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Batman (Robert Pattinson) embrassant Catwoman (Zoë Kravitz) sur le toit d'un immeuble de Gotham dans The Batman
Le Majeur en crise

« The Batman » de Matt Reeves : L’opium du populisme

David Fonseca
The Batman de Matt Reeves (2022) procède d’un discours jamais fatigué de se frayer un chemin à travers ses certitudes. Si par un hasard du calendrier il est sorti en salles un peu avant le premier tour des élections présidentielles en France, The Batman était toutefois parfaitement synchrone d’une bonne partie des débats avec leurs petites philosophies politiques rances de l’époque sur les enjeux sécuritaires comme la corruption des élites. Un discours non pas simplement local, mais un discours-monde, aux dimensions de Gotham City. Un discours auquel tous les bénis non-non se rallieront, semence à laquelle il faudrait opposer la semonce du coup de canon.
David Fonseca

« The Batman », un film de Matt Reeves (2022)

Ce Batman ne serait pas n’importe quel Batman. Ce serait THE Batman. selon Matt Reeves, réalisateur sorti tout droit de la cuisse de J.J. Abrams, autoproclamé spécialiste de la déconstructionnite aiguë (voir sa double Planète des singes), un conte psychologique, de surcroît, « le plus intellectuel des Batman »(1), qui transmuerait le Batman bodybuildo-propret des Bale, Affleck & Cie en un personnage tragico-reclus. Une enquête (sur un criminel politique in fine terroriste qui, énième fois, menace de destruction Gotham City) qui deviendrait une quête personnelle, soit un récit d’émancipation. Ou comment ce Batman raconterait l’histoire d’un adolescent écoutant Nirvana parce-que-je-suis-un-jeune-qui-a-beaucoup-trop-souffert apprenant à devenir adulte (Robert Pattinson) : à prendre le monde en réparation plutôt qu’en détestation. Non plus simplement être « vengeance », se déchargeant de sa colère en punissant le crime mais se transmutant SAMU social, dorénavant prompt à aider son prochain, une manière de réenchanter l’autorité, avec un appel à la garde nationale en fin de film, dans l’espoir, pour chacun, de restaurer un semblant d’ordre dans la ville. Trois heures de film dont les dernières minutes sont dès lors l’exact contrechamp des premières. Quand The Batman s’ouvre sur une cité-monde sans espoir gangrenée par la corruption généralisée autant que la criminalité, il se termine sur un Batman employé municipal du mois. The Batman serait en quelque un Batulnik, une espèce rare, prototype de chauve-souris remarquable, du genre Boris cyrulnikien latexifio-hormonisé. Un Batman résilient, en somme, qui aurait appris à avoir confiance dans la vie, se construisant dans l’altérité, Saint Bernard des bas-fonds, une fois Gotham partiellement détruite/Batman demi reconstruit.

Batman aurait donc grandi. Voici pour le texte du film. Mais dans cet écart qui va de sa supputée adolescence à l’âge adulte, que s’est-il produit durant trois heures ? En sous-texte, une vaste publicité pour ce que le capitalisme sait sans doute le mieux vendre : l’injonction au bien-être, le dépassement de soi, la discipline de la résilience. Corrélativement, le Joker de Todd Philips étant déjà passé par là, Matt Reeves réduit toute forme de contestation sociale à la folie, incarnée par le double antagoniste de Batman, Riddler, l’homme-mystère (Paul Dano). Pourtant, certaines analyses n’hésiteraient pas à placer Matt Reeves, pour ne pas dire l’industrie hollywoodienne elle-même, du côté des nécessiteux et de leurs revendications sociales en une sorte d’anarcho-capitalisme, à partir de l’analyse qu’ils font de l’épisode biblique délugien du film engloutissant pour partie Gotham, surligné par un clin d’œil aux Dix commandements de Cecil B. de Mille, Batman, torche en main, fendant désormais les eaux pour aider le quidam. C’est cependant méconnaître instamment le fait que le film alimente dans le même temps ce qu’il dénonce : la quête de vérité maladive de Riddler après celle tout autant morbide de reconnaissance sociale d’Arthur Fleck dans Joker ; les contestations sociales sous forme de ressentiment, qui en annulent, dès lors, les possibilités d’organisation comme de planification, contestations ne visant qu’à la destruction. Ce faisant, The Batman nihilise les luttes comme les revendications sociales, rejoint le camp des lectures empressées des mouvements dits populistes qui considèrent les extrêmes, de la gauche à la droite, comme équivalents, manière d’aplatir une révolte sur une contre-révolte pour en annuler les effets. Une condamnation des luttes sociales redoublée dans ses effets par la marginalisation de Riddler, qui devient sous l’œil de la caméra de Matt Reeves L’homme du ressentiment dont Max Scheler a fait la marque des révoltes de type nihiliste, qui semble, de fait, congruent avec celui des classes populaires de Gotham. Un ressentiment élevé au carré, Riddler étant montré pratiquement durant tout le film comme un être puissamment isolé, sauf à la fin, les clones de Riddler se joignant à lui, fait notable, lors de l’épisode terroriste du film, qui marque davantage sa pathologie comme celle du peuple qui tourne fou-le par leur inadéquation au monde qui l’environne.

