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Gene Kelly et Leslie Caron dansent dans Un Américain à Paris
Rayon vert

« Un Américain à Paris » de Vincente Minnelli : Paris, une capitale de rêve pour l'Amérique

Des Nouvelles du Front cinématographique
Un Américain à Paris représente à la fois l'apogée du classicisme hollywoodien et l'un des chefs-d'œuvre de la comédie musicale, un genre qui aura tout particulièrement imposé le rayonnement du cinéma étasunien à l'époque de l'après-guerre. L'apogée est un feu d'artifices dont le bouquet ne manque toutefois pas d'interroger sur la suavité des fleurs qui le composent, diffusant le parfum enivrant de l'appropriation culturelle. Après tout, Vincente Minnelli est à la manœuvre et son art, qui est immense, a toujours été obsédé par les puissances de séduction et de capture du rêve faisant des rêveurs ses meilleurs pollinisateurs.

« Un Américain à Paris », un film de Vincente Minnelli (1951)

La perfection classique se manifeste partout dans Un Américain à Paris, dans le détail comme dans sa ligne générale. Cet achèvement de la forme dont le classicisme est le nom s'incarne évidemment dans la vitalité sensuelle et enfantine de Gene Kelly qui a de surcroît assuré la direction des chorégraphies. Manifeste dans le poème symphonique de George Gershwin qui a donné son titre au film, la perfection éclate dans une mise en scène qui transcende le cliché touristique avec un finale chatoyant dont les arabesques oniriques rendent un vibrant hommage à la peinture française, de l'impressionnisme jusqu'au fauvisme. Cette perfection que pas moins de six Oscars ont récompensée est enfin l'expression d'un génie qui de fait appartient à tous ses contributeurs, autant au cinéaste Vincente Minnelli qu'au producteur de la M.G.M. Arthur Freed qui l'a fait venir à Hollywood en 1942 depuis les scènes de Broadway où il a fait ses premières armes comme dessinateur, costumier et décorateur, avant de prendre la direction artistique du Radio City Music Hall, puis de monter des spectacles aussi célèbres et exemplaires que Ziegfield Follies qu'il adapte à Hollywood en 1945.

L'art est donc bien celui du classicisme triomphant, mais il ne cesse d'être traversé par des forces différentes qui l'empêchent d'être assurément identique à lui-même. Tantôt parce que cet art ne s'oppose pas à une modernité qu'il accueille sans démonstration ni en faire un plat, tantôt parce qu'il est un véhicule prestigieux au service d'une politique culturelle dont les intérêts très particuliers contrarient la promotion de l'art (pictural) en relève du cliché (touristique). La fameuse transparence caractéristique du classicisme est plus opaque que l'on aura bien voulu le dire et le faire croire.

Le narcissisme (français) et son miroir (hollywoodien)

D'un côté, le bouquet de Un Américain à Paris s'ouvre sur un fleurissement de trois voix-off qui bousculent avec facétie la présentation des personnages masculins principaux, Jerry Mulligan l'ancien GI resté à Paris pour s'y essayer comme peintre amateur (Gene Kelly, absolument irrésistible), son voisin le pianiste fauché Adam Cook (Oscar Levant, trublion génial) et le chanteur d'opérette à succès Henri Baurel (Georges Guétary quasiment dans son propre rôle). La voix-off commande ainsi à l'élégance ascensionnelle des mouvements de caméra, en obligeant l'appareil à des recadrages comiques le long des façades d'un vieil immeuble de Montmartre. Le tracé corrigé témoigne a minima déjà de l'écart, décisif pour la suite du film, entre ce que les personnages sont et ce qu'ils voudraient être. Indice juvénile de modernité préservée des inquiétudes du modernisme, le décalage entre la voix et l'image va même, pour ce qui concerne le personnage de Henri Baurel, jusqu'à prendre la forme d'un travelling-avant onduleux qui fonctionne sur le mode de la focalisation subjective. Les badauds le saluent en saluant aussi la caméra, jusqu'à ce que l'apparition d'un miroir autorise de décoller le point de vue subjectif du personnage de la perspective filmique.

