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Alan Bates crie sur la plage dans Le Cri du sorcier
Rayon vert

« Le Cri du sorcier » de Jerzy Skolimowski : Parasite, intouchable, bélier

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le Cri du sorcier est un film biscornu, avec ses brisures et ses embardées, raccord avec les déhanchés caractérisant les films tournés en Angleterre par un exilé polonais. Les hypothèses levées par un récit indécidable sont des zébrures qui font fourcher l'interprétation, rappelée au désordre de ses délires. Miroitant et fêlé, Le Cri du sorcier est le récit d'une foi perdue comme un cri qui vient de l'intérieur, l'histoire d'un délirant, peut-être faussaire, dont la folie est un dedans coïncidant avec le dehors qui est chaos, au-delà du vrai et du faux. Le cinéma de Jerzy Skolimowski tient de l'étonnement en tant qu'il est un tonnerre d'époumonement.

La bougeotte anglaise de l'exilé polonais
(le pur-sang et la calèche)

The Shout, dont Le Cri du sorcier est le titre français, est jusqu'à ce jour, et en attendant le très prometteur EO (2022), le film le plus étrange et déconcertant de l'œuvre de Jerzy Skolimowski. Le Cri du sorcier l'est en tous les cas pour sa période anglaise, pourtant entamée de la pire des manières avec Les Aventures du brigadier Gérard (1970), une production en costumes d'après Arthur Conan Doyle dont le cinéaste a été écarté du montage final. Heureusement, le magnifique Deep End tourné tout juste dans la foulée, émouvant chant d'adieux dédié à l'extinction des feux libertaires du Swinging London et son adolescence fiévreuse, aura fait office de puissante relève. Ce chef-d'œuvre pop, vif et mélancolique a été aussitôt suivi par le film de son redoublement sur un mode mineur et grotesque, Roi, Dame, Valet (1972) d'après Vladimir Nabokov. Avec ses faux airs de David Bowie, l'acteur John Moulder-Brown assure aisément le joint entre les deux films.

Après Le Cri du sorcier et la sortie différée de Haut les mains ! (1981) auquel le cinéaste a ajouté un prologue inédit tourné à Beyrouth (pendant le tournage du Faussaire de Volker Schlöndorff), la géniale comédie sociale Travail au noir (1982), Moonlighting en version originale, représente un autre sommet du geste skolimowskien. S'en est suivi Success is the Best Revenge (1984), autre film du redoublement et synthèse ambitieuse en guise fellinienne de récapitulation. En dépit de son titre, le film a pourtant été un cuisant échec commercial. Entre Roi, Dame, Valet et Travail au noir, se situe donc Le Cri du sorcier produit par Jeremy Thomas, producteur doté d'un beau pedigree, notamment Le Festin nu (1991), Crash (1996) et A Dangerous Method (2011) de David Cronenberg. Tourné en à peine quatre semaines dans le comté verdoyant de Devon à partir d'une nouvelle de Robert Graves, un écrivain adepte des mythes grecs, Le Cri du sorcier tourne le dos aux accents comiques des films qui le précèdent et le suivent immédiatement, encore qu'il ne manque pas d'humour. Ce film-là préfère en effet jouer avec les codes d'un genre, le fantastique, alors prisé par le cinéma britannique, que l'on songe en particulier à The Wicker ManLe Dieu d'osier de Robin Hardy et Don't Look NowNe vous retournez pas de Nicolas Roeg, tous les deux sortis en 1973. C'est en cela aussi que Le Cri du sorcier reste à tout point de vue un film exceptionnel.

Le Cri du sorcier est un film singulier dont le côté biscornu, avec ses brisures et ses embardées, permet d'être attentif aux déhanchés caractérisant la série des films anglais. Ils sont d'abord la conséquence de l'exil, artistique et politique, de Jerzy Skolimowski parti rejoindre à Londres son ami Roman Polanski avec qui il avait travaillé sur le scénario du Couteau dans l'eau (1962). On doit compter ensuite sur quelques bifurcations inégalement réussies. C'est déjà une parenthèse belge, pétaradante et très « Nouvelle Vague », Le Départ (1967) avec Jean-Pierre Léaud et Willy Kurant à la photographie, tous les deux venus directement de Masculin féminin (1966) de Jean-Luc Godard. C'est ensuite un (provisoire) dernier film polonais, Haut les mains !, dont le côté carnavalesque et satirique a fortement déplu à la censure. Tourné en 1967, le film n'est sorti que quatorze ans après. Son interdiction a été une catastrophe pour son auteur qui estimait alors qu'il était le film de la maturité. La Pologne, le cinéaste y est revenu par la suite mais en deux temps, d'abord avec Ferdydurke (1991) d'après Witold Gombrowicz. Le résultat a cependant paru insatisfaisant pour son auteur, notamment sa version internationale en langue anglaise trahissant l'esprit ludique de la langue originale de l'écrivain. De ce faux redépart a résulté une absence des écrans ayant duré plus de quinze ans, occupée par la peinture, avant le retour au cinéma réussi de Quatre nuits avec Anna (2008). Essential Killing (2010), autre grand film et production internationale (si le film est tourné en Pologne, il a pour producteur Jeremy Thomas et la star Vincent Gallo), a relancé le sens du mouvement propre au cinéma de Jerzy Skolimowski et sa gestique, dissipée à nouveau dans 11 minutes (2015), d'une virtuosité aussi brillante que vaine, ballet moins organique que mécanique.