En ce sens encore, The Batman repose sur un hyper-texte politique, un dépliant en deux volets : quand le crime est la fin, le mensonge (en politique, en société, en famille…) en serait le moyen. Autant dire un programme cent fois rebattu, pot-pourri du « tous pourris » à Gotham, cette ville-monde, de la « racaille » sarkozyenne imitant celle de l’ex-maire de New-York Rudolph Giuliani, au maire de Gotham, assassiné en début de film, son procureur autant, sa police de même, jusqu’au Saint Père Wayne, un discours fournissant, s’il en était encore besoin, des armes aux misologues de toutes provenances. À regarder The Batman vient dès lors le sentiment de relire le pamphlet de Lucien de Samosate, Philosophes à l’encan, qui s’amuse à ridiculiser les écoles cynique, stoïcienne, épicurienne, sceptique, révélant ainsi au spectateur le spectacle dérisoire de ces philosophes qui ne cessent de se destituer les uns les autres et, en fin de compte, ne savent même pas quel problème ils posent quand, réciproquement, dans The Batman, du politique à la justice en passant par son bras armé la police, nul n’est épargné. De ce discours incarné cinématographiquement de la façon la plus spectaculaire qui soit, il faut alors répondre pour ne pas laisser croire qu’un discours, à force d’être répété, gagnerait en épaisseur comme en vérité. Obligation doit être faite, dès lors, de s’efforcer de ramener, d’une poussée de main très légère, à des étonnements qui, peut-être, salutairement, recentreront : tout d’abord, montrer combien la criminalité est une activité sociale normale quand The Batman tend à la rendre en permanence anormale, voire pathologique (première idéologie) ; ensuite, que le mensonge, ne nuit pas nécessairement au vivre ensemble, qu’il en est peut-être au fondement, quand The Batman situe son propos aux antipodes (seconde idéologie).

Bénéfices social de la criminalité

La première idéologie qui sous-tend The Batman, comme nombre des films de la saga, est de considérer la criminalité comme un mal social quasi absolu, combattue par l’incorruptible inspecteur Gordon, qui chemine le long de l’enquête accompagné de Batman. Et de convoquer pêle-mêle, explicitement, implicitement, tout le cinéma seventies jusqu’à ses copycat fincherien contemporains (Seven et sa pluie/Zodiac et son enquête sans fin), installant un trou de ver cinématographique pour dire que rien, décidément, n’aurait changé depuis lors. Ainsi, Taxi Driver pour la noirceur et la pourriture de la ville ; Klute/Parallax View et son aspect bigarro-flou de type complotiste/paranoïaque ; Chinatown pour sa corruption autant que sa criminalité contagieuse ; Conversation secrète pour son obsession du regard sur lequel s’ouvre le film et s’engouffre la ville, sa logique de transparence induite en guise de solution afin de lutter contre la criminalité : et c’est ainsi que Bruce Wayne demandera à Serena de chausser des lentilles spéciales afin qu’il puisse voir ce qu’elle voit dans le club du club, haut-lieu des vices de Gotham, ou encore que Riddler, sorte de lanceur d’alerte, utilisera Internet comme lieu de partage des informations qu’il a en sa possession, à travers des vidéos devenant virales, installant une justice Web, Batman/Riddler apparaissant ainsi comme des êtres omniscients. Sans doute Batman n’est-il pas n’importe quel type de justicier. Lutter contre la criminalité semble indéniablement une tentative vaine de réparer le crime de ses parents. Il n’empêche, Gotham, c’est Sin City désexualisé. De ce point de vue, le film se montre très démocratico-populiste dans son traitement. Il égalise les conditions sociales du crime. De la plèbe aux élites, nul n’échappe à sa tentation. Le programme de The Batman, de ce point de vue, serait de promettre en ligne de mire une délinquance zéro. Ce qui, curieux paradoxe pour un film qui s’en prend également au vice de la menterie, est un mensonge sur le plan sociologique. On pensait, pourtant, la question réglée depuis Durkheim.