La modernité d'un pareil plan est aussi importante que l'inclusion de klaxons dans le poème symphonique de George Gershwin, inspiré d'un séjour parisien et qui a donné son titre au film de Vincente Minnelli. On le reconnaît en l'ayant vu maintes fois répété à l'œuvre chez des héritiers cinéphiles. Ainsi, Martin Scorsese ne cessera d'en reprendre la dynamique en montrant que son affection pour le genre de la comédie musicale ne s'arrête pas à des films comme Alice n'est plus ici (1975) et surtout New York, New York (1977), allant même jusqu'à affecter ses grandes sagas mafieuses que sont GoodfellasLes Affranchis (1990), Casino (1995) et The Irishman (2019).

D'un autre côté, Un Américain à Paris déploie un carrousel d'images dont les effets spéculaires témoignent aussi d'une politique culturelle réellement contradictoire. Cette politique ne craint pas en effet de célébrer la spécificité de la culture française et ses grands artistes, tout en les soumettant à une dynamique esthétique d'appropriation et d'incorporation au régime de représentation hollywoodien, ce véhicule alors rutilant de l'impérialisme étasunien. Le peintre fauché qui chante et danse au milieu des gamins parisiens en leur refourguant du chewing-gum leur apprend également quelques rudiments d'anglais et sa gaminerie remporte aisément l'adhésion quand elle s'incarne avec le corps de Gene Kelly, physique, souple et acrobatique (son génie est animal et organique, terrien et prolétaire) quand son double Fred Astaire jouit de cette qualité frôlant l'évanescence d'être plus léger que l'air (son génie est spirituel et elfique, céleste et aristocratique)(1). Mais l'hommage du peintre à Charlot, offert à ces fleurs de pavés que sont des enfants filmés comme les taches colorés du fleuriste, est un bonheur qui n'est pas innocent, sauf de ses arrière-plans. Celui qui devrait s'intégrer dans le paysage parisien le colore au contraire d'un swing étasunien et cool qui séduit les enfants en les invitant à suivre son exemple dans la musique de sa langue, tel un épigone du joueur de flûte de Hamelin.

Jerry, qui frôle avec son élasticité celui du toon (Gene Kelly a dansé avec la souris Jerry dans Anchors AweighEscale à Hollywood en 1945), s'impose en figurant l'éclaireur d'un jeu de miroirs fascinant. Les spectateurs français sont en effet invités à se mirer dans un jeu de reflets narcissiques qui leur renvoie une image d'autant plus désirable qu'elle se soutient de la puissance d'expression scénographique de Hollywood, en relais de celle de Broadway. Le miroir hollywoodien rend sûrement plus beau mais ses images sont à l'heure de la Guerre froide des souricières en idéologie.

Français, c'est promis, vous allez vous aimer davantage encore en aimant vous regarder depuis notre regard – en vous miranu dans nos images. On le lirait ainsi, le message subliminal d'un film qui se protège par ailleurs de la massivité de la propagande en ayant l'intelligence de réfléchir à l'aliénation des regards, regards captifs de fantasmes logés dans la séduction narcissique, d'autres leurrés par la capture ignorée de lentilles à double foyer, miroirs objectifs et mirages subjectifs.

Gene Kelly et des danseuses en robe rouge dans Un Américain à Paris
MGM & Warner Bros

Aussi éclatante et pétillante soit-elle, l'intelligence n'est cependant pas préservée du réel des effets de contexte s'exerçant alors sur elle. À cette aune, on comprendra également pourquoi Jean-Luc Godard, qui aime le cinéma de Vincente Minnelli, a élu un photogramme de Un Américain à Paris dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998), repris dans Le Livre d'image (2018), pour désigner la contradiction historique qui est l'antagonisme entre l'art le plus grand, classique et moderne, et la politique impérialiste qu'il sert au nom de la dynamique de colonisation culturelle à l'avantage des États-Unis après 1945. En Europe de l'Ouest en général et en France en particulier, avec le plan Marshall (ce programme de prêts ratifié par seize pays lors de la Conférence de Paris le 20 septembre 1947) et, peu de temps auparavant, les accords Blum-Byrnes (signés le 28 mai 1946 afin de liquider une partie de la dette française, ils conviennent de la suppression du régime des quotas imposé avec le Front Populaire – la création du CNC le 25 octobre résulte d'ailleurs de cette situation historique et géopolitique afin de protéger financièrement l'économie du cinéma français).

