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Les acteurs sur scène dans Insectes de Jan Svankmajer
Esthétique

« Insectes » : Le Testament de Jan Svankmajer

Francesco Rimini
Avec Insectes, Jan Švankmajer met images son ultime manifeste pour un cinéma artistique, le legs d'un autre cinéma d'auteur qui se perd : donner forme à une intention qui laisse place au rêve, à l’imagination et à l'artifice, dans le droit fil de la tradition inaugurée par Georges Méliès.
Francesco Rimini

« Insectes » (2018), un film de Jan Svankmajer

Le réalisateur tchèque Jan Švankmajer a annoncé qu’Insectes serait son dernier film. Il est donc légitime, tout en espérant qu’il reviendra sur sa décision, de considérer cet ultime opus comme son testament. Trois questions se posent dès lors : Quel est son héritage, que dit ce testament et lui trouvera-t-on des héritiers ?

L’héritage

Depuis les origines, le cinéma est un champ de bataille traversé par deux fronts. Le premier a pour enjeu de déterminer la limite entre cinéma commercial et cinéma artistique. Le tracé de cette frontière fait l’objet de multiples conflits territoriaux et on assiste parfois à de spectaculaires sécessions qui font passer des pans entiers de cinématographie d’un camp à l’autre. La promotion de réalisateurs anglo-saxons de films policiers (Hitchcock et Howard Hawks) au rang d’auteurs et la dévaluation corrélative de la Qualité française par les critiques des Cahiers du cinéma dans les années 50 est un exemple classique de redécoupage de la carte cinématographique. Ce phénomène de réévaluation des genres mineurs a connu une accélération importante depuis les années 60. Il n’est pas terminé aujourd’hui. D’une certaine façon, il est constitutif du cinéma lui-même qui, à ses débuts, était, dans son ensemble, un genre mineur, exclu du domaine de l’art.

L’autre ligne de démarcation est plutôt interne au cinéma artistique : elle sépare deux traditions qui remontent aux temps héroïques et oppose l’héritage des Lumière à celui de Georges Méliès. La première de ces traditions a trouvé un exposant classique en André Bazin qui théorisa le « réalisme ontologique du cinéma » et fit du « Néo-réalisme italien » avec ses acteurs non-professionnels et ses décors naturels l’exemple même du cinéma authentique. Les critiques des Cahiers passés à la réalisation s’en réclamèrent et furent au départ de toute une lignée de réalisateurs tournant avec peu de moyens et un matériel léger des films à petits budgets reflétant la « vraie vie ». La tradition de Georges Méliès s’est illustrée de manière exemplaire dans la deuxième partie de la carrière de Federico Fellini quand le maitre s’enferma dans le studio 5 de Cinecitta pour recréer le monde. A l’ascétisme des Lumière qui fait de pauvreté vertu, elle oppose la toute-puissance de l’artifice, allant jusqu’à reconstituer la mer à l’aide d’immenses bâches en plastique. Son principal talon d’Achille est son coût. C’est pourquoi elle a toujours été suspecte de compromission avec le cinéma commercial. (En passant, il faut noter car il en est question dans Insectes qu’une opposition homologue existe dans le monde théâtral avec d’un côté les héritiers d’Antoine et de Stanislavski, partisans d’une forme de réalisme et de l’autre, ceux de Lugné-Poe et de Meyerhold, favorables à une certaine artificialité.)

Aujourd’hui, le cinéma artistique se trouve en mauvaise posture. L’intérêt même de la distinction entre films d’art et films commerciaux est remis en cause. Notre époque dont l’horreur pour les hiérarchies symboliques n’a d’égal que la vénération pour les hiérarchies de l’argent supporte avec impatience un distinguo jugé élitiste qui n’équivaut pas succès commercial à réussite artistique. Dans ce contexte, les héritiers des Lumière sont, du fait de l’évolution technologique, relativement en meilleure situation que les continuateurs de Méliès et ont tendance à se considérer comme les seuls défenseurs du cinéma d’art. Jan Švankmajer se situe quant à lui dans une position doublement dominée : ses films de grande ambition artistique s’adressent à un public restreint et s’inscrivent dans la lignée qui va de Georges Méliès à Emir Kusturica ou Terry Gilliam en passant par l’expressionnisme allemand, les surréalistes ou Fellini. Son style trouve difficilement sa place dans un paysage cinématographique où l’espace laissé à l’art se limite de plus en plus à une forme de réalisme brut, « proche de la vie ». D’où, en regardant Insectes, un sentiment très commun devant un film ancien mais très rare devant un nouveau film, celui de son inactualité.

