accrochés à ses pattes) où se sont accumulées de mystérieuses émotions qui renvoient aux inquiétudes refoulées d'Alice, comme si elles étaient devenues palpables. Cette expérience du corps, centrale dans le cinéma de Jan Svankmajer, se manifeste par l'évocation tactile. Un toucher dont la mémoire permet de se reconnecter avec les replis les plus enfouis de l'inconscient, libérant ainsi une imagination pure, subversive et libératrice.

Libéré du socle qui le maintient prisonnier, le lapin blanc déterre un tiroir où sont rangés veston et couvre-chef en velours rouge, gants et collerette dentelée qu'il enfile consciencieusement. Il brise ensuite la cage de verre avec une paire de ciseaux et s'échappe vers un champ labouré, continuité surréaliste de la chambre d'Alice et antichambre de l'évasion onirique de la fillette. Intermédiaire entre l'animé et l'inanimé, le rêve et la réalité, la vie et la mort, le lapin blanc devient le guide étrange et inquiétant qui va conduire Alice dans les tréfonds d'un territoire onirique contenu dans l'espace polymorphe de sa chambre. Structuré à la manière de poupées russes, l'espace de la chambre contient d'autres espaces altérés (par exemple, la petite demeure en blocs de bois du lapin posée sur la table de la chambre d'Alice, elle-même une chambre à part entière) où Alice aura du mal à s'incorporer.

In utero

Kristýna Kohoutová dans Alice de Jan Svankmajer

Le voyage d'Alice au pays des songes peut être assimilé à un retour à la matrice pour mieux renaître. Si les références visuelles du film ne se rapportent pas explicitement aux fonctions du corps des femmes, c'est au mouvement descendant d'Alice, à la tactilité des images et aux métamorphoses qu'elle subit par la suite que l'on peut associer l'allusion à la gestation. En effet, dans la matrice le sens du toucher est bien celui qui s'éveille en premier lieu, suivi de celui du goût. La vue étant le sens qui se développe le dernier. Ce n'est donc pas un hasard si le film porte également sur l'inextinguible curiosité gustative d'Alice, comme lorsqu'elle goûte la sciure de bois dont le lapin blanc s'alimente, qu'elle boit l'encre qui la fait rapetisser ou qu'elle mange des petits morceaux de bois qui agissent sur la taille des objets dans la deuxième partie du film.

Lorsque Alice atterrit dans un monte-charges en pleine descente, toutes sortes d'objets étranges disposés sur des étagères comme dans un cabinet de curiosités défilent devant ses yeux : vieux jouets, bocaux de confiture infestés de punaises, fossiles, bocaux aux contenances organiques et bestiaire fantastique. Toutes ces choses sont les incarnations des angoisses primordiales vécues dans le temps in utero, pré-historique, où se jouent aussi les tensions entre la vie et la mort. Lorsqu'elle arrive au bout de la descente, Alice perce littéralement le plafond, évoquant ainsi le moment de la naissance. Cependant, au lieu de sortir vers le monde extérieur, elle s'enfonce dans les tréfonds de son subconscient.

Métamorphoses du corps et re-naissance

Métaphore de la dualité vie-mort, la perméabilité entre l'animé et l'inanimé est rendue possible par la coexistence entre l'animation et la prise de vue réelle, un des fondements de la démarche artistique du réalisateur. Influencée par le surréalisme, elle s'inscrit dans une réflexion critique et subversive à l'égard d'une logique rationnelle dont les normes limitent la créativité et la liberté. Cette perméabilité s'incarne principalement dans le corps d'Alice à travers les métamorphoses qu'il subit par les possibilités de l'animation. Ainsi, dans la scène des larmes, elle est trop grande pour passer par la porte minuscule de la pièce. Après avoir bu l'encre, elle finit par rapetisser mais sa petite taille ne lui permet pas d'accéder à la clé posée sur la table devenue trop haute. Passant brusquement de l'état de fillette en chair et en os à celui de petite poupée, les transformations de son corps révèlent son inadaptation aux lois d'un monde protéiforme et hostile, subtile allégorie de l'oppression d'un système sur l'individu. Du point de vue de la réception spectatorielle, l'inadaptation d'Alice trouve sa correspondance dans le trouble qu'éprouve le spectateur à s'identifier au corps brusquement changeant de la protagoniste.