Batman (Robert Pattinson) au commissariat avec Gordon (Jeffrey Wright) dans The Batman
© Warner Bros.

Tout comme le suicide, la criminalité serait au contraire un phénomène social normal, en rappelant que chez Durkheim, normal ne s’oppose pas à anormal mais à pathologique. Selon un premier critère d’identification posé par le sociologue, un phénomène est normal quand il est observé dans la plupart des sociétés d’une espèce donnée situées à un même stade de développement. À ce premier critère, insuffisant, Durkheim en ajoute un second : le phénomène normal serait toujours fonctionnel par rapport au tout social alors que le phénomène pathologique serait dysfonctionnel. Par exemple, le crime de ses parents est jugé pathologique par Batman qui en est victime « collatérale » tandis qu’il est un phénomène normal pour le sociologue. En effet, nul ne connaît de société sans crime. Il s’agit donc d’un phénomène général rencontré dans toutes les sociétés (normalité de fait) et qui, de plus, est lié aux conditions de toute vie sociale (normalité de droit). Une société sans crime est donc impossible : à supposer que certains comportements criminels ne soient plus commis, cela signifierait que le degré de sensibilité de la conscience collective par rapport à la criminalité se serait accru ; dès lors, des fautes plus vénielles en viendraient à être considérées elles-mêmes comme des crimes. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait supposer une totale homogénéité de l’état de la conscience collective dans tous les esprits ; mais alors la société serait complètement figée, comme pétrifiée et donc incapable de changer. Voilà pourquoi selon Durkheim, le criminel doit être considéré comme un agent régulier de la vie sociale. Dans Les règles de la méthode sociologique, il déclare ainsi que le crime a une fonction dans la société et qu'il est par conséquent normal. Le crime, contrairement au discours de l’époque qu’entretient Matt Reeves dans The Batman, n’est dès lors pas un acte pathologique au sens où il détruirait toute forme de solidarité entre les individus et qu'il menacerait ainsi la structure sociale, ensemble des relations, relativement stables, entre les composantes d'une société. Il aurait plutôt une fonction positive dans le fonctionnement global de la société : il lui assurerait l'occasion de se satisfaire en prouvant son existence comme de se réassurer en permanence en punissant les crimes et délits. Au fond, plus Gotham City est attaquée, plus elle est consacrée comme cité-phare du monde libre, auréolée d’une majesté particulière pour avoir toujours triomphé des agents du « mal » si proliférants.

Vérités du mensonge

Par un autre aspect, The Batman se fait le porte-voix d’un autre discours très en vogue sur les élites dirigeantes et leurs mensonges, ses promesses jamais tenues comme leur fourvoiement. Mais, à cet égard, Riddler n’est pas le seul à s’affairer en révélant au grand jour les baisers de Judas de chacun. À cette face négative de la révélation, parce que conduisant au délire du personnage, s’oppose sa face positive, notamment tenue par l’intègre inspecteur Gordon (Jeffrey Wright) tout comme par Alfred-le-loyal (Andy Serkis), l’allié de toujours de la famille Wayne. Lorsque Carmine Falcone (John Turturro), le mafieux de service, maire officieux de Gotham, semble révéler la vérité à Batman sur les mensonges de sa famille corrompue par un meurtre initial qu’elle aurait légué en « héritage » à Gothman pour avoir employé un narco-trafiquant dans le but de faire taire un journaliste qui allait révéler au grand jour la véracité des faits les concernant, Alfred vient alors s’interposer entre la version de Carmine salissant les parents de Bruce Wayne, préservant ainsi la pureté des liens familiaux comme d’une certaine conception de la vérité. De la même manière, Batman participe positivement de cette quête lorsqu’il cherche à découvrir la vérité sur les meurtres/sur ses parents, la vérité, comme chez Dario Argento, se dissimulant non plus derrière un tableau, mais sous un tapis qu’il soulève afin de la mettre en lumière, excavant « les péchés de [s]on père », graffés sur le sol par Riddler : « no more lies », « renewal is a lie » (relance est un mensonge), pour signifier combien Gotham ne serait que « perversion sous un vernis de relance », ce fond de soutien que le père de Batman avait mis en place, alimentant en réalité le crime gothamien.