Inactuel, Insectes l’est à plus d’un titre. Au niveau technique tout d’abord : alors qu’en matière d’effets spéciaux, le nec plus ultra est aujourd’hui une forme d’illusionnisme radical bénéficiant des avancées technologiques les plus récentes – et que de nouvelles avancées rendront rapidement obsolète –, Švankmajer continue à employer des techniques artisanales dont les ficelles sont d’autant plus visibles que le dispositif de mise en abyme du film les montre tout nûment. Au niveau scénaristique ensuite : à une époque où les gens de cinéma n’en finissent pas de répéter qu’ « un bon film, c’est d’abord une bonne histoire » et où la Poétique d’Aristote mise à la sauce américaine est enseignée dans les cours de scénario avec autant de dogmatisme que la règle des trois unités à l’âge classique, Švankmajer confie, dès le début du film, avoir écrit son scénario sans plan ni direction prédéfinie, au fil de l’inspiration et selon la méthode bien connue des associations libres. Inactuel également, le recours très explicite à des références culturelles et historiques dont il est supposé que le spectateur les connaitra. Inactuelle surtout, une conception du cinéma qui place le réalisateur dans la position d’auteur – c’est-à-dire d’autorité – et entend donner au spectateur des « clés de lecture » plutôt que de laisser libre cours à sa faculté d’interprétation. Cette inactualité rend-elle caduc l’héritage de Švankmajer ? Tout dépend des critères selon lesquels nous jugeons pertinent d’apprécier les films et de la validité que nous leur accordons. En particulier, il faut se demander si nous reconnaissons encore la nécessité d’une distinction entre cinéma commercial et cinéma artistique et si la notion d’auteur, pierre de touche couramment employée pour faire cette distinction, garde pour nous un sens.

Le testament

Démonstration et réflexion sur les pouvoirs du type de cinéma que le réalisateur a pratiqué durant sa carrière, Insectes adopte un dispositif classique dans les œuvres où un artiste entend revenir sur les ressorts de son art : la mise en abyme. En l’occurrence, nous avons affaire à une structure à trois niveaux. Au premier niveau, il y a une pièce de théâtre tchèque des années 20 due aux frères Čapek (ceux-là mêmes qui inventèrent le mot « robot »). Intitulée Images de la vie des Insectes, cette satire en trois actes utilise, un peu à la manière des fables de La Fontaine, des personnages de grillons, de bousiers ou de frelons pour tourner en dérision des comportements humains sordides. Inévitablement, les auteurs étant tchèques, on songera à La Métamorphose de Kafka. Le deuxième niveau est celui de la fiction proprement dite : une troupe d’acteurs amateurs sous la direction d’un metteur en scène autoritaire et avec des accessoires et des costumes minables répète la pièce dans un théâtre de banlieue. La séance est poussive : un acteur est absent, l’autre n’a pas appris son texte, la femme du metteur en scène ne pense qu’à flirter avec le jeune premier, une jeune actrice fait des crises d’angoisse à la vue d’insectes naturalisés et son partenaire, vieux poivrot bedonnant et somnolant ne s’éveille que pour la reluquer d’un œil avide. Progressivement, les fantasmes et les terreurs des personnages se matérialisent : l’acteur qui s’est enfermé dans les toilettes pour apprendre le rôle du bousier se métamorphose en scarabée et est poursuivi par sa boule de crotte, l’actrice angoissée voit des insectes grouiller sur son corps, le metteur en scène tue l’amant de sa femme et celle-ci finit par accoucher à la fin de la répétition. Toutes ces visions de cauchemar sont montrées avec des effets spéciaux optiques dont la réalisation est documentée à un troisième niveau consacré au tournage du film.