Le GI éminemment sympathique est devenu peintre mais l'artiste amateur est au fond resté le petit soldat volontaire pour partir sur le front du divertissement, celui d'une guerre de colonisation culturelle qui célèbre l'art des peintres en l'intégrant à un agenda, celui de l'hégémonie face à l'Est.

Les fleurs carnivores du rêve
(Que le meilleur rêveur gagne)

On pourra toujours préférer à Un Américain à Paris d'autres chefs-d'œuvre du genre signés Vincente Minnelli, par exemple le film de piraterie comme une fête vénitienne du Pirate (1948), les morceaux d'anthologie du backstage musical offert par The Band WagonTous en scène (1953) ou encore la parenthèse merveilleuse de Brigadoon (1954). Sans compter d'autres films sublimes, Les Ensorcelés (1952) et Quinze jours ailleurs (1962), Thé et sympathie (1956) et Comme un torrent (1958), qui ne relèvent pas du genre musical. On remarque cependant que tous ces films partagent une hybridité des genres placée sous le haut patronage esthétique de la comédie musicale. Pour Vincente Minnelli, ce genre princeps capable d'intégrer des éléments disparates à sa machinerie s'apparente au rêve. L'onirisme n'est pas le supplément décoratif d'un genre aisément enclin au merveilleux, c'est la matière complexe, profonde et dédaléenne des grands films, qu'il relève ou non du genre de la comédie musicale, signés d'un cinéaste passionné par le rêve comme une machinerie contradictoire de fascination et d'aliénation, d'ivresse et de capture, de séduction et d'incorporation.

On saisira mieux pourquoi Vincent Minnelli s'est intéressé à la figure de Madame Bovary avec son adaptation du roman de Gustave Flaubert en 1949. Le rêve est en effet une fleur qui s'agence avec l'insecte avec lequel elle forme un rhizome, une machine de pollinisation, mais la fleur a toujours la tentation d'être carnivore en préférant à la reproduction l'ingestion(2). La couleur vive et chatoyante relève d'une esthétique de l'attraction passionnelle au risque de la capture mortelle, dont le parangon est le peintre rendu fou par la couleur (comme le jaune), évidemment celui de Lust for Life – La Vie passionnée de Vincent van Gogh (1956). Quand la capture ne ressemble pas au reticulum des folies petites et grandes, névroses et schizophrénies, qui entrent en conflit pour une histoire symptomatique de rideaux dans l'asile psychiatrique de The Cobweb – La Toile d'araignée (1955).

On peut donc avoir une préférence pour d'autres films de Vincente Minnelli mais Un Américain à Paris reste toutefois le plus explicite en ce sens qu'il concerne la puissance d'attraction et de dévoration du rêve (américain). Les images qui font rêver attirent les regards de ceux qui s'y reconnaissent en partageant le narcissisme national (la culture française, ses grands peintres, ses monuments). Mais le narcissisme national est aussi un rêve incorporé dans un rêve plus grand, celui que Hollywood organise en absorbant les cultures pour les retraduire dans la magnificence de sa dynamique spectaculaire propre. Le rêve est une passion dévorante, sa force impersonnelle peut engloutir ses rêveurs. Comme une lame de fond, un sous-courant marin (Undercurrent pour reprendre un titre paradigmatique de 1946) Cette passion peut également enclencher des rivalités, entraîner des luttes, déclencher des guerres entre les rêveurs qui gagnent des manches personnelles quand le rêve impersonnel, toujours, remporte toujours la partie en emportant l'esprit des rêveurs(3).

D'emblée, on l'a fait plus haut remarquer, trois voix successivement rappellent à l'ordre la caméra qui a tendance à divaguer, qui rêvasse en ayant en effet cette propension à donner un peu plus aux personnages que ce que ces derniers savent ou non posséder. On pourrait croire alors à un supplément de conscience et de lucidité mais, très vite, une conversation entre Henri Baurel et Adam Cook saura nous détromper en montrant l'inclination des personnages à se leurrer en préférant rêver plutôt que de devoir affronter la réalité. C'est le cas de Henri qui confie à son ami Adam son histoire d'amour avec Lise Bouvier (Leslie Caron dans son premier rôle ; repérée par Gene Kelly alors qu'elle était dans la compagnie des Ballets des Champs-Élysées, elle sera plus tard Gigi dans le film éponyme de Vincente Minnelli en 1958). Lorsque le second pousse la description dans un sens, le premier tord le bâton dans un autre sens et cela donne, via la surface réfléchissante d'un miroir, une mosaïque de scènes dansées selon des styles variés (classique, moderne, jazz, etc.) et pour, chacun des styles envisagés, une série de couleurs privilégiées (rouge, bleu, jaune, vert).

