Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Le Dieu d'Osier en feu dans The Wicker Man
Esthétique

« The Wicker Man » de Robin Hardy : Les derniers feux de l'été

Des Nouvelles du Front cinématographique
The Wicker Man (Le Dieu d'osier) jouit aujourd'hui du statut de film-culte, exemplaire d'un sous-genre du cinéma d'épouvante apparu au mitan des années 60-70, la folk horror. Le film de Robin Hardy s'apparente pourtant davantage à un pastiche libertaire d'enquête policière. La peur s'y voit constamment contredite ou déplacée par un rire persifleur moquant le sérieux amidonné d'un policier de Sa Majesté, d'autant plus quand le fonctionnaire est un bigot. Il faudra attendre la toute dernière séquence pour reconnaître que l'horreur avait en fait toujours été là, prenant des chemins escarpés et sinueux afin d'irradier à retardement. Le film de Robin Hardy reste incandescent quand, avec la lucidité aveuglante du soleil à son zénith, son rayonnement peut éclairer le nadir de l'occident contemporain.

« The Wicker Man », un film de Robin Hardy (1973)

Alerté par une lettre anonyme, le sergent Neil Howie est un fonctionnaire de police diligenté sur l'île de Summerisle, située dans l'archipel des Hébrides au large de l'Écosse, pour y retrouver une jeune fille disparue, Rowan Morrison. La bigoterie du bonhomme se heurte d'emblée aux célébrations païennes auxquelles s'adonnent outrageusement des insulaires qui, entre les plaisirs de la table et ceux de la chair, préparent à grand bruit les festivités rituelles du 1er mai. Pêcheurs et maraîchers, tavernier et institutrice, fossoyeur et épicière, tous participent activement à la fête à laquelle participe aussi le policier qui s'y retrouve intégré au premier plan, à son corps défendant.

Le meneur en chef des insulaires, Lord Summerisle, raconte à l'enquêteur être l'héritier d'un grand-père agronome de l'époque victorienne qui a précisément choisi cette île écossaise pour y organiser une étrange société agricole. Il s'agit d'une utopie consistant à cultiver sur le territoire imaginaire de Summerisle des arbres fruitiers qui n'y avaient jamais poussé en vertu d'une approche culturelle globale liant une économie d'exportation à la forme originale d'une religion néo-païenne acceptée depuis trois générations par les autochtones. L'héritier en chef porte ainsi le patronyme de l'aïeul qui a rebaptisé une île dont le nom dit qu'elle se dédie à un été infini.

Plus l'enquête progresse, plus l'enquêteur de The Wicker Man tourne en rond autour d'un axe qui ressemble autant à l'arbre de mai et sa symbolique phallique expliquée aux écolières du coin qu'au moyeu d'une conspiration trahissant qu'elle serait en fait une vaste blague. Quelques animaux en délivrent le sens totémique, scarabée attaché à un film pour Howie, escargot hermaphrodite pour le duplice et libidineux Summerisle. La farce aura été cependant mise en scène et jouée pour que ses initiateurs puissent aussi se jouer du triste parangon du christianisme, de l'État moderne et de la couronne britannique.

L'humeur carnavalesque qui baigne Summerisle est un vent qui ne va plus cesser de souffler. Et d'enfler en trouvant son acmé à l'occasion de la fête du 1er mai, déclinaison locale et costumée de la fête celtique de Beltaine. Les chansons folk composées par Paul Giovanni, qui joue l'un des musiciens de la taverne, commentent dans un beau mélange contrapuntique d'ironie (on pense à Donovan) et de mélancolie (on songe davantage à Nick Drake) la désorientation à la fois professionnelle et morale du sergent Howie. Il est vrai que l'homme tente comme il peut de résister à la tentation charnelle incarnée par la fille du tavernier du coin, la blonde et plantureuse Willow. Et de persévérer aussi dans une enquête policière qui va à la fin, avec l'apparition inopinée de la jeune fille recherchée, révéler la farce qui en constituait le noyau caché.