Le corps d'Alice est aussi l'objet de toutes sortes d'agressions de la part des personnages qui peuplent le monde du rêve : le petit rat qui s'installe sur sa tête pour y planter des piquets, le lapin blanc qui prodigue des coups de pagaie, ou la violence verbale de la reine des cœurs portée par un obsessionnel et impitoyable « coupez-lui la tête », qui semble renvoyer à la fragmentation du corps d'Alice narratrice. Dans le cinéma de Svankmajer, la création passe par la violence et la destruction des corps (voir par exemple son court métrage Les possibilités du dialogue, 1982), c'est à dire de la matière, pour aboutir à une forme de re-naissance révélatrice de la transformation. Ainsi, la scène où le lapin blanc et sa cohorte d'étranges squelettes habillés en costumes précieux s'en prennent à Alice devenue poupée et l'agressent violemment. Suggérant une forme d'agression sexuelle, le viol onirique dont elle fait l'objet culmine au moment où Alice est intimée de grimper sur une planchette donnant sur un chaudron rempli d'un liquide blanc. Sacrifiée par ces pirates morts-vivants sur la planche du supplice, elle en ressort transformée en un corps gigantesque et rigide, pétrifié par le sort qui lui a été réservé. La tension entre la prise de vue réelle et l'animation, entre l'animé et l'inanimé, la vie et la mort apparaît lorsque les yeux de la grande poupée en plâtre laissent entrevoir ceux, inquiets, de la petite fille bien en chair et en os qui y est dissimulée, résumant en une seule image la portée et la puissance de l'enjeu du corps.

Après maints efforts, Alice parvient à briser l'enveloppe plâtrée qui la tient prisonnière. Cette re-naissance aboutit à la dernière transformation d'Alice, qui est à la fois d'ordre physique et psychique. Redevenue réelle, elle ne retournera plus à son état de poupée, comme si sa transition vers un nouvel état (sa re-naissance) s'était enfin accomplie. Enfermée dans une sorte de cave garde-manger, elle observe, surprise, tout autour d'elle, les bocaux apparus lors de la descente en monte-charges. Animée par la curiosité qui la caractérise, elle découvre avec frayeur des objets du quotidien détournés de leur banale nature, tels le pain soudain criblé de clous, les œufs donnant naissance à des petits squelettes de poussin, la chair animée ou encore la boîte en métal qui livre une colonie de cafards. Le surréalisme tactile se couple au fantastique animé pour produire le cauchemar cathartique qui lui ouvrira les portes vers l'autonomie.

Émancipation

Libérée de ses peurs, Alice n'est plus en proie aux transformations physiques qu'elle avait subies jusque-là. Bien que le monde du rêve soit toujours agressif et violent à son égard, qu'elle est à chaque fois déroutée par l'univers singulier et le comportement fantasque des personnages qu'elle rencontre, elle s'affirme désormais en agissant sur le monde qui l'entoure, en le transformant à son tour, voire en lui redonnant vie. Après sa visite chez la chenille-chaussette, elle reçoit deux petits bouts de bois qui lui permettent d'agrandir les objets auxquels elle s'adresse. Ainsi, la scène où elle « agrandit » la minuscule maison d'où s'échappent les cris monstrueusement aigus d'un bébé invisible qui se révèle être un cochon. Plus avant, lorsque la Reine des Cœurs lui propose de jouer au croquet, le maillet en forme de flamand rose qu'Alice tient entre ses mains devient oiseau, et la boule piquée d'épingles se transforme en hérisson, comme si l'âme des objets inertes reprenait vie, renvoyant à la tension entre la vie et la mort qui traverse l'oeuvre.

Quelle tête trancher alors qu'Alice est elle-même tous les personnages cauchemardesques qui ont peuplé son rêve, et que son réveil est un refus de mourir ?

À la fin du film, Alice parvient à défier le Roi et la Reine des Cœurs lors du procès final en transgressant leurs lois absurdes par la subversion, affirmant de cette manière son émancipation. Mais la punition s'accomplit d'une bien curieuse manière : quelle tête trancher alors qu'Alice est elle-même tous les personnages cauchemardesques qui ont peuplé son rêve, et que son réveil est un refus de mourir ?

Alice ouvre les yeux. Elle scrute tous les recoins de sa chambre et s'aperçoit avec stupeur que la cage en verre du lapin blanc est brisée et qu'il a disparu. Après s'être saisie d'une paire de ciseaux, elle prononce ces mots : « il est en retard, comme toujours. Je crois que cette fois-ci je vais lui couper la tête ». Elle même reine es cœurs, elle jette un trouble qui ne permet pas de trancher si elle est véritablement sortie du rêve ou si le rêve et la réalité ne font qu'un. Jusqu'au bout, Alice narratrice aura agi sur le spectateur en tirant les ficelles de son propre récit.

