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Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï à l'hôpital dans La Fracture
Critique

« La Fracture » de Catherine Corsini : Bobos partout, cinéma nulle part

Des Nouvelles du Front cinématographique
La France va mal, la France a mal, elle a des bobos partout, amours à la dérive, Gilets jaunes en colère, hôpital en danger. Une métaphore servira en la circonstance de suture, la fracture qui appelle des réparations appropriées. Mais la chirurgie de La Fracture est une médecine à la Knock qui ne prend soin de rien quand le social en galère est un raffut de demandes ramenées aux plus petits dénominateurs communs, le bordel et l'hystérie. Le cinéma d'auteur en replâtrage des bobos du social n'a pas alors d'autre volonté que de mettre KO assis son spectateur.


« Que voulez-vous, cela se fait un peu malgré moi.
Dès que je suis en présence de quelqu'un, je ne puis m'empêcher
qu'un diagnostic s'ébauche en moi... même si c'est
parfaitement inutile et hors de propos. À ce point que,
depuis quelque temps, j'évite de me regarder dans la glace
»
(Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, 1923, scène IX)


La métaphore, une opération de chirurgie

La France va mal, la France a mal, elle a des bobos partout. Des bobos entre Raf et Julie dont l'amour fuit après dix ans de vie commune. Des bobos chez les Gilets jaunes dont la colère sociale est noyée dans le lacrymogène quand elle n'est pas cassée à coup de matraques policières. Des bobos dans le service des urgences d'un hôpital public qui brinquebale en fonctionnant à la bricole, troué de partout, fissuré, asphyxié par les coupes budgétaires exigées au nom sacro-saint de l'austérité. Une métaphore servira de suture de circonstance, celle de la fracture qui doit transversalement opérer, entre les gens, les milieux et les genres.

L'opération métaphorique est chirurgicale en reliant le bras cassé de Raf et la jambe meurtrie de Yann. La métaphore est une autre opération de chirurgie en alliant bourgeoises, prolétaires de la France périurbaine et personnel soignant, toutes et tous embarqués dans la même galère d'une société française qui dérive, à bout de nerf. Une galère comico-dramatique hystérisée par surenchère des souffrances en excès et des demandes inaudibles les unes pour les autres. Une galère comme un Radeau de la Méduse réparable cependant si le soin advient comme l'opérateur médical d'une reconnaissance commune des souffrances étrangement corrélative à une relativisation des demandes. Il est vrai que le soin opère dans le cri du patient jusqu'au silence qui le rédime.

Du bobo au bordel
(le cinéma d'auteur en replâtrage du social)

La Fracture de Catherine Corsini aurait-il quelque chance de jouer les trouble-fêtes de l'élection présidentielle ? La sortie française du film est un choix judicieux de son distributeur, Le Pacte. L'alarmisme du constat est cependant proportionnel au confusionnisme que le film à grand bruit cultive au nom des raisons du spectacle, qui sont les réflexes d'un cinéma pour lequel les moyens qui justifient les moyens se passent depuis longtemps de toute justification. Le compromis entre la comédie de caractères à gros traits, le drame social pressé et le film d'auteur engagé mais juste ce qu'il faut, point trop n'en faut, ne sort jamais de la zone de confort d'une catégorie, la fiction de gauche, aussi désespérante aujourd'hui qu'à l'époque de son émergence au début des années 70. Si la fracture est réelle, elle ne concerne qu'un regard incapable de trouver ses marques entre des réalités sociales conflictuelles et le métier qui en tire matière à scénarisation schématique, dramatisation outrancière et abstraction didactique. Il n'en reste pas moins qu'une vision du monde se dégage du brouet, si, si, mais en-deçà de l'horizon d'une moindre compréhension de ce qui nous arrive.

À l'indignité des vies bousculées par la débande sentimentale, précarisées par des politiques injustes et appauvries par la relégation sociale, indignité des existences qui résistent et tiennent le cap de la dignité malgré tout, se substitue l'indignité d'un film qui préfère à la clarification des enjeux et à l'exigence des formes requises une certaine vision du social comme bordel ambiant. Une vision certainement conservatrice dans son bordélique même quand elle témoigne, avec fracas et autant de pertes, d'un déni hystérique de sentir et comprendre quoi que ce soit, un refus de sentir et penser en cinéma les antagonismes qui nous déchirent.