Le carnaval néo-païen suscite la panique morale de l'homme de la loi découvrant à la fin que la communauté l'a depuis le début piégé en s'apprêtant à le sacrifier aux nouvelles idoles d'une spiritualité contradictoire, aussi transgressive que régressive.

Une scène du carnaval païen dans The Wicker Man
© Visuel fourni par Lost Films Distribution

Le folklore et sa parodie

Dès lors, rien de fantastique dans The Wicker Man qui au contraire se réjouit de confronter le puritanisme du gardien de l'ordre raidi par son credo anglican au paganisme explicite d'une micro-société jouissant ostensiblement. Et qui en particulier se réjouit de le ridiculiser en riant de la loi qu'il représente. L'opposition symbolique entre la vieille bigoterie et la nouvelle qui se prépare à la remplacer va même jusqu'à s'incarner avec deux acteurs significatifs : Edward Woodward dans le rôle du sergent Howie (l'acteur de télévision est alors très populaire grâce à la série Callan) et Christopher Lee dans celui de Lord Summerisle (il est l'une des stars des studios Hammer Film Productions avec ses interprétations célèbres de Dracula et de la Momie). Il n'en faut pas davantage pour reconnaître dans le second, qui remporte à l'aise l'adhésion du spectateur, le héraut d'un monde ancien mais glorieusement retrouvé sur son versant solaire. Lord Summerisle en chef d'un ordre aristocratique et écologique, mystique et hédoniste organise ainsi la victoire en différé de Dracula et tous les sergents Howie en lointains héritiers d'Abraham Van Helsing n'y peuvent rien désormais.

Le film représentatif de la folk horror le serait sûrement davantage du côté folk que de celui de l'horreur à proprement parler. Comme le prouvent son allure bucolique avec son ton balançant entre l'élégiaque et le grotesque, sa communauté isolée qui a réinventé un vieux fonds de paganisme au nom d'une expérimentation agricole, économique et culturelle, la promotion d'un hédonisme hostile aux orthodoxies morales et religieuses, la célébration mystique d'une nature conjoignant le naturisme à une forme de spiritualité écologiste. On imagine le spectateur de l'époque, et sûrement encore celui d'aujourd'hui, choisir sans peine une morale contre une autre, celle du renouveau païen et libertaire contre les vieilles antiquités bibliques et autoritaires. Le physique voluptueux de l'actrice suédoise Britt Ekland aiderait facilement à convaincre les derniers velléitaires.

Il faut pourtant bien y regarder pour voir comment le récit policier et à bon droit pastiché de The Wicker Man débouche cependant sur la farce horrible des consumations nouvelles qui sont, avec le retournement de la modernité sur elle-même, le rétablissement parodique d'antiques aveuglements recouvrant des oppressions bien réelles. Le soleil éclaire autant qu'il brûle les yeux, le paradigme photo-logique a ses limites. Ainsi, quand le sergent Howie débarque sur l'île de Summerisle, c'est par le ciel qu'il arrive et s'il en repart à la fin, ce n'est pas chrétiennement, mais à l'occasion d'un holocauste. Ses braises mêlées à celle du géant en osier à l'intérieur duquel il a été retenu captif voltigent alors en hommage au soleil couchant. Le mythe de la réincarnation s'est substitué au principe de la résurrection qui a prétendu le remplacer en démontrant la supériorité symbolique du christianisme sur le paganisme. La mythologie du cycle est donc revenue pour briser la fin des temps eschatologique.

L'occident qui s'est doté du christianisme pour coloniser le monde en consume les restes au nom d'un néo-paganisme qui est au monothéisme ce que la farce reste à la tragédie. Dans le contexte d'une époque qui avait alors la passion incandescente de l'hétérodoxie, l'occident est le soleil couchant d'une contre-culture dont les espérances libertaires et les rébellions émancipatrices se soldent dans le brasier nocturne de nouvelles aliénations parodiant les anciennes. L'horreur folklorique nomme aussi l'horreur d'un folklore revisité avec un modernisme qui est une parodie trahissant autant le sens des anciens cultes que la vérité des aspirations légitimes à la liberté, notamment sexuelle.