Les films réalisés en Angleterre témoignent donc d'une bougeotte, notamment en termes de genre (on passe en effet du film historique au film fantastique, de la comédie au film d'auteur semi-autobiographique). Exemplaire de la trajectoire accidentée du cinéaste (citons encore Le Bateau phare tourné en 1986 aux États-unis), la bougeotte affecte le hussard Étienne Gérard imaginé par Arthur Conan Doyle, remué par les guerres napoléoniennes auxquelles il participe. « Quand je rencontre un chambellan ou un maréchal du palais, quand il faut que je choisisse les mots pour un empereur, quand je découvre que tout le monde insinue ou suggère au lieu de parler tout franc, je me sens comme un pur-sang qu'on aurait attelé à une calèche. Ce n'est pas mon métier, de simuler et d'affecter ! ». Les mots du brigadier Gérard pourraient être ceux de Jerzy Skolimowski. S'il a filmé ses aventures comme il a pu dans les limites imparties par la commande, le paradoxe voudrait enfin qu'il figure lui-même ce pur-sang attelé à la calèche, celle d'un mauvais film adapté du roman d'un auteur alors désireux de fuir le personnage qui l'a rendu célèbre, le détective Sherlock Holmes.

L'image de l'attelage du pur-sang et de la calèche, image des contraires sans synthèse, celle des élans tirant à hue et à dia, dirait la vérité des personnages de la période anglaise (et au-delà), les sujets d'une extrême fébrilité quand leur environnement leur prescrit un cadre et la discipline à tenir. À chaque fois, les lieux sont circonscrits, la piscine de Deep End, la maison de l'oncle dans Roi, Dame, Valet, celle du couple Fielding dans Le Cri du sorcier, une maison à retaper par les ouvriers polonais de Travail au noir, une autre par le protagoniste de Success is the Best Revenge. La circonscription des lieux, au lieu d'encadrer et calmer l'instabilité de ses occupants, semble au contraire l'énerver, l'exacerber. Fébrilité et instabilité caractérisaient déjà, sur un plan nettement plus générationnel, le héros récurrent des premiers fictions polonaises de Jerzy Skolimowski, Andrzej Lezczyc, qu'il interprétait lui-même, exception faite de ce pas de côté qu'a été La Barrière (1966), dans RysopisSigne particulier : néant (1964), Walkower (1965) et, donc, Haut les mains !(1). Au lieu de domestiquer la fébrilité des personnes qui en sont les occupants, le lieu risque au contraire la dévastation entraînée par le soulèvement d'énergies passionnelles débordantes, comme des lames de fond, de la piscine remplie de l'eau mortelle (Deep End) au film échappant à son réalisateur (Success is the Best Revenge) en passant par l'asile d'aliénés finissant foudroyé (Le Cri du sorcier).

On reconnaît dans ces lieux saccagés par l'énergie qu'ils étaient censés canaliser comme une hantise. Elle trouverait l'un de ses foyers originaires dans l'enfance du cinéaste, les destructions causées par la Seconde Guerre mondiale ayant provoqué l'écroulement de la maison familiale sur sa tête. Un autre foyer reviendrait de droit à Robert Graves, l'auteur de la nouvelle, un éclat d'obus lui ayant perforé le poumon alors qu'il était soldat, mobilisé sur le front de la bataille de la Somme en 1916.