Catherine Corsini a ainsi opté pour le verrouillage du regard comme une garde à vue quand les figures sont placées sous la surveillance d'une complexion dominante (l'hystérie en vacuum de la complexité) et l'hégémonie d'une métaphore (la fracture invite à ce genre de réparations qu'est le replâtrage). Le cinéma d'auteur en replâtrage des bobos du social, on connaît et on a déjà donné, La Tête haute (2015) d'Emmanuel Bercot, le gros des Dardenne, les derniers Ken Loach ou Stéphane Brizé, Justine Triet. Le cinéma d'auteur en replâtrage du social donne ici l'opportunité de recycler une image gâteuse issue d'une vieille sémantique organiciste (la société est comme un corps humain, une totalité naturelle dont les liaisons et parties sont organiques). Comme si la rengaine du thème de la fracture sociale dont Jacques Chirac avait usé et abusé lors des élections présidentielles de 1995 n'avait pas été démonétisée depuis. À l'autre bout du spectre idéologique, un intellectuel comme Frédéric Lordon explique à raison que la réparation, autre idéologème qui casse les oreilles, appartient au lexique consensuel contemporain (réparer la mondialisation, le lien social, etc.), quand il s'agit moins de réparer l'existant que d'en finir avec les structures participant à détruire les existences(1).

Si la fracture a pour pendant logique la réparation, la métaphore est une opération symbolique dont la chirurgie ne permet pas de sortir de l'organicisme et ses méprisables hiérarchies quand elles s'en trouvent naturalisées et, partant, dépolitisées.

Bordélique, hystérique
(l'immaturité de l'auteur)

Le début de La Fracture livre à cet égard une étonnante fracturation de l'idée même d'égalité quand le montage pose en guise de prologue l'alternance des destins (Raf et Julie se disputent, Yann rejoint avec un copain les Champs-Élysées) et de leurs interprètes (Valeria Bruni-Tedeschi et Marina Foïs ici, là Pio Marmaï). Et convient dans la foulée de l'évacuation symbolique d'un troisième personnage (l'aide-soignante Kim n'apparaît qu'après l'ouverture du film, là où elle est et d'où elle ne sortira pas, l'hôpital qui est sa raison d'être autant qu'une place assignée). Le fer rouge du mimétisme passionnel (les prolos hétéros sont hystériques, les bourgeoises lesbiennes sont hystériques) inflige une blessure dans l'égalité quand le générique de début attribue le nom des acteurs à leur présence sur l'écran, la souveraineté des vedettes éclipsant l'actrice non professionnelle (Aïssatou Diallo Sagna). Son activité réelle (elle est aide-soignante) est la cerise documentaire d'une fiction qui mobilise toute l'artillerie lourde des effets de réel (caméra sur l'épaule et raccords cut) tout en réitérant une autre hiérarchie, celle de la fiction sur le documentaire réduit à certifier la caution d'authenticité. La fiction c'est toujours Paris et le documentaire toujours la périphérie (voir Les Misérables, voir Bac nord, voir Gagarine). Si la fiction domine en jouant la police des partages hiérarchiques, le documentaire ressemble à un Gilet jaune tabassé.

Pio Marmaï dans la foule de gilets jaunes dans La Fracture
© CHAZ Productions (visuel fourni par Le Pacte).

Un exercice, celui de comparer La Fracture avec les grands documentaires consacrés au secteur hospitalier comme Hospital (1970) de Frederick Wiseman et Urgences (1987) de Raymond Depardon, est très instructif. Des urgences du Metropolitan Hospital de Harlem à New York à celles du secteur psychiatrique de l'Hôtel-Dieu à Paris, l'hystérie est présente en étant aussitôt suivie de sa localisation en situation. L'hystérie est une modalité passionnelle transversale et ponctuelle qui produit toujours de la singularité, chez certains malades comme du côté des professionnels qui souffrent de leur côté de la carence des moyens alloués. Pour Catherine Corsini qui raconte avoir puisé son inspiration dans son expérience des urgences de l'hôpital Lariboisière à Paris, l'hystérie est un affect total et tyrannique, une passion collective qui frôle la furia bacchique et la crise mimétique, un vortex d'indifférenciation émotionnelle qui annule non seulement la différence des maux et des demandes qui leur sont associées, mais encore la singularité des situations et des individus qui les vivent. L'hystérie est le chaudron de la fiction, c'est son couvercle aussi.