Par ce choix scénaristique de contrebalancer la folie inquisitrice de Riddler, condamnant à une vérité qui est tout sauf humaine, par cette sagesse de l’inspecteur comme celle d’Alfred, sagesse à laquelle se rallie Wayne/Batman, Matt Reeves emprisonne le concept de mensonge dans une formule cinématographique qui le condamne toujours par des sentences ou des pseudo-équivalences moralisatrices, substituant des rationalisations à son énigme, en considérant que la vérité finira toujours par surgir. Un choix de réalisation qui ne parvient qu’à assécher de son sang le mensonge, opérant un véritable travail homicide de l’esprit.

À cet égard, le moine Maxime Planude, qui a édité au XIVe siècle les fables diffusées sous le nom d’Ésope, raconte qu’Ésope avait un visage d’une hideur monstrueuse, et même jusqu’à le rendre méconnaissable – Ésope en personne n’aurait pu inventer une fable meilleure sur le mensonge de la fable, car les vérités des fables naissent de la grimace du mensonge qu’elles contiennent. Ce qui ramène aussitôt à la question du traitement du mensonge dans The Batman : si celui-ci détraque l’aspect apparent normal de Gotham et, au fond, des démocraties libérales, n’est-ce pas pour rendre visible, d’une certaine manière, sa défiguration – qu’elle a aussi pour fonds la dissimulation, le secret, jusqu’à la tromperie, bref, qu’elle en serait également au fondement ?

Certes, Matt Reeves, avec The Batman, vient simplement gonfler les rangs de la plupart des auteurs, penseurs ou écrivains qui ont disqualifié le mensonge comme une des fautes les plus graves. De ce point de vue, rien de nouveau sous le Batsignal. Mais quel péril le mensonge fait-il courir aux individus ? Le tort semble pour le moins évident dans The Batman : le mensonge faisanderait la parole et la confiance qui y est attachée, par conséquent dénouerait les liens tissés entre chacun, ce que Spinoza et Kant sauront rappeler : le mensonge interdirait toute forme de socialité. Montaigne le formule : « En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole »(2). Quand il y a mensonge, « nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnaissons plus. »

Cette condamnation radicale, au fond, est une christianisation de la pensée sur le mensonge, d’abord actée avant tout chez Augustin d’Hippone, qui fixera de façon définitive la tradition. Elle se retrouve, à l’état sécularisé, et à l’âge des Lumières dans la doctrine, notamment kantienne, mais aussi chez Spinoza et Grotius, Kant condamnant le mensonge comme déchéance absolue, « vice capital de la nature humaine », « négation de la nature humaine », car « l’homme qui ne croit pas à ce qu’il dit est moins qu’une chose »(3). Des uns aux autres, le présupposé demeure identique : le mensonge fait barrage ; soit il obère les chances de l’accès à la vie éternelle – version augustinienne ; soit il interdit toute forme de vie en société – versant spinozo-kantienne. Mais ce discours, auquel se joint The Batman, est tout enténébré, ces ténèbres qui ne sont que le seul décor du film ; il fait ventre de tout : il subsume le concept de mensonge sous celui de vérité ; et, à regarder The Batman, il ne se place finalement pas dans le manque de transparence mais dans l’idolâtrie de la transparence.