Conclusion

Grâce à un dispositif qui combine animation stop motion et prise de vue réelle, Jan Svankmajer s'empare du fantastique et du surréalisme pour se glisser dans la logique et la structure du rêve et explorer les recoins les plus profonds de l'inconscient, là où sont tapis les reliquats de l'enfance. Il constitue un chemin d'introspection - méthode privilégiée des surréalistes – installé sur le territoire inquiétant et violent du cauchemar dont l'enjeu se situe au cœur même de sa propre matière : le désir, les obsessions et les angoisses les plus refoulés en tant que forces créatives et transformatrices de l'enfance. Fertilisé par l'imagination, le territoire du rêve libère les énergies occultes et mystérieuses qui se matérialisent dans la tactilité de la matière. Cette esthétique cinématographique s'attache à révéler le caché, l'irrationnel, l'imagination à travers la texture et la surface matérielle des choses et des objets. Récit à tiroirs, au propre comme au figuré, il se donne à voir à la manière d'un véritable cabinet de curiosités qui engage l'inquiétante héroïne – et le spectateur inquiet – dans un rituel d'initiation duquel elle ressort métamorphosée.

Si le film ne contient pas de message proprement et ouvertement féministe, il s'empare des figures associées au corps féminin en tant que symbole de subversion par rapport à l'ordre établi. Contrairement aux images consensuelles de la version de Walt Disney, où Alice traverse le monde des songes avec la légèreté d'un bon rêve, celles de Jan Svankmajer se caractérisent par leurs textures brutes, crues, proches du cauchemar, qu'Alice accepte de confronter. Son univers onirique n'a rien de la douceur ni de la candeur que l'on attribue habituellement aux fillettes. Il est traversé par des pulsions et des désirs enfouis, violents, incarnés par des objets et des personnages inquiétants. Le parcours d'introspection d'Alice coïncide avec le chemin utérin initiatique, où l'expression des désirs et des angoisses les plus refoulées, proches de l'érotisme (par exemple le liquide blanc dans la scène de la grande poupée en plâtre qui rappelle le liquide séminal), se révèle à travers la tactilité des créatures et des objets qui peuplent le rêve.

Véritablement actrice de son propre destin, l'Alice de Jan Svankmajer est dotée d'un pouvoir d'agir – forgé par son imagination débridée et renforcé par son rôle à la fois de narratrice et de protagoniste de son propre rêve – qui lui assure la conquête de son émancipation. Ce n'est pas vraiment le cas de l'héroïne de Tim Burton, en dépit des ambitions du récit, des objectifs et des caractéristiques du personnage. La jeune Alice est déterminée à se battre contre un destin voué à un mariage qu'elle ne souhaite pas. Le chemin qu'elle se promet de suivre pour changer le cours de sa vie est essentiellement inspiré par ses mentors masculins (le Chapelier fou, le père et la chenille), détenteurs de sagesse et de savoir, qui lui donnent les clés de son émancipation, alors que les figures féminines du film – la Reine des Cœurs et sa sœur la Reine Blanche – incarnent les archétypes des comportements traditionnellement attribués aux femmes (laideur, hystérie, jalousie chez l'une ; beauté, grâce, gentillesse et altruisme chez l'autre). Laissant une place secondaire au rêve et à sa symbolique tout en le magnifiant visuellement par le recours à une technologie de pointe, la version de Tim Burton assure et reproduit, sous couvert de contestation, la place du modèle dominant.

Dans cette perspective, Alice se positionne comme une critique plus large, une réflexion plus universelle qui entend exprimer son opposition à la tyrannie de la conformité, et sollicite à chaque instant la place et la reconnaissance de l'imagination comme territoire de liberté. Pour Jan Svankmajer le diktat et la logique du marché imposent la diversion commerciale au détriment de la création artistique authentique. Selon ses propres mots, « cette civilisation ne compte pas sur les rêves car ceux-ci ne peuvent être commercialisés. »

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Fiche Technique

Réalisation et scénario
Jan Svankmajer d'après le conte de Lewis Carroll

Actrice
Kristýna Kohoutová

Durée
1h24

Genre
Fantastique

Date de sortie
1988

Notes[+]