Non seulement le kaléidoscope préfigure le feu d'artifices du finale, un comble d'onirisme, mais il avère la propension passionnelle propre au rêve, ce miroir réfléchissant qui fait de la réflexion non pas le moyen d'une prise de conscience mais bien celui d'un surenchérissement délirant du rêve comme un délire tout à fait absorbant. Le rêve s'il réfléchit ne pense à rien d'autre, sinon à étendre l'empire de sa toile au nom de sa passion dévorante et c'est comme un naturalisme qui serait chez Vincente Minnelli la vérité esthétique de l'onirisme. Le rêve est une passion folle qui va en effet jusqu'à dévorer ses sujets – comme le jaune a consumé l'existence du peintre à l'oreille coupée.

Rêve dans le rêve, rêve contre rêve

Ce rêve kaléidoscopique et coloré est une toile impérieuse qui a ses impératifs. Henri veut y fixer Lise quand Jerry, amoureux d'elle, voudrait échapper à la toile patiemment tissée par Milo Roberts, une riche bourgeoise qui a fait du mécénat le moyen de capturer ses amants, surtout quand ils sont fauchés. Le scénario original de Alan Jay Lerner, qui l'est aussi de Tous en scène et Brigadoon, accomplit quelques prouesses en tricotant l'intrigue d'une rivalité mimétique entre Henri et Jerry, tout en les prémunissant du savoir de cette rivalité. L'innocence des deux rivaux est tragique. Elle repose cependant sur un amour concernant la même femme qui, dans leur regard respectivement ignorant du regard de l'autre, est un fantasme, celui d'une femme en imagination toujours différente.

Et la tragédie devient tragi-comique dans les yeux du tiers qui est le seul personnage informé de cette triangulation fantasmatique et mimétique des désirs, à savoir Adam Cook. Deux séquences en témoignent, qui fonctionnent en miroir à retardement(4). Quand Henri et Jerry discutent au bistrot de la femme que l'un et l'autre aiment en ignorant qu'il s'agit de la même personne, Adam qui ne l'ignore pas, pris en ciseaux entre ses deux amis, s'agite fiévreusement. Ses gestes maladroits attestent qu'il est détenteur d'un savoir impossible à partager avec ses principaux intéressés, seulement avec le spectateur. Avec son corps remué de tics (il fait tomber des verres, boit son café alors qu'il a toujours la cigarette à la bouche, etc.), le tiers incarne l'antagonisme du savoir de la situation. Il est le sujet malgré lui de son noyau de réel, cet écart qui divise la figure de Lise Bouvier en deux femmes imaginaires. Autre kaléidoscope mais la parallaxe avec ses effets de division l'emporte sur l'unité de la synthèse mosaïque. La seconde séquence voit Adam s'adonner sur son lit de fortune à la rêverie de la symphonie triomphante censée asseoir son succès (il s'agit du concerto en fa pour piano et orchestre de George Gershwin). Son rêve montre ainsi qu'il est comme ses amis un rêveur n'échappant pas davantage qu'eux à la passion du rêve. À ceci près cependant que lui sait qu'il rêve, en occupant fantasmatiquement toutes les places (le pianiste, les violonistes, le chef d'orchestre, même le public incluant le spectateur un peu trop démonstratif dans son enthousiasme).