Mais à force de croire qu’il existe quelque chose comme un espace familial, juridique et politique, où se fabriquerait le lien social par transparence, qui devrait être immunisé de tout dehors – construit, donc, contre le mensonge –, The Batman révèle qu’il ne peut se passer de ce dehors qui le contamine et le parasite, nécessite proprement qu’il en appelle au mensonge – pour défendre la/sa vérité – pour conjurer sa part maudite. La logique d’une telle contamination systématique par le mensonge de Gotham oblige dès lors à repenser le discours du film et à montrer comment son concept central – celui de transparence induite par le point de vue toujours subjectif de Batman comme de Riddler – exerce sa contrainte et sa loi. Cette construction discursive est en effet complice et solidaire de présupposés philosophiques problématiques. Refuser de voir combien The Batman est constitutivement déchiré entre ce qu’il veut dire et ce qu’il dit, c’est refuser de le voir correctement : il procède d’un rêve de pureté dont Augustin lui-même sait pourtant se garder. Il n’est même pas besoin de continuer à filer la métaphore. Le mot de « pureté », en latin comme en français, a d’abord un sens matériel : ce qui est pur, c’est ce qui est propre, sans tache, sans souillure. La transparence, c’est une eau pure, une eau sans mélange, qui n’est que de l’eau, c’est-à-dire une eau morte. En matière de religion, le pur et l’impur sont étroitement délimités, de là tous ces interdits, tous ces tabous, tous ces rites de purification, la pureté étant l’état qui permet d’approcher les choses sacrées sans les souiller et sans s’y perdre, quand sur le plan politique la transparence serait la laïcisation de la pureté. Au contraire, Jankélévitch le rappelait : tout ce qui vit salit, tout ce qui nettoie tue(4). Montrer Gotham salie, ce n’est finalement pas la filmer pervertie, c’est la montrer vivante.

Batman (Robert Pattinson) aux côtés de Gordon (Jeffrey Wright) dans The Batman
© Warner Bros.

De fait, ce discours, à l’instant où il tente d’exclure la dimension matérielle, différentielle, parasitaire de lui-même, se trahit à ce moment et aggrave ce qu’il tente de faire disparaître. Il laisse inclure ce qu’il exclut et inscrit ce qu’il essaie d’effacer. Ce discours produit ainsi l’effet inverse de celui qu’il recherchait : en permanence, il se tient hors de soi, pour se contester. Si la vérité des liens sociaux, qui prennent forme dans Gotham, gagne à être connue, peut-être est-ce dès lors dans le voilement même du mensonge.

Il existe, en effet, une autre conception du lien social, qui considère, paradoxe apparent, l’espace du cité comme la chance morale du mensonge. Sans mettre non plus Nord au Sud, car ce n’est pas tant, après le blâme, qu’il faille faire louange du mensonge : tout remettre en cause, c’est s’acculer au pire, car la révolte affermit toujours ce contre quoi elle se dresse. Il s’agit d’apercevoir, au contraire, l’aspect caduc proposé par The Batman d’une stérile opposition entre vérité et mensonge, en politique notamment, de l’impossibilité même de jouer la transparence contre le mensonge, ce qui, après Érasme, Machiavel, Gracian, culminera chez Nietzsche. Certes, ce discours est minoritaire. Mais ce qui fait la valeur d’une pensée, sa puissance nutritive, ce n’est bien évidemment pas son volume, ni sa richesse apparente, mais l’âpreté de la faim, du manque d’être dont elle est née : la charge énergétique que cette tension irrassasiable a accumulée. Quand bien même ce discours ne serait qu’une confidence, il faut aussi lui faire droit.

Il faut l’affirmer, ce faisant : si le mensonge est bien de tous les livres lus, s’il est le temps de chaque doctrine la prosopopée courroucée de l’idée magistrale qui y est réprimée (par sa condamnation), si de tous les romans il est le héros, si de Gotham même il est le lieu-tenant, alors il est ce défaut que requiert pour préalable toute communauté humaine ; il est cette défection qui préside à l'échange, la case vide du jeu social.