L'hystérie des demandes et des souffrances concurrentielles nourrit ainsi une cacophonie écrasant dans l'œuf un rapport au réel qui, même dans des situations extrêmes déjà affrontées par le documentaire, montre qu'il ne se réduit pas à cette seule complexion passionnelle. L'hystérie est le symptôme d'une profonde immaturité, celle des sujets qui s'interposent entre eux et leur désir afin d'en magnifier l'intraitable et le sublime dont la jouissance fait la culpabilité de ceux qui, évidemment, ne peuvent pas ne pas échouer à parvenir à le traiter. L'hystérie est l'affaire non du représenté mais de la représentation elle-même quand l'auteure du film fait interposition entre le réel et ce que le cinéma peut en faire au nom d'une rhétorique qui permet tout, sauf de traiter précisément des questions posées. L'hystérie marque ainsi l'un des symptômes du cinéma dominant qui toujours déçoit quand l'autorité du cinéma d'auteur mise tout, fiction et narration, figures et formes sur les jouissances à court terme de l'immaturité.

La France des bobos

Le social c'est le bobo, plus petit dénominateur commun des demandes et des douleurs. Le bobo est une forme d'équivalent général abstrait induisant que la demande personnelle débouche moins sur sa problématisation que sa relativisation. Tout fait bobo, chez les prolos comme chez les bobos, les lesbiennes comme les hétéros, les artistes (Raf est dessinatrice) et les livreurs (Yann est camionneur), les infirmières et leurs patients. Tout fait bobo, amours à la dérive, classes moyennes fragmentées, violences policières, services publics démantelés. La réduction totale au bobo qu'exige sans ménagement ni discussion le kit métaphorique de la fracture et sa réparation est une lessiveuse idéologique (tous les énoncés émaillant les murs des urgences sont rigoureusement expurgés de leurs affiliations syndicales), une amplification des incompréhensions mutuelles (les prolétaires ne votent pas forcément Le Pen, les bobos ne votent pas forcément Macron mais l'on n'en saura pas davantage, le sociologisme règne), un acting-out exaspérant (Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï) qui nourrit par surcroît l'engraissage des clichés (la lesbienne vieillissante est dingue, le populo est bourrin et bébête, les autres patients quant à eux patientent en articulant à peine, petites poches de douleurs disséminées pour faire vrai quand la vérité a cessé d'être un désir en ayant le sens pour contradicteur).

Le maximalisme hystérique est une machine à décerveler quand la concurrence des demandes de soin, qui se doublent tantôt d'une demande d'amour (Raf et Juliette), tantôt d'une demande politique (Yann), bute sur la plus terrible d'entre elles, celle du psychotique. Le garçon attend tout du long dans l'ombre, il se prépare à jouer son rôle consistant à ramener tout le monde à sa place. La place qui est celle de la moindre douleur face à la douleur extrême de l'autre, de la douleur la pire exigeant à la fin, une fois qu'on a bien joui en ayant bien gueulé, qu'on la boucle, pieds et poings liés, embarqués par la police du scénario qui rappelle que ce tapage est tout de même très sérieux. Le dénominateur commun du bobo est un opérateur de relativisation maximale.

Voir en salles La Fracture est autrement instructif : les spectateurs rigolent, ils s'esclaffent à n'en plus finir. Le rire désiré par Catherine Corsini pour ses vertus cathartiques marque pourtant l'expansion colonisatrice d'une jouissance, celle de ne rien comprendre, la jouissance de n'avoir pas le désir de savoir parce qu'après tout on n'apprendrait rien de ce que l'on ne sait pas déjà et que serinent en boucle les chaînes d'infos en continu. Les Français sont des infirmes doublés de gueulards, des grognards qui grognent si fort qu'ils n'entendent plus l'autre qui grogne aussi. L'hôpital public ? Une asile d'aliénés, une nef des fous. Voilà à quoi mène le petit kit de chirurgie pratique de La Fracture quand l'organicisme instruit un regard mou du je-nous (on s'en souvient peut-être, la fracture du genou/je-nous est la métaphore au cœur de Mon roi de Maïwenn, consœur en hystérie).

