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Joaquin Phoenix et Vinessa Shaw s'embrassent dans Two Lovers
Rayon vert

« Two Lovers » de James Gray : Le drame du seuil

David Fonseca
Si Two Lovers a tous les apparats de l'histoire d'amour, il est fondamentalement tourné autrement. S'y met en scène un rapport existentiel au monde. Il raconte l'égarement, comme tournoie au ciel le soleil, un tournoiement sans raison, comme son personnage Leonard va de côté, ou bien le malheureux, ou bien le fou, ou la pensée, en rond.
David Fonseca

 

Two Lovers de James Gray : Variation 3 sur le sentiment amoureux, en regard d'Eternal Sunshine of Spotless Mind et Sur la Route de Madison

 

Two Lovers n'est pas simplement qu'une histoire d’amour. C'est un film de seuils : seuil entre la vie et la mort (Leonard est un suicidaire en sursis), seuil entre deux femmes (Sandra et Michelle), seuil entre deux destins (la stabilité ou l’abîme). La note d'intention de Two Lovers se délivre lors de la scène d'ouverture. Une tentative de suicide. Premier mouvement de rupture, James Gray la déspectacularise. L'acte est silencieux, presque anodin. Tout le récit est suspendu à ce geste inaugural. C'est que Leonard (Joaquin Phoenix) est un homme sur le fil. Un type qui s'enfonce en permanence dans la glu de son souci, pris dans une angoisse insomniaque. Il ne sait que choisir entre vivre et mourir. Funambule, il oscille, suspendu à cette corde invisible. Et quand deux femmes se présentent à lui, il hésite, retarde l’inévitable. Il est vrai qu'elles sont si différentes. D’un côté, la stabilité douce et familière de Sandra (Vinessa Shaw) est promesse d’un ancrage et d’une sécurité affective. De l’autre, la brûlure irrésistible de Michelle (Gwyneth Paltrow), éclat de passion et de risque, est une beauté qui attire et brûle à la fois. Mais ce n'est pas tant cette différence qui fait le cœur de l'intrigue. Leonard n'est que doute, ténèbre. Une manière, pour James Gray, de parler de lui, de parler de nous, pour dire que chaque instant est chargé de la gravité des possibles. Il suffit de prêter un peu attention à ce type qui ne sait pas faire d’angle droit, toujours oblique, déplacé, pour apercevoir dans ses tendons la mécanique folle, Dieu avalé comme un sabre, l’ordre englouti mais de travers, pour en déduire combien pressée s’impatiente la mort au bout de ses dix doigts.

Tout, dans son être, conspire contre Leonard. James Gray filme pourtant son balancement mortifère avec une retenue tragique. Second mouvement de rupture, il démélodramatise son histoire. À la flamboyance, il substitue un récit à décoction lente, une version feutrée, à l'étouffée. Car où que son pied se pose, Leonard sent que le terrain n’est pas sûr. Alors, comment faire quand chaque geste pèse comme une décision irréversible ? Comment faire quand l'amour présente deux visages ? Comment faire quand un homme est pris dans les fêlures du monde ?

Sandra est la promesse d’une vie apaisée. Amarrée, elle possède l'ancrage familial, la fidélité à une communauté (le commerce des parents, les valeurs traditionnelles), pour un être à la dérive. Michelle (Gwyneth Paltrow) vient du large. Détachée, tout en passion, elle pratique l'éloge de la fuite. Une ombrageuse liberté danse dans ses manières. Aux déséquilibres de Leonard, elle propose le vertige : attirée elle-même par un homme marié, Leonard se projette en elle comme dans un miroir de son propre désarroi. Deux femmes, deux voies : la fidélité contre l'infidélité, l'infini contre le fini.

Ce triangle amoureux n'est toutefois ni traité sur le mode du désir mimétique version René Girard, ni comme un simple dilemme sentimental. Il opère comme structure tragique. Leonard ne choisit pas seulement entre deux femmes. Il choisit entre deux conceptions de l’existence. La sécurité contre le risque, l’enracinement contre l’abîme, la vie protégée contre la vie brûlée.