Henri et Jerry sont des figures tragiques qui s'adonnent à des exercices de comédie, tandis qu'Adam est la figure tragi-comique par excellence. Son savoir de la situation prouve la tragédie des autres tout en délivrant la vérité libidinale, masturbatoire et narcissique du rêveur dans le rêve. Ce savoir le prémunit de l'empire du rêve dont la pente est de s'accroître au détriment de la réalité qui doit toujours composer avec l'autre, symboliquement. Le rêve hollywoodien a assimilé les clichés touristiques comme la modernité artistique des peintres impressionnistes et postimpressionnistes et ce rêve inclut la mosaïque, faussement synthétique et réellement parallactique, des rêves et des rêveurs rêvant des mêmes femmes qu'ils crouent différentes. Et si le chanteur (français) part avec la vendeuse de parfum (française), le rêveur (américain) aurait gagné la partie en repartant avec Lise.

Pourtant, l'imaginaire onirique a cette butée de réel qui en révèle la nature à la fois idéologique et traumatique : un décor de studio avère à la fin que les ponts de Paris sont une toile peinte. La perspective avec son point de fuite est abolie par l'illusion picturale de la profondeur de champ.

L'absente de tous bouquets

Rêve contre rêve dans le rêve : c'est le sens tournoyant du sublime finale de Un Américain à Paris. Ce carrousel virtuose de vitrines fondues-enchaînées tourne autour d'un axe central (la fontaine de la Concorde) en proposant une forme grandiose de récapitulation de tous les motifs (les monuments parisiens et les peintres préférés, les couleurs et la figure de l'aimée). Mais la synthèse, en étant formelle, n'efface pas l'effet de parallaxe du plan final. Prenant appui sur le bal des Quatz'Arts donné par les étudiants de l'École nationale des Beaux-Arts, la fête est celle d'un esprit dépité qui n'a plus qu'à rêver quand la découverte de la réalité l'a séparé de l'objet de son fantasme. Le rêve de Jerry le protège de surcroît du rêve séduisant mais aliénant de la mécène qui s'est éprise de lui dans un rapport contrariant où l'authenticité du sentiment est corrompu par l'argent (son prénom dit la nature de sa mutilation, Milo comme la Vénus aux bras amputés). Non seulement Jerry rêve de Lise en fuyant le rêve de Milo, mais il rêve aussi de lui-même comme artiste projeté dans les peintures des artistes aimés, en rêvant à la fin de Paris comme un grand manège fusionnant monuments peints et peintures monumentales (les grandes références abondent, Auguste Renoir avec le marché aux fleurs, le Douanier Rousseau avec le Jardin des Plantes, Raoul Dufy avec la Place de la Concorde, Vincent van Gogh avec l'Opéra et le Palais Garnier, Toulouse-Lautrec avec le french-cancan, etc.).

Le grand rêve pourtant s'achève comme il a commencé, dans la modernité (mallarméenne) d'un poème qui n'aurait pas oublié non plus l'héritage médiéval du dolce stil novo, le « nouveau style doux » des poètes italiens des 13ème et 14ème siècles dont a parlé Giorgio Agamben dans Stanze(5).

Si Lise est la plus belle des fleurs du marché, si elle change de couleur au gré des épanchements référentiels de son rêveur, elle est aussi et surtout l'absente du bouquet qui lui est dédié(6). Jerry est ainsi une grande figure mélancolique, son rêve est le poème qui a pour blason un objet fantasmé. Et même plus d'un parce que les objets du désir sont toujours déjà perdus, Paris et sa grande culture, l'art des peintres modèles et l'amour de Lise. Le grand rêve s'achève mais la cristallisation persévère. Le cristal ne tourne plus sur lui-même, il s'étend en intensifiant l'indiscernabilité onirique entre rêve et réalité. Le rêve est une divagation qui convient aux amoureux qui expérimentent l'irréel de l'amour. Et les retrouvailles des amants à la fin n'ont pour fond plus qu'une toile peinte, un pur décor de cinéma qui s'est depuis longtemps substitué aux vues documentaires parisiennes.

Le rêveur divague, ivre et mélancolique, dans le carrousel irréel des images de l'amour et du fantasme. Mais la cristallisation, un rhizome, une pollinisation des images, est virtuellement infinie. Cela est le réel du rêve projeté par la grande machine hollywoodienne, cette puissante lame de fond onirique, cette toile à laquelle n'échappent ni les cultures nationales, ni les clichés touristiques, ni les œuvres d'art, modernes ou classiques. Paris, capitale de rêve et nid pour l'american dream.

Notes[+]