Contre ce qu’affirment Kant et Grotius, il faut dire que le mensonge en politique, mais de manière générale aussi, n’interdit pas le lien social, mais en est au contraire le levain. Le personnage du Rêve d’un homme ridicule de Dostoïevski en fait l’épreuve, quand il affirme : « O, quel lourd fardeau que d’être les seuls à connaître la vérité », après avoir dénoncé la tristesse qui l’afflige à les regarder « eux », c’est-à-dire l’humanité tout entière : « J’éprouve de la tristesse parce qu’ils ne connaissent pas la vérité, alors que moi je la connais ». La même « indignité » frappe les cœurs solitaires, à l'instar du personnage christique du film de Carl Theodor Dreyer, Ordet, parce que seul à pouvoir accueillir le Verbe : seul, sans le monde, c'est-à-dire sans le mensonge, sans la loi qu'il suppose, c'est l’entretien solitaire, l’oraison vaine. Proprement, il faut être au moins deux pour qu’il y ait mensonge ; dit autrement, le mensonge est ce qui conditionne le lien social : il permet littéralement qu’il y ait communication, la vérité n’étant que l’affaire de la folle solitude, soit celle de Riddler, soit celle de Batman comme de l’inspecteur dans le film. Le personnage du récit tragique ne pourra jamais mentir aux « autres », et ne pourra jamais communiquer ce qu’il considère comme étant la vérité, parce qu’il est le seul à la connaître et à la croire telle à l’instar de Riddler, mis en scène à la manière d’un fou, Batman le traitant de « psychopathe », subissant le même traitement, une nouvelle fois, que le Joker de Todd Philips, un Joker ricanant que, par ailleurs, une fois incarcéré en fin de film, Riddler retrouve sans aucun doute possible pour un prochain Sequel. C’est que ce type d’individu n’est pas l’homme de la société, mais des souterrains. L’homme des cachettes chez Melville. L’homme emprisonné chez Matt Reeves parce que fou.

À cet égard, un personnage prudent et austère comme Érasme n’hésite pas à affirmer, dans son célèbre Éloge de la folie, que la véridicité n’est concédée qu’au fou, à ce personnage qui, dans les œuvres de Shakespeare, sera officiellement le fool, le jongleur pouvant se permettre d’assumer le rôle qui était tenu, dans la tragédie antique, par le chœur et le voyant, c’est-à-dire de rapporter et de commenter les faits sans aucune réserve. Première nouveauté, donc, la construction des États laïcs, le pouvoir de la justice séculière, la structuration de hiérarchies nobiliaires précises poussent l’homme de la Renaissance à la prudence : seuls les fous, proprement, seraient « sincères et véridiques ».

C’est que le mensonge est la condition de l’exercice de la liberté : celle de choisir. L’homme ridicule de Dostoïevski ne peut pas mentir, car le menteur n’est pas et ne peut pas être un solitaire : il est plutôt le prototype évident et obsessionnel de l’homme social, qui implique chez le menteur, lorsque son mensonge est révélé, un effort de tous les instants pour le contester. Précisément, « La possibilité du mensonge est donnée avec la conscience même, dont elle mesure ensemble la grandeur et la bassesse »(5). Cette remarque de Jankélévitch situe la paradoxologie inhérente au mensonge. Celui-ci n’a de consistance que parce que son sujet est un être capable de vérité et de liberté ; il est un signe en creux de la liberté d’une conscience humaine – ou mal-angélique – adulte. Le mensonge n’est donc pas un déni de Gotham ni de son fonctionnement démocratique : s’il n’en est pas la chance, au moins en est-il le beau risque à courir. Les analyses d’Hannah Arendt sur le mensonge en politique font écho à cette créativité du mensonge : mentir serait condenser de l’énergie dans les mots. En effet, Hannah Arendt établit un lien indissociable entre l’homme d’action qu’est le politique et le mensonge(6) : « Entre mentir et agir, agir en politique, manifester sa liberté par l’action, transformer les faits, anticiper le futur, il y a comme une affinité essentielle ». Le lien semble établi entre la capacité de mentir et la capacité d’agir. « Les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d’homme d’État »(7). Mais Hannah Arendt, comme le rappelle Jacques Derrida, vise ici l’imagination politique : « Le mensonge, c’est l’avenir […]. Dire la vérité, c’est au contraire dire ce qui est ou aura été, ce serait plutôt préférer le passé »(8). Il y aurait donc affinité indéniable du mensonge avec l’action. Or, ce lien serait définitivement noué, selon Hannah Arendt, en régime démocratique(9), ce dernier étant le lieu par excellence de l’exercice de la parole.