Au lieu de s'excaver par l'amour, Leonard s'encave. La mise en scène de James Gray l'augure, sépulcrale. Brooklyn n'ouvre plus sur le monde. Le quartier a perdu son pont. James Gray filme le lieu comme un espace resserré, étouffant, à la fois prison et miroir : ruelles sombres, intérieurs saturés, appartements clos. La caméra capte des lumières basses, une palette de couleurs où dominent les ocres, les bruns, les gris. Chaque espace reflète le conflit intérieur de Leonard, chaque fenêtre, chaque reflet, le dédoublement du désir. La ville n’est pas décor, mais âme. Elle respire, pèse, enferme et révèle. Rarement un film contemporain aura semblé aussi marqué par la peinture classique : les clairs-obscurs de Rembrandt et Caravage pictent l'horizon, quand la lumière ne révèle que pour mieux cerner l’ombre.

Chaque plan ceint Leonard. Le monde extérieur, replié sur lui-même – toits, fenêtres, reflets dans la nuit – devient l’écho visuel de sa fragilité intérieure. L’amour n'a plus les ailes du désir. Cadré comme une prison douce, la chambre, le couloir, la salle à manger familiale, enferment Leonard.

Two Lovers ne se réduit pourtant pas à chacun de ces deux visages de l'amour (Michelle-la-passion, Sandra-la-raison). Il n'est ni une ode à la ferveur amoureuse, ni un hymne à la stabilité. Two Lovers est plus courbe. James Gray filme l’impossibilité de coïncider avec soi-même. Leonard ne choisit pas vraiment : il est choisi par les circonstances. Quand Michelle s’évanouit de sa vie comme un mirage, Sandra s’impose comme une évidence rassurante. En un troisième mouvement de rupture, James Gray dérésolue la fin de son récit. Quand Leonard offre à Sandra une bague qu'il destinait à Michelle, la « résolution finale » n’est pas une victoire, mais une résignation teintée de désespoir, ou l'histoire d'un homme, peut-être celle de James Gray cinématographiquement, incapable de vivre à la hauteur de ce qui sommeillait en lui. L’amour opère donc comme choix existentiel. Si Leonard, kierkegaardien, ne parvient pas à choisir authentiquement, c'est pour demeurer timoré, prisonnier de son incapacité à s’engager pleinement dans une voie. La fin du film en sera malaisante. Rien ne sera vraiment résolu, tout restera en suspens.

Leonard est autant un héros dostoïevskien, que James Gray cite souvent comme influence. Un type fragile, écartelé entre deux élans contradictoires, habité par une angoisse existentielle plus que par un simple conflit amoureux. Une sorte de prince Mychkine déchu, un être trop fragile pour le monde. Un drôle de type qui porte un deuxième œil au fond des yeux, avec cet air de songes sur les choses : un vide blanc au creux de sa volonté, qui dit adieu à ses beaux croires, qui est le salut de l’anxiété et son murmure compliqué, ce ponçage du temps dans l’absence de projection. Un homme sans étui, plongé dans l'univers de Tchekhov, où l’essentiel se joue dans l’invisible, dans ce que les mots ne peuvent nommer, pris dans la banalité du quotidien, désamorcés par la lenteur des gestes, enferrés dans une mélancolie sans résolution. Rien ne sera dès lors spectaculaire dans Two Lovers. L’essentiel se jouera dans un regard, un silence, un geste manqué. Et si Michelle est l’idéal baudelairien, l’amour comme promesse d’évasion, son spleen, cet amour sera toujours miné par l’impossibilité de fuir vraiment. À l’ailleurs inaccessible, le retour au réel, Sandra la tellurique.

Cette tragédie perd son éclat. Two Lovers se désaffilie de la logique hollywoodienne. Il n'y aura ni triomphe amoureux, ni réconciliation éclatante. Aucune catharsis. En lieu et place, la douceur amère, l'impression d’inachevé. L’amour n'est pas filmé comme un accomplissement mais une tension irrésolue, un espace de survie en milieu hostile plus que de plénitude. La dernière image – Leonard offrant à Sandra une bague promise à une autre –, désamorce donc tout espoir de résolution. Cette bague offerte sera la main tendue à l'inaccomplissement d'une vie, un renoncement pudique, le compromis fait entre le désir et la vie. Dans cet interstice, James Gray inscrit la vérité tragique de l’existence : aimer, c’est parfois vivre dans l’ombre d’un amour impossible. Et continuer malgré tout.