L'île est un piège

Tous les auteurs qui ont travaillé en Grande-Bretagne à identifier le genre de la folk horror, Adam Scovell, Matthew Sweet et Mark Gatiss, reconnaissent l'importance esthétique de The Wicker Man, auxquels ils associent deux autres films, Witchfinder GeneralLe Grand inquisiteur (1968) de Michael Reeves et The Blood on Satan's ClawLa Nuit des maléfices (1971) de Piers Haggard. Cette « trinité impie » (unholy trinity) ainsi que l'appelle Adam Scovell témoigne d'une époque en ébullition où le mouvement de la contre-culture a en son sein accueilli une tendance occultiste dont l'un des développements va donner l'obscurantisme New Age, un autre l'herméneutique néo-gnostique. Les bricolages postmodernes du folklore païen et de rituels mystiques vont ainsi alimenter un « occultisme pop » qui inspire en abondance le cinéma de genre, particulièrement dans les mondes anglo-saxon et scandinave, avec des titres significatifs comme Children of the CornLes Démons du maïs (1984) de Fritz Kiersch d'après Stephen King, The Village (2004) de M. Night Shyamalan et Midsommar (2019) d'Ari Aster.

En ajoutant à cette constellation de films d'autres titres qui ne relèvent pas à proprement parler de la folk horror tout en faisant de la campagne un territoire privilégié pour l'épouvante, comme Délivrance (1972) de John Boorman et Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper, on admettra sans forcer que la ruralité est devenue dans le cinéma d'horreur d'alors la hantise mortifiante d'une civilisation occidentale qui a sacrifié ses origines paysannes sur l'autel de sa volonté d'extension citadine. La campagne identifiée à son folklore revisité sur un mode à la fois paranoïaque et fantasmatique fait ainsi retour en apparaissant comme un revenant effrayant, un spectre de culpabilité, un mort-vivant. Un monstre qui demande des comptes à ceux qui ont organisé moins son refoulement que sa forclusion. Et le retour du spectre est d'autant plus approprié qu'il a lieu au moment précis de la publicité mondiale faite en 1972 au rapport Meadows écrit par le Club de Rome et dont le titre, Les Limites de la croissance, résume parfaitement la critique d'un modèle économique de développement insoutenable écologiquement.

Des habitants de l'île portant leurs masques d'animaux durant le carnaval païen dans The Wicker Man
© Visuel fourni par Lost Films Distribution

The Wicker Man est un film faussement nonchalant et d'une malice extrême. Une apparence libertaire et relâchée, une allure simili-documentaire portant sur une imaginaire communauté libertaire, les contrepoints en-chantés qui forment un commentaire à la fois ironique et mélancolique, l'humeur carnavalesque, tout cela participe en réalité à travestir un piège dont le sergent Howie n'est pas le seul destinataire. Construit à partir d'un roman non crédité au générique de David Pinner par Anthony Schaffer, qui est à l'époque l'auteur d'autres constructions scénaristiques sophistiquées comme SleuthLe Limier (1972) de Joseph L. Mankiewicz et Frenzy (1972) d'Alfred Hitchcock, le dispositif s'apparente en effet à une souricière et elle capture autant les vieux bigots que les nouveaux dévots. Piège de l'héritage scientiste d'un agronome dont le modèle expérimental est une utopie ayant des conséquences économiques et écologiques catastrophiques, de la monoculture d'exportation aux récoltes de moins en moins bonnes. Le gag est que l'île écossaise ressemble finalement à un pays du tiers-monde captif des plans d'ajustement structurel pilotés par les institutions de Bretton Woods comme la Banque mondiale et le FMI. Piège aussi de la demande de libération sexuelle se traduisant par un carnaval qui moque le christianisme tout en parodiant le paganisme et qui célèbre un hédonisme sacrifiant sur l'autel des jouissances ceux qui y opposent une régulation par la loi et la morale. Piège encore du désir d'une refondation communautaire autorisant dans le même élan de reconstituer l'autorité des vieilles tutelles aristocratiques en basculant dans le dogmatisme sectaire.