Pour le dire alors trop vite, il faut prendre la mesure de la radicale nouveauté qui se produit à partir des siècles de l’Humanisme et de la Renaissance : le mensonge n’est plus ce qui interdit la vie en société, il en devient la condition de possibilité. On passe ainsi de la condamnation du mensonge au concept de « dissimulation honnête » durant le siècle baroque. Nietzsche terminera ce parcours, en faisant du mensonge un véritable art de vivre/art de gouverner, en se situant au-delà de mensonge et vérité.

La prétention baroque de « ne pas vouloir voir » la caducité et la laideur de la réalité devient une affirmation, un style de vie qui rend possible la vie en société. Paradoxalement, donc, l’homme récupère sa centralité dans l’univers quand il accepte de se laisser tromper pour faire société. À la « dissimulation honnête » du siècle baroque fait alors place chez Nietzsche le choix pour la « juste tromperie » : non pas les résidus de métaphores qu’on appelle « vérité », mais le rêve, le mythe, l’art, tout ce qui ment sciemment, qui offrent dans le même temps « une illumination, un réconfort, une rédemption qui affluent sans cesse ». Une forme de mensonge serait ainsi au fondement de tout droit, un accord sur l’idée de mensonge serait nécessaire pour entrer en « art », quand les grandes hypothèses scientifiques ne seraient jamais que des démentis de la « réalité ».

L’homme qui a choisi la « juste tromperie » ne souffre-t-il donc plus, au contraire de Batman qui, dans le film, ne cesse d’être en quête de sa vérité ? Il souffre, plus que les autres, parce que dans le monde de la non-rationalité, il ne tire aucun avantage de l’expérience, et ne trouve aucune consolation dans le commerce avec les hommes ; mais au moins il ne trompe pas en affirmant posséder la vérité, et sa souffrance est aussi grande que sa jouissance. Rusé, dès lors, fut Ulysse, qui trompa même les dieux, mais, semble suggérer Nietzsche, le furent encore plus ceux qui crurent aux récits d’Homère, aux péripéties des fils de Laërte, à l’existence des dieux qui, selon ce qu’affirmait Thalès, l’un des premiers philosophes qu’il est possible de connaître, « sont partout ». Plaisante n’est donc pas seulement la tromperie du mensonge, ils ont fait l’Histoire comme la société. Cela signifie-t-il que pour faire lien entre les hommes il faille choisir le mensonge contre la vérité ? Selon Nietzsche, un tel choix aurait sitôt fait de reconduire la vieille axiomatique métaphysique bien/mal. Cette détermination classique de la vérité comme survivance indéfinie du « stable » voudrait faire du mensonge un accident épidermique et épiphénoménal d’une parousie de la vérité, sans s’apercevoir que « La vérité a besoin de mensonge – car comment la définir sans contraste »(10), pour un personnage qui ne cesse pas d’avancer masqué, auquel Catwoman (Zoé Kravitz) demande : « Qui t’est là-dessous, qu’est-ce que tu caches ? »

Dans The Batman, sur le plan de sa philosophie politique, pas une vraie pensée, donc. Rien que des humeurs, des fragments qui ne seront même pas sauvés d’une débâcle ou l’aggravant : aucun progrès, finalement, pas le plus petit pas en avant, plutôt quelques reculs, et rien que des redites. Un discours, dès lors ? Des cendres, plutôt, qui ont tout oublié du feu qu’elles furent. Certes, d’aucuns répondront que l’espoir revient à Gotham en fin de film, lorsque Batman renonce à la vengeance pour se faire altruiste. Mais déjà le « mal » guette : du pingouin (Colin Farrell) aux buddy Joker/Riddler préparant leur prochain movie. Un film qui, malgré l’espoir retrouvé, continue dès lors d’alimenter une respiration dans le pire, entretenant ce qu’il voudrait dénoncer, ne développe aucun esprit critique, a des bases de brume permanentes comme les montagnes certains jours. On attendait l’aurore de la pensée, on est plongé dans les ténèbres telluriques.

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