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Gene Tierney et George Sanders dans The Ghost and Mrs. Muir
Rayon vert

« The Ghost and Mrs. Muir » de Joseph L. Mankiewicz : Une aventure du regard

Jérémy Quicke
The Ghost and Mrs. Muir de Joseph L. Mankiewicz tisse avec une grande puissance évocatrice des passages entre plusieurs mondes : rêve et réalité, vie et mort, pesanteur terrestre et éclat des vagues. Mais quel est le moment où le récit bascule et pénètre l’autre monde ? La réponse se trouve peut-être au bout d’un travelling.
Jérémy Quicke

« The Ghost and Mrs. Muir », un film de Joseph L. Mankiewicz (1947)

Quand débute véritablement l’aventure de Madame Muir ? The Ghost and Mrs. Muir, ce classique du film fantastique réalisé par Joseph L. Mankiewicz en 1947, tisse avec une grande puissance évocatrice des passages entre plusieurs mondes : rêve et réalité, vie et mort, pesanteur terrestre et éclat des vagues. Mais quel est le moment où le récit bascule et pénètre l’autre monde ? La réponse se trouve peut-être au bout d’un travelling.

Ce plan survient lors de la première visite de la demeure de Whitecliff. Jusque-là, le récit demeure tout à fait réaliste, mais une atmosphère particulière semble peser sur la maison. Sa localisation au bord de la mer et le vent qui laisse les portes et fenêtres entrouvertes brouillent légèrement les frontières, empêchent les places de rester figées. L’agent immobilier voudrait partir mais Madame Muir (Gene Tierney) dit « I want to see the inside », signifiant là sa capacité à surmonter les obstacles que la société met sur sa route et, simultanément, donne une clé au spectateur : tout est question de regard.

Voir l’intérieur du tableau

Les personnages entrent : ils sont cadrés dans un plan large classique qui les montre au bas d’un escalier comme sur une scène de théâtre. Dans la continuité, Madame Muir voit une porte cachant une pièce sombre et s’avance pour l’ouvrir complètement. La caméra de Mankiewicz suit son mouvement en un traveling pour se rapprocher d’elle et faire apparaitre, seule lumière au fond de l’obscurité le visage du Capitaine Gregg (Rex Harrison), faisant face à l’héroïne, filmée de dos. S’ensuit un champ / contre-champ qui rationalise l’événement : il ne s’agit que d’un tableau et du portrait de l’homme qui vivait ici. Le fantôme fera surface un peu plus tard, via une ombre surmontant la femme endormie et, finalement, par une incarnation véritable au milieu de la nuit et de la cuisine à la lumière d’une bougie.

Cependant, c’est bien lors de l’apparition du portrait que tout a commencé. Par un simple mouvement de caméra, le fantastique est pleinement entré dans le récit et Madame Muir a déjà un pied dans l’autre monde. Mankiewicz invoque ici toute la dimension symbolique contenue dans l’objet du tableau, motif emblématique du récit fantastique (dont Le Portrait de Dorian Gray constitue sans doute l’exemple le plus fameux), auquel il ajoute le motif du regard. En effet, le plan réunit en une seule image les deux personnages qui se regardent l’un l’autre, par-delà les frontières entre leurs mondes. Il suffit de savoir regarder et un tableau peut prendre vie, peut déplier un amour qui dépasse la vie et la mort.

Ouvrir les yeux pour éveiller l’autre monde

Il faut maintenant raconter comment l’aventure de Madame Muir se termine et recommence en même temps. L’héroïne, désormais âgée, est assise dans sa chambre, fatiguée d’une vie hantée par la solitude et le regret d’existences non-vécues, le doute voire même l’oubli du fantôme qu’elle aimait. Un plan serré cadre sa main qui lâche un verre de lait. Apparaissent ensuite dans l’image les pieds de Gregg, renvoyant à la scène où il l’observait dormir. Le plan suivant montre le capitaine tendant les mains vers elle (« Come, Lucia »), des mains qui obéissent et entrent dans le champ pour toucher les siennes. Le contre-champ, inoubliable, montre Madame Muir rajeunie qui se lève et sourit à son amant.

La grande émotion qu’offre la fin de The Ghost and Mrs. Muir tient peut-être dans un écho secret qu’elle entretient avec la première rencontre dans la scène du portrait. Par la mise en scène très précise de Mankiewicz et la gestion des regards, ces deux scènes peuvent fonctionner comme un reflet inversé l’une de l’autre. Dans les deux séquences, ils se regardent l’un l’autre par-delà la vie et la mort. Les deux corps sont cadrés de la même façon. La première image montrait son visage à lui, regardé par elle ; c’est désormais son visage à elle qui apparait devant ses yeux à lui. C’était le regard de Madame Muir qui semblait capable de donner vie à un tableau et traverser les frontières ; c’est le regard de Gregg qui maintenant donne vie à un fantôme et la fait entrer dans cet autre monde.

L’histoire de Lucia et Gregg peut se raconter comme une aventure du regard. Il suffit de visages qui savent se regarder, et le spectateur peut croire, du moins le temps d’un film, que le capitaine avait tort : parfois, les rêves ne s’évanouissent pas au réveil.