Un acteur sur la scène dans Insectes Jan Svankmajer

Insectes se présente avec insistance comme un film d’auteur et pousse la logique auctoriale jusqu’à commencer par une préface où Švankmajer, face caméra au milieu du plateau où s’agite son équipe, explique ses intentions et sa démarche. Voir dans le procédé une forme d’auto-complaisance serait manquer une des thèses importantes du film : montrer que la notion d’auteur, quelles qu’en soient les limites, peut avoir un sens au cinéma comme elle en a un en littérature. Cette défense de l’auteur doit être mise en relation avec un thème récurrent de la critique et des études cinématographiques des trente dernières années, celui de sa « déconstruction », entreprise au nom de l’idée que, tout film étant le résultat d’un travail collectif, il était incorrect voire injuste d’en attribuer la paternité au seul réalisateur. La « déconstruction » de l’auteur pose que cette notion est une imposture, qu’elle « ignore le rôle créatif du casting et de l’équipe technique dans la production du film » et « suggère que l’interprétation du réalisateur vis-à-vis de son travail est la seule valide ». Dans cette optique, soutenir, dans le sillage de Roland Barthes et de Michel Foucault, l’idée d’une mort de l’auteur serait une forme de justice vis-à-vis des collaborateurs du réalisateur et de libération pour les commentateurs qui n’auraient plus à se soucier outre mesure de ce que ce dernier pourrait avoir à dire de son film. Ces justifications vertueuses passent sous silence le fait que la notion d’auteur est encore aujourd’hui l’une des pierres de touche permettant de séparer films commerciaux et… films d’auteur, et qu’affaiblir le statut d’auteur du réalisateur d’un film, c’est affaiblir l’autonomie de l’ensemble de l’équipe artistique face aux décideurs financiers dont il serait naïf de croire qu’ils accepteront de laisser les films se réaliser en auto-gestion. Si Švankmajer insiste tellement pour assumer le rôle d’auteur, c’est parce qu’il pense que ce n’est qu’ainsi qu’un film peut transmettre une vision singulière et cohérente. Dans son propos introductif, face à la caméra, il raconte l’histoire de la pièce qu’il a choisi d’adapter : écrite très tôt dans les années 20, elle n’a, selon lui, rien de politique. « Hitler était encore en Bavière en train d’effacer les ascendances juives dans son arbre généalogique » et « Djougachvili n’avait pas encore transformé la Sibérie en immense goulag », la pièce des frères Čapek ne manifestait qu’une « misanthropie juvénile ». Cependant, devant les critiques qui la jugeaient trop pessimiste, les deux frères se résolurent à lui donner une fin heureuse : « ce fut l’entrée de la couardise dans nos lettres » conclut Švankmajer. Quand les auteurs reculent, c’est l’art qui perd.

On comprend mieux à la lumière de cette défense de l’auteur pourquoi la figure du metteur en scène occupe une place centrale dans Insectes. Il ne s’agit pas de souscrire à l’idéologie charismatique du créateur-démiurge mais de donner une image réaliste du rôle du réalisateur, garant de l’intégrité artistique du projet et chef d’orchestre. L’alter-ego fictionnel de Švankmajer est tourné en ridicule dans le but de conjurer la première au profit de la seconde. Le personnage du metteur en scène cumule tous les stéréotypes du réalisateur-tyran : il s’emporte contre les retardataires, parle à l’aide d’un micro, fait répéter la même scène un nombre incalculable de fois… Se réclamant de Stanislavski, il considère que l’acteur doit s’identifier totalement avec son personnage et va jusqu’à donner à ses comédiens une boite d’insectes naturalisés pour qu’ils puissent entrer dans leurs rôles, ce qui conduit naturellement au gag de l’acteur qui devient un bousier. Lors de la répétition, il clame que les spectateurs aiment « quand ça se passe comme dans la vie ». L’incompréhension profonde de la pièce qu’il entend monter aboutit à un résultat paradoxal : alors que l’utilisation des insectes par les frères Čapek créait un effet de distanciation qui condamnaient les comportements sordides des hommes (l’avarice, l’égoïsme, le parasitisme social etc.), le recours préconisé par le metteur en scène à la méthode Stanislavski finit par transformer la troupe en une famille de petits bourgeois âpres au gain et uniquement soucieux de leur bien-être. En choisissant le réalisme et le psychologisme, le metteur en scène qui devait faire entrer le rêve dans la vie pour l’éclairer d’une nouvelle lumière laisse la vie envahir le rêve et abolit la frontière entre art et réalité. Le moment symbolique de ce retournement est celui où l’actrice qui jouait le rôle d’une femme enceinte et oubliait systématiquement l’oreiller qu’elle devait glisser sous sa robe accouche réellement au bas de la scène d’un petit garçon. Les personnages n’ont dès lors plus rien à faire au théâtre et peuvent sortir dans la rue avec le sentiment du devoir accompli : ils ont bien travaillé et peuvent regarder sans rougir les ouvriers qui commencent leur journée et le clochard qui fouille les poubelles. Ils sont devenus les insectes de la pièce.