Two Lovers devient une méditation sur la fragilité humaine : aimer, c’est toujours hésiter, se confronter à l’impuissance, aux limites de soi, qui produit une mélancolie, celle de l’amour impossible, l’élégie des possibles perdus, la beauté tragique de la résignation. Mais chez James Gray, si l’amour est fragile, incertain, il est pourtant persistant. Si le désir est brûlant, irrésolu, il est encore inscrit dans le quotidien. S'en dégage une certaine conception. Aimer ne sera jamais absolu, mais osciller entre l’ombre et la lumière, ce que l’on désire et ce que l’on peut atteindre. C’est porter en soi la brûlure des possibles, et continuer malgré tout, fragile et vivant.

Two Lovers, par ses particularités, offre ainsi une certaine variation sur le sentiment amoureux. Avec deux autres films relativement contemporain sur le sentiment amoureux, Eternal Sunshine of Spotless Mind de Michel Gondry et Sur la Route de Madison de Clint Eastwood, ce sont trois manières de filmer l’amour et la mémoire, trois visions du désir et du temps qui se croisent, se contredisent et se complètent : trois films, trois visions, un seul murmure.

La conception de la mémoire de Two Lovers, entre désir et renoncement, n'est tout d'abord pas hérétique aux deux autres films. Elle en est à l'intersection.

Chez Michel Gondry, la mémoire oscille entre la fluidité et la permanence, toujours susceptible d’être effacée, où l’amour peut se répéter malgré l’oubli, presque comme un rêve. Joel s’éveille ainsi dans un appartement qui se plie sur lui-même. Les murs s’effacent, les meubles s’évaporent, les souvenirs glissent comme des fantômes. Il touche Clementine : sa main traverse l’air, rencontre un vide, et pourtant, il sent son cœur battre. Les deux amoureux se perdent et se retrouvent, comme des âmes égarées dans le labyrinthe de leur mémoire. L’amour en devient une matière plastique que chacun peut perdre et retrouver. Les souvenirs se déforment puis se recomposent dans l’espace mouvant de leur esprit. Et si la souffrance et l’oubli sont intimement liés, l’amour persiste, obstiné, dans l’invisible, dans ce que la science et le temps ne peuvent détruire.

Gwyneth Paltrow et Joaquin Phoenix dans la boîte de nuit dans Two Lovers
© Wild Bunch

Chez Clint Eastwood, la mémoire opère sous forme monumentale, statuaire. Elle y est gravée (dans un journal), stable, comme les Tables de la Loi : sacrée car l’amour survit dans l’absence et le renoncement. Il est inscrit dans la permanence du souvenir et de l’absence et c’est cette fidélité à l’absence qui lui donne son intensité. Le clair-obscur du renoncement en est la couleur. Francesca regarde la pluie tomber sur la route de Madison. Robert s’éloigne, et son absence emplit tout l’espace. La lumière basse, les intérieurs familiers, la pluie : tout parle d’éternité contenue dans la brièveté.

Entre ces deux extrêmes, Two Lovers explore la suspension. Leonard flotte, entre désir et responsabilité, passion et sécurité, Michelle et Sandra. Ni l’effacement de Michel Gondry, ni la permanence de Clint Eastwood ne s’imposent : l’amour est fragmentaire, instable, et pourtant pleinement vivant. Chez James Gray, la mémoire et le désir sont polarisés entre cette fluidité gondrienne et cette permanence eastwoodienne. Leonard oscille entre deux possibles, mais sans pouvoir saisir ni l’un ni l’autre pleinement. Passé et avenir coexistent dans le présent. Ni effacement complet, ni gravure définitive, la mémoire se morcelle, fragile, quand bien même la décision finale impose un ancrage forcé, davantage par résignation que par choix pleinement affirmé.

Sa conception de l'amour est encore à la rencontre des films de Michel Gondry et Clint Eastwood.

De son côté, Michel Gondry montre l’amour comme une expérience intérieure, souvent abstraite, presque psychologique. L’amour est un rêve fragile. Joel et Clementine errent dans un labyrinthe de souvenirs effacés. Les images s’effritent, les couleurs se dissolvent, et pourtant le cœur persiste. L’oubli ne peut vaincre ce qui se tient dans l’invisible.

Pour sa part, Clint Eastwood installe l’amour comme choix moral et existence sociale : Francesca renonce à Robert par fidélité et responsabilité.

Two Lovers se subsume à ces deux conceptions. Leonard ne contrôle ni le désir ni la responsabilité. Le triangle amoureux devient une tragédie contemporaine. Il n’y aura ni miracle (comme chez Michel Gondry), ni résolution éthique parfaite (comme chez Clint Eastwood). L’amour est vécu comme une impuissance et un espace de lutte sans cesse en tension, ce qui le rend profondément humain et douloureux.