La France de la grogne, de l'hystérie et des bobos, Catherine Corsini y croit tellement qu'elle souhaite y remédier par des procédures de garde à vue (hystérisation, replâtrage métaphorique et sémantique rance de l'organicisme), de hiérarchie esthétique (la fiction multiplie les effets de réel en reléguant ce pauvre Gilet jaune qu'est le documentaire) et d'identification policière (l'aide-soignante est un moindre personnage par rapport à ceux qu'interprètent les vedettes rivalisant de surjeu). Mais La Fracture n'a pas encore tout dévoilé de son jeu. Pourquoi ne pas ne pas aller plus loin en effet et reculer devant l'idée que le cinéma puisse baisser le son des images et en ralentir le mouvement pour entendre et voir ce qui se passe vraiment ? La fiction s'autorise alors à spéculer grossièrement sur des réalités advenues (la vraie-fausse attaque de l'hôpital de la Salpêtrière) en faisant entrer l'émeute et la lacrymo dans le service réanimation (le chaudron déborde, c'est bon pour l'excitation du spectateur, l'enfièvrement passager du public).

C'est alors tout le film qui, à court d'adjuvants dans la machine à surenchérir, finit en réanimation, prêt à intensifier par tous les moyens disponibles l'asphyxie de la sensibilité. Catherine Corsini n'hésite alors pas à tordre le bâton dans tous les sens : avec l'émouvant récit d'une manifestante aux côtes cassées valant comme un repentir mais dont la place témoigne d'une stratégie perverse serrant dans la gorge un rire déchaîné par ailleurs ; avec Yann qui s'échappe finalement de l'hôpital pour y revenir après un accident de camion, la gueule encore plus amochée, grâce à l'aide angélique d'un CRS qui est le seul à être individualisé en jouant le rôle du gentil gars compréhensif ; avec les larmes finales de Kim en guise d'ultime chantage émotionnel.

Sérum physiologique et Knock(out)

C'est le dernier plan de La Fracture, Kim en larmes, les yeux sûrement pleins de lacrymogène, de tristesse aussi, de tendresse autant. Drôle de renversement cependant : le sérum physiologique est l'affaire de la fiction devant les plaies documentaires dont serait garante l'actrice non professionnelle et vraie aide-soignante. Le renversement risque de s'apparenter aussi à une inversion délétère quand la femme du soin qui représente le care est d'origine africaine, exactement comme tous les avatars du magical negro qui peuplent le cinéma hollywoodien, vous savez, tous ces bons guérisseurs noirs des blancs qui ont bobo et dont un duo comique comme Key & Peele s'est moqué à juste titre en reconnaissant là que la bonne conscience n'est pas le meilleur moyen pour ne pas reproduire des stéréotypes racistes(2).

On n'apprécie pas l'usage du néologisme de bobo qui sert en général à stigmatiser la gauche culturelle tout en obscurcissant la réalité des processus de gentrification des quartiers populaires. Pourtant, La Fracture s'efforce à tout prix à accréditer l'usage du terme problématique de bobo dès lors qu'opère la chirurgie symbolique des glissements métaphoriques. Quand la France des bobos, autrement dit la bourgeoisie culturelle à laquelle appartient Catherine Corsini dont Raf serait le prête-nom dans la fiction, se penche sur la France des bobos, autrement dit la société des classes moyennes précarisées et des services publics démantelés, ça fait mal : pour la pensée, pour la politique et pour le cinéma. Le cinéma d'auteur malade de son hystérie est le plus immature qui soit, forcément le plus apolitique aussi.

La gueule cassée de Yann apparaît à la fin comme un plan-miroir dédié sans le savoir au spectateur sonné, mis knockout assis par un film dont la médecine, organicisme et hystérie, pathos et sérum physiologique, n'est pas meilleure que celle d'un docteur Knock.

Notes[+]