Par contraste, les passages documentaires du film donnent une image du travail du metteur en scène comme le conçoit Švankmajer. Installé dans son rôle d’auteur, le réalisateur tente, au milieu de son équipe et en devant s’y prendre à plusieurs reprises, d’exprimer ce qu’il veut dire. Il refuse la psychologie et considère que les acteurs doivent se comporter comme des marionnettes, ce qui ne revient pas à dire que ce sont de simples exécutants sans personnalité. On est en effet frappé par le talent avec lequel ces comédiens jouent leur rôle d’acteurs sans talent au fur et à mesure qu’on les découvre dans les passages documentaires. La même chose peut être dite des nombreux collaborateurs qui contribuent à la création des effets spéciaux du film. L’importance de laisser une place au rêve est marquée par de courts plans où l’on voit les acteurs endormis qui racontent ensuite ce dont ils ont rêvé.

Les héritiers

Insectes illustre et défend une certaine conception du cinéma qui affirme la place centrale de la notion d’auteur dans la création de films authentiquement artistiques. Le rôle du réalisateur ne doit pas être caricaturé comme l’imposition autoritaire des caprices d’un individu sur un collectif d’artistes privé de leur droit à l’expression. Le réalisateur tente, avec l’aide de ses acteurs et de ses collaborateurs, de donner forme à une intention artistique. Il ne se contente pas de suivre un script et d’imiter la vie mais cherche au contraire à laisser une place au rêve et à l’imagination. Dans le droit fil de la tradition inaugurée par Georges Méliès, il n’hésite pas à recourir à l’artifice et ne cherchera pas à le dissimuler. Il est inventif et n’a pas peur de la réaction du public. Il ne renonce pas par couardise à suivre jusqu’au bout le fil de son inspiration et ne recule pas devant le pessimisme. Il considère qu’une distance doit être maintenue entre l’art et la vie et pour cela, évite de demander à ses acteurs une identification totale avec leur personnage. Au contraire, il les dirigera et cherchera à obtenir par ses indications le résultat voulu.

La mise en pratique de cette conception du cinéma est-elle encore possible aujourd’hui ? Malgré sa réputation, Švankmajer n’a pu réunir la totalité des fonds nécessaires à la réalisation d’Insectes qu’en passant par une plateforme de crowdfunding. L’opération a réussi en raison de son statut d’auteur célèbre et admiré. Mais comme il l’a fait remarquer à plusieurs reprises en interview le type de films qu’il réalise est particulièrement difficile à financer. D’une part, l’espace laissé au cinéma artistique tend à se réduire de manière drastique. D’autre part, au sein de cet espace, les productions pouvant se réclamer de la tradition des Lumière et privilégiant une vision réaliste « proche de la vie » bénéficient d’un avantage technique et économique, surtout si elles ont l’opportunité de traiter d’un « sujet de société ». Peu à peu, le cinéma artistique abandonne le terrain de l’imaginaire. Les films de Jan Švankmajer sont de ceux qui nous rappellent que c’est là qu’il devrait prospérer.

Fiche Technique

Réalisation et scénario
Jan Svankmajer

Acteurs
Jan Budar, Jirí Lábus, Norbert Lichý, Kamila Magálová, Ivana Uhlírová, Jaromír Dulava

Durée
1h38

Genre
Animation, Comédie

Date de sortie
2018