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Edward Woodward dans sa voiture dans The Appointment
Rayon vert

« The Appointment » de Lindsey C. Vickers : Le désappointement à sa pointe

Des Nouvelles du Front cinématographique
À l’image, une écolière anglaise sur le chemin du retour. Au son, le descriptif d’un rapport de police, le ton est factuel. La première coupe à travers champs et n’en reviendra pas. Le second spécule sur les hypothèses, laissant toutes les pistes ouvertes. Sandy a disparu dans un trou noir et sa bouche de feuilles et de tourbe insiste, exhalaison au cœur du taillis. C’était il y a trois ans. Trois ans plus tard, une autre apprentie violoniste, Joanne, lui emboîte le pas, à ceci près qu’elle emprunte le même sentier en marchant de l’autre côté de la béance inaugurale. The Appointment est un récit impressionnant de féerie sorcellaire, mais pur de tout pittoresque folklorique. L’envoûtement enveloppe l’irradiant secret, cette crypte qu’enclavent un père et sa fille quand l’heure est au rendez-vous professionnel (appointment) comme aux déceptions filiales (disappointment), ces catastrophes d’autant plus effroyables qu’elles sont inévitables.

Les deux lèvres du prophétique

The Appointment revient de loin, d’un autre gouffre demeuré longtemps béant, à l’époque où le projet d’une commande de treize films d’épouvante produits pour la télévision britannique tombe à l’eau. Lindsay C. Vickers aurait dû en écrire trois et en tourner cinq, avant un désaccord avec son producteur qui a mis un terme à une entreprise dont il ne reste plus qu’un film, voué au marché VHS et aux rediffusions durant les années 90. Ce film, c’est The Appointment, dont une copie aura finalement été retrouvée par un archiviste du BFI, Douglas Weir, et qui trouve enfin le sentier des salles de cinéma, plus de quarante ans après sa réalisation et l’abandon par son auteur de son désir de cinéma.

Film orphelin et désorienté, film perdu et retrouvé après un long différé dans un temps qui n’est plus le sien, l’âge triste des jump-scares, des replâtrages numériques et des franchises qui épuisent toute imagination, The Appointment a connu un sort étonnamment semblable à celui de la petite Sandy quand le sien ressemblera peut-être à celui d’un personnage de Twin Peaks, Laura Palmer évidemment, l’héroïne du lycée dont le martyr est à la mesure d’une sainteté dont l’aura est une radieuse promesse de rédemption dispensatrice, un quart de siècle après sa tragique disparition.

Le film de Lindsay C. Vickers a l’ouverture prophétique, une lèvre pour ce que montre le film et l’autre pour son destin, quand il est de part en part remué par le mystère des rêves annonciateurs qui puisent leur force de condamnation révélatrice dans l’inconscient partagé d’une famille vissée autour d’un impénétrable secret, cette crypte qui est une autre bouche d’ombre. L’ouverture est un foudroiement en effet, toute de sidération. L’apprentie violoniste emprunte le raccourci lui permettant de rentrer plus rapidement à la maison, avant d’entendre qu’une voix au loin l’appelle, entraînée par un chant de sirènes jusqu’à ce qu’elle soit happée dans le bosquet, comme une marionnette attrapée au vol par la langue télescopique d’un invisible caméléon. Loin d’en contrarier les puissances, la marionnette renforce l’étrangeté radicale de la scène, qui réduit une adolescente à un pantin démantibulé dont il ne reste plus à la fin que les sandales et les débris de son violon.

Si dans The Appointment l’ambiance bucolique ouvre au conte de fées, la vitesse d’exécution en modernise les conventions, foudroyées comme sont torpillées les hypothèses policières qui misent davantage sur le rapt d’enfant par un tueur psychopathe que sur l’enlèvement par des extraterrestres. La sorcellerie est une autre piste, aussi vite balayée. C’est pourtant la plus intéressante, sauf que le film préfère rôder sur ses marges. La stratégie malicieusement adoptée, en étant plus allusive, consiste aussi à évaser tout ce qui pourrait empêtrer, et asphyxier le film dans le maillage serré des clichés. Alors, affleure l’insidieux poison des rapports troubles dont l’autre apprentie violoniste, Joanne, est l’ombilic. Elle qui connaît sans jamais les énoncer les mystères de la forêt, elle qui rêve en psalmodiant peut-être des prières incantatoires, elle, l’amie secrète d’une triade de rottweilers comme un retour de Cerbère.

Et Joanne de répondre à son père, qui l’adore et qu’elle vénère, que le rendez-vous auquel il doit se rendre (appointment) représente pour elle, qui souhaitait sa présence lors d’un concert d’élèves, une immense déception (disappointment) – un désappointement dont Lindsay C. Vickers effile la pointe.