Dans The Wicker Man, l'île est un site expérimental qui se révèle un piège diabolique quand l'utopie se renverse en dystopie. Le progrès scientifique vire au scientisme sectaire et dogmatique. La critique de la religion chrétienne invite à la régression néo-païenne quand le sacrifice revient pour l'emporter sur l'eucharistie. L'hédonisme devient la nouvelle morale de l'époque succédant au puritanisme et un certain écologisme peut tranquillement s'apparier aux vieilles lunes de l'occultisme et du mysticisme. L'île est un œuf du monde qui accouche d'un monstre baveux, soleil qui se dilue dans la mer plutôt qu'une nouvelle aurore. The Wicker Man est à sa manière aussi une variation de L'Île du docteur Moreau (1896) de H. G. Wells ; il prépare d'une autre façon également à une série comme Lost – Les Disparus (2004-2010) de J. J. Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof.

Un soleil à son zénith, un autre à son nadir

C'est à ce titre que The Wicker Man est un film particulièrement précieux parce qu'il est doté d'une extraordinaire lucidité. Et il est autrement plus lucide que les films qui s'en inspirent explicitement à l'instar de Midsommar qui écrase dans une forme monumentale kubrickienne l'humeur carnavalesque et la force critique du film de Robin Hardy, au nom d'une célébration spectaculaire des élections royales nécessaires à sauver des personnages d'un destin commun et quelconque, et, partant, indigne d'intérêt. Le film de Robin Hardy est d'autant plus précieux qu'il a échappé à la destruction de plus d'un feu, aux flammes de plus d'un incendie. Avec le rachat de la société British Lion Film Corporation par le géant du divertissement EMI, The Wicker Man a été victime de plusieurs coupes et la mutilation a précédé le bâclage de sa distribution, associée cependant à Don't Look BackNe vous retournez pas (1973) de Nicolas Roeg. Entre-temps on apprend la disparition d'une copie intégrale de la version originale suivie, des années plus tard, par la découverte d'une copie de travail trouvée dans les archives de Roger Corman qui a un temps souhaité distribuer le film. Sans oublier l'anecdote racontant que le chanteur Rod Stewart, alors compagnon de Britt Ekland, a tout fait pour récupérer et détruire les copies d'un film dans lequel elle apparaissait nue.

S'il n'y avait pas eu les efforts de Christopher Lee pour aider à la survie de The Wicker Man dans lequel il a joué gratuitement en affirmant que le rôle de lord Summerisle restait son préféré, le film de Robin Hardy n'occuperait peut-être pas aujourd'hui la 96ème position dans la liste dressée par le British Film Institute des cent meilleurs films jamais produits au Royaume-Uni. Les récompenses obtenues au Festival international du film fantastique et de science-fiction de Paris en 1974 et à la cérémonie des Saturn Awards en 1979 ont également participé à sauver de la noyade un film qui continue de briller, avec ou malgré ses pseudo-suites (The Wicker Tree de Robin Hardy en 2012) et ses reprises (l'horrible remake de Neil LaBute avec Nicholas Cage en 2006). Dans ses accointances peut-être hasardeuses (le festival Burning Man monté par l'activiste Larry Harvey) et ses citations assumées (la chanson The Wicker Man d'Iron Maiden, le clip de Burn the Witch de Radiohead).

The Wicker Man est un film comme un soleil et son zénith éclaire l'occident ressaisi au sens de son nadir, autrement dit dans les derniers feux de son couchant. Pourtant on parlait alors beaucoup d'un été infini (Endless Summer qui est le titre du documentaire de Bruce Brown dédié au monde des surfeurs est devenu en 1966 le chant programmatique des espoirs de l'époque). À tous ceux qui rêvaient d'un été sans fin, un film lucide les aura alertés assez tôt en indiquant que le soleil à son occident peut aussi être le temps catastrophique du retour cyclique des vieilles lunes. La nuit sacrificielle est celle d'un obscurcissement renouvelé, dans la jouvence de ses espérances trahies et la juvénilité de ses rêves parodiés.