L’espace et la mise en scène de Two Lovers semblent autant tangents à Eternal Sunshine et Madison. À l'espace onirique et mouvant du premier, où la mémoire transforme le décor, à l'espace réaliste et stable du deuxième où le monde extérieur reflète la gravité du choix et la permanence du souvenir, James Gray trace un espace urbain et limité (Brooklyn), saturé d’intimité et de contraintes. ll crée un entre-deux. Ni rêve pur, ni gravité classique, Two Lovers est à la création d'un univers où l’ombre des possibles coexiste avec le poids du réel. Chaque appartement, chaque rue reflète la lutte interne de Leonard.

La tonalité tragique et philosophique de Two Lovers se présente également comme une adjonction des deux autres films. Entre eux, James Gray invente un autre espace. Il est à la rencontre de la tragédie douce-amère, l'optimisme dans le recommencement (l'amor fati nietzschéen) d'Eternal Sunshine et de la tragédie silencieuse, l'optimisme dans la mémoire et le respect des obligations de la Route de Madison. Two Lovers les transcende en tragédie intérieure et ambivalente. Son issue n’est ni optimiste ni héroïque, mais une résignation mélancolique toute tchékhoviste.

Two Lovers fait ainsi le pont, en une sorte de supplément sur le sentiment amoureux aux films de Michel Gondry et Clint Eastwood. Il se situe à mi-chemin du surréalisme intérieur d'Eternal Sunshine et la tragédie contemplative de la Route de Madison. À l'instar de Michel Gondry, James Gray inventorie l’instabilité de la mémoire et des désirs : Leonard est hanté par ce qu’il aurait pu avoir, mais que son inaptitude à l'existence empêche de saisir. Tout comme Clint Eastwood, il explore la gravité des conséquences. Le choix final de Leonard est réaliste, socialement et psychologiquement contraint, et la mémoire de l’amour perdu devient un poids durable. N'en demeure pas moins une différence majeure. James Gray refuse tout romantisme lyrique ou happy end. Il propose une morale subtile du compromis et de la résignation, où la fragilité humaine est pleinement assumée.

S'en déduit trois temporalités, trois clair-obscurs, trois poétiques : le labyrinthe onirique de Michel Gondry, la gravure tragique de Clint Eastwood, le crépuscule urbain et suspendu de James Gray. Mais pourtant, toutes convergent. L’amour survit, malgré l’oubli, malgré l’absence, malgré l’indécision. Il perdure dans les gestes manqués, dans les silences, dans les possibles perdus. Il s'éternise dans le rêve, dans le renoncement, dans le vertige.

Ces films sont ainsi à l'inauguration de trois dialogues où chacun éclaire une vérité différente, mais complémentaire : l’amour n’est jamais simple, jamais total, jamais parfaitement maîtrisé. Il survit dans le souvenir, dans l’absence, dans l’indécision. Il brûle dans la mémoire et dans le désir, se nourrit de ce que l’on perd, et de ce que l’on choisit de garder. Et nous, spectateurs, de porter en nous ces trois voix : aimer, c’est toujours osciller, porter le feu des possibles.

Leonard, finalement, c'est bien nous, le personnage qui témoigne dans son être même la blessure jamais cicatrisée. Il est la vérité en chair et en os de la condition des hommes, comme eût dit Unamuno, qui parle par sa bouche Et quand il semble mort debout, que s'arrête en lui le devenir et le mouvement, c'est pour faire taire les événements bavards, rappeler à l'essentiel. Un état de demi-délabrement permanent, dans une demi-défaillance chronique pour dire qu'au « séjour » de Heidegger qui répond au désir du poète de « rendre la terre habitable », Two Lovers fait davantage écho au « dehors » de Blanchot, à la démesure d'un égarement sans fin, où tournoie encore quelque part Leonard, dans l’immense fatigue où les forces s’enlisent, sauf à passer par les trous. Two Lovers, c'est finalement l’histoire d’un type à la recherche d’un sens qui n’existe pas, l’odyssée d’une déception. Il lui faudra comme à nous-même accepter sans réserve que c’est dans cette prose du monde que chacun trouvera l’espace de sa propre (més-)aventure vitale, émancipé de toute direction, pour avoir toujours été des êtres en quête d'une ombre.

 

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