La vénéneuse vénération

The Appointment raconte dans ses creux ou cavités internes une histoire vénéneuse de vénération et de déception. Ses pleins sont relativement quelconques. Un père de famille, Ian, dont la voiture est en panne et qui en loue une autre afin de se rendre dans l’usine où une explosion a eu lieu, son épouse, Dianna qui s’occupe des roses du jardin, et leur fille qui est un bonheur de réussite scolaire. Ian est joué par Edward Woodward, l’interprète du policier sacrifié sur l’autel du néopaganisme dans The Wicker Man (1974) de Robin Hardy, c’est déjà un indice. Un autre est donné par Dianna qui se plaint de l’attention exclusive que Joanne réclame de son père, sûrement assiégée par les affres de l’adolescence et un complexe d’Électre qui bousculent le partage réglé des autorités parentales. Avec le garagiste réparant la voiture en panne, il n’y aura pas d’autres personnages. Une journée à peine encadre la narration qui va connaître de formidables précipitations dont le paradoxe tient à ce qu’elles résultent d’étonnants ralentissements, avec une soirée figée par des affects mal refoulés, une nuit brassée de rêves prophétiques, et un trajet en voiture qui en sera la folle culmination, le défouloir cabossé vérifiant à quel point régnaient désorientation et renversement.

Les creux de The Appointment préparaient souterrainement à ces bosses que les pleins ordinaires en vérité recelaient.

Le soir tombe, la petite famille est dans le salon à regarder la télévision. Joanne insiste pour que son père se rende à son concert, Ian réitère ses explications, la mère demeure silencieuse, appoint inutile. Le malaise dure, il fore un trou dans le temps en faisant apparaître les nappes alcalines d’un marais maléfique. D’un côté, Joanne se tient aux côtés de son père, assis dans son fauteuil, comme le chien de son maître. Elle lui caresse le bras, tandis que Ian multiplie les tons et registres afin de se faire comprendre, doux puis autoritaire, renouant enfin avec la douceur mais les larmes coulent sur le visage d’une adolescente dont le regard, fixe et implacable, est celui d’un reproche infini. Lui se tient au respect de son autorité paternelle comme de ses obligations professionnelles, son rendez-vous est incontournable. Elle arbore le masque du ressentiment profond que provoque la déception.

Edward Woodward et Jane Merrow dans The Appointment
© Les Films du Camélia

Le malaise franchit un seuil lorsque la nuit s’installe dans la maison comme une invasion. Le père s’accroche à la poignée de la porte de la chambre de sa fille qui, de l’autre côté, sent qu’il est là. Et s’en réjouit quand, dans les replis sombres de son visage, un sourire apparaît en renchérissant sur l’obscurité. Lindsay C. Vickers multiplie alors les plans comme si le découpage avait pour moteur caché de retenir la possibilité d’un contact interdit. L’inceste est la part d’ombre de cette scène comme de tout le film, le fantôme d’une zone d’indécidabilité entre l’incestueux (si le passage à l’acte est avéré) et l’incestuel (quand le passage à l’acte tient de la hantise, en insistante virtualité).

Les rêves, alors, vont visiter les esprits familiaux comme le Cerbère qui pénètre dans la maison. La frontière des songes est d’une porosité troublante. Une photographie s’anime, Joanne se substitue à sa mère dans un moment de tendresse amoureuse avec Ian, ce dernier qui a un accident de voiture provoqué par des chiens s’interposant sur la route, et Dianna appelant en vain son mari à ne pas désarmer sa ceinture de sécurité. L’inconscient parasite celui de l’autre. La psyché familiale est un trou noir partagé, plus d’un for dont l’enchâssement tient moins de l’introjection que de l’incorporation, la crypte partagée de pulsions circulantes et de fantasmes secrets, l’inceste encrypté qui est une Chose inconnaissable, sans verbalisation, et condamnée au silence des tableaux vivants(1).

Le père adoré est pour sa fille qui l’adore comme un dieu. Et quand l’adoration se renverse en déception, elle conduit au sacrifice de ce même dieu. La vénération filiale est toujours vénéneuse. Sandy en aurait fait les frais à l’entame de The Appointment, une rivale probablement éliminée par les forces de la forêt au bénéfice de la sorcière des bois. La pointe empoisonnée du ressentiment est dardée par une poche kystique qui vomit les images, muettes et délirantes, des fantasmes de l’adolescence devant laquelle flanchent les autorités parentales, comme frappées de défaillance.

L’adoration déçue se résout généralement en meurtres symboliques : le meurtre tient ici de sacrifice sorcellaire et mythique imposant ses rendez-vous, suicidaires et prophétiques : (dis)appointment.

L’envers têtu du désappointement

Au petit matin, Ian prend place dans sa voiture de location et taille la route qui doit le conduire à l’usine victime d’une explosion. Son rendez-vous professionnel l’oblige en le soustrayant aux obligations qu’exige son adoratrice. Une autre explosion surviendra, soumise à des effets d’annonce fantastiques, les bruits assourdissants d’un chantier au moment du petit-déjeuner pris dans un relais routier, les surimpressions d’un accident de voiture pressenti que son rêve nocturne aurait préfiguré, la conjonction extraordinaire – autre foudroiement, autre sidération – entre l’allumage du moteur de la voiture d’occasion et la tête broyée du garagiste qui, à l’autre bout de la région, travaille sur son véhicule en panne, l’apparition d’un camion arborant pour emblème de sa remorque trois chiens noirs, l’attente déçue que ce même camion ne fonce sur lui quand il téléphone à sa compagne, l’oubli d’une montre arrêtée dans la cabine téléphonique avant que le camion ne fasse retour.

La montre était un don de Joanne, le don du temps même qui lui sera repris par sa donatrice déçue.

L’effroyable se tient dans la nécessité absolue de l’accident, qui ne peut pas ne pas advenir, c’est une certitude qui n’a aucun fondement rationnel, seulement un réseau de signes annonciateurs. Tout le travail accompli sur la durée, qui fait monter le levain des attentes en poussant dans le rouge les tensions que le film ne cesse pas d’accumuler, conduit à un déchaînement de crevaisons. Les plans carambolent et se télescopent au moment où la voiture croise le camion infernal sur une route en lacet d’une plaine filmée dans le nord du pays de Galles. Les pommes achetées en cours de route s’écrasent sur le pare-brise, les vitres volent en morceaux, les affaires personnelles, veste et mallette, sont ventilées à l’extérieur de la voiture, un pneu éclate puis un autre, des crissements comme des hurlements. Un hérissement de pointes tous azimuts, les crevures du désappointement.

C’est un pic de découpage maniériste, contemporain des virtuosités accomplies par Brian De Palma pour Blow Out (1981), un autre récit de crevaison dont la répétition culmine avec la conflagration de pulsions aussi insensées qu’impensées, ces pointes déduites des inconscients encryptés. Sinon, le camion fou pourra faire écho à celui de Duel (1971) de Steven Spielberg, la voiture bloquée par l’action de chiens de l’enfer à Cujo (1983) de Lewis Teague d’après Stephen King, l’adolescence redoutée comme âge sacrificiel des tutelles parentales aux Tueurs de l’éclipse (1981) d’Ed Hunt.

Et ce n’est pas fini. Quand Ian reprend connaissance, nous mettons un certain temps à comprendre que sa désorientation ne résulte pas seulement du choc brutal de l’accident. Une pomme qui roule sur le tableau de bord avant de sortir par le haut du pare-brise, si elle rompt en apparence avec les lois de la gravité newtoniennes, est la révélation après coup d’un renversement des perceptions. Agrippée dans les branches d’un arbre, la voiture retournée est un autre piège pour son occupant. Désarmer la ceinture de sécurité pour Ian qui souffre d’avoir la tête en bas, avec le sang qui lui asphyxie le cerveau, est un poids que le véhicule ne supportera pas, en s’effondrant sur la caméra.

La tête renversée, avec le sang du fantasme inconscient qui la ferait éclater, autre crevaison, le père piégé par le rêve incestueux de sa fille verrait ainsi le fruit interdit de la connaissance lui échapper. L’envers têtu du désappointement lui aura fait monter le sang du sacrifice, du ventre jusqu’à la tête.

À l’orée du bois, Joanne a retrouvé Cerbère. Le mystère demeure entier, sinon que l’adoration dans The Appointment est un enfer quand s’impose aux pères, ces dieux, leur sacrifice par les filles qu’ils auront sacralisées.

D’Éleusis à Cottingley

The Appointment est un sommet méconnu du cinéma d’épouvante britannique, aussi grand que Ne vous retournez pas (1973) de Nicholas Roeg et Le Cri du sorcier (1978) de Jerzy Skolimowski. Joanne y est une sorcière, certes moins spectaculaire que l’héroïne de Carrie (1976) de Brian De Palma d’après Stephen King, mais autrement fascinante parce qu’elle figure le mystérieux foyer d’une crypte d’où s’échappe la nécessité des séparations filiales qui, sur leur versant mythique, s’apparentent à des sacrifices. C’est par ailleurs ce que raconte aussi Le Sud (1983) de Victor Erice.

Ces nouveaux Mystères d’Éleusis en terres britanniques permettraient de mieux apprécier, peut-être, les raisons de la fascination exercée par les « fées de Cottingley » dont les cinq photographies, prises en 1917 par Elsie Wright, seize ans, et sa cousine Francine Griffiths, dix ans, avaient aimanté l’esprit du créateur de Sherlock Holmes, Arthur Conan Doyle, alors tourmenté par la mort de son fils. Peu de temps avant de mourir en 1983, Elsie Wright avait avoué que ces clichés étaient en vérité truqués, mais le trucage rendu nécessaire afin que l’on croit à ce qu’elles avaient vraiment vu.

Nymphes ou fées qualifient la domestication des puissances sorcellaires de la filiation. Les pères n’en ont pas fini de souffrir du coût sacrificiel de l’adoration de leur fille, de Ian à Leland Palmer.

Notes[+]