Cricket à l'asile

L'histoire du Cri du sorcier semble à première vue assez simple à résumer. Un médecin (Tim Curry dans le rôle de l'écrivain Robert Graves) fait, à l'occasion de l'arbitrage d'une partie estivale de cricket à destination des internés d'un asile anglais, la connaissance de Charles Crossley (Alan Bates), l'un des pensionnaires de l'établissement. Ce dernier lui raconte comment il a voulu prendre possession d'un couple (les Fielding, Rachel et Anthony respectivement interprétés par Susannah York et John Hurt) grâce aux pouvoirs occultes dont il aurait appris les techniques auprès des aborigènes d'Australie et qu'il aurait expérimenté en assassinant, prétend-il, ses deux enfants. Détenteur du secret lui permettant de pousser un cri inhumain qui peut infliger la mort à plusieurs mètres à la ronde, Charles serait devenu fou après avoir été neutralisé par Anthony. Au terme d'une narration dont rien n'atteste qu'elle soit vraie, la folie semble revenir faire un ultime tour de piste à l'occasion de la partie de cricket, soudainement interrompue par une pluie battante. En plus des trombes d'eau qui transforment le terrain de jeu en mare boueuse, le tonnerre s'abat sur la cabane dont arrive à s'échapper Robert Graves in extremis. L'explosion délivre, au milieu de ses débris fumants ou à côté, trois corps inanimés, celui du médecin-chef interprété par Robert Stephens, d'un interné joué par un tout jeune et maigrichon Jim Broadbent, et de Charles Crossley lui-même.

Alan Bates en train de courir sur un chemin de campagne dans Le Cri du sorcier
© Cinémathèque française

Si l'histoire est assez simple à résumer, elle est difficilement interprétable en réalité. Gros consommateur de cannabis à cette époque, Jerzy Skolimowski s'échine à briser la linéarité du récit, animé par le désir de préserver du jeu dans les déhanchés de la narration en s'aidant de raccords intensifs, focales et ralentis. De telle sorte que le récit dans le récit se voit affecté par un coefficient élevé d'ambiguïté. L'indécidable l'emporte au final, comme la pluie plonge dans la boue le terrain gazonné. Ainsi, le filmage de la partie de cricket, en battant du rythme de la confession du narrateur interné pour folie, est exemplaire d'un désir de brouillage et de confusion. Les règles du cricket apparaissent compliquées pour le profane (et le cinéaste le serait, lui qui parlait si peu l'anglais), un sport par ailleurs marqué par son inscription dans une société anglaise fière de ses particularismes culturels et de son insularité. L'insularité vaut d'ailleurs pour caractériser la circonscription obsessionnelle des lieux et leur débordement dans beaucoup de films de Jerzy Skolimowski par des eaux pas vraiment printanières (pour évoquer son adaptation d'Ivan Tourgueniev en 1989, Les Eaux printanières, à l'occasion d'une coproduction franco-italo-britannique peu mémorable). Les règles du cricket sont déjà compliquées. Leur illisibilité est cependant accentuée par des crépitements qui s'efforcent d'extraire d'un fond d'opacité quelques signes, fulgurants comme des fusées. Un jeté de balle répété, une infirmière s'adressant à l'arbitre avec des gestes codés, un joueur contestant l'arbitrage, deux bâtons de bois fauchés par un projectile. Sans oublier le criaillement du paon dont la scansion résonne avec l'homme se disant capable du cri qui tue. Un jeu crypté dont la conclusion a les zébrures nécessaires pour demeurer indécidable : Le Cri du sorcier tient à la fois du cricket et de la nef des fous, sur la crête d'un foudroiement pour de faux et d'un coup de tonnerre pour de vrai.

La conclusion du Cri du sorcier, en répétant son ouverture avec l'identification d'un cadavre sur une série de trois, voit Rachel accourir pour découvrir à la fin que le troisième cadavre est celui de Charles alors qu'il aurait, d'après ses dires, représenté un danger mortel pour elle et son compagnon. Étrange. Au lieu de refermer le film, sa boucle narrative en ferait au contraire ondoyer le sens. On note encore le fait que le narrateur raconte la prise de possession d'un couple qu'il croise pourtant en side-car avant le début de la partie de cricket, Anthony y participant sans rien manifester d'hostile à l'égard de l'homme dont la perversité aurait consisté à l'asservir en l'éloignant de sa compagne. La confession étant marquée du sceau d'au moins un aveu adressé en signe d'avertissement à l'écrivain qui a accepté gentiment d'en écouter la narration : cette histoire, si elle est toujours la même, est pourtant racontée en en réagençant systématiquement les termes.

Le spectateur du Cri du sorcier aura au moins compris cela : l'histoire de Charles Crossley, telle qu'elle est censée raconter le plus fidèlement ce qui s'est passé, ne sera jamais dite, au profit de l'une de ses versions possibles et en écart indécidable avec une vérité dont l'objectivité est introuvable.

Rien, alors, ne permet de distinguer franchement le narrateur objectif du fabulateur qu'il serait. S'il est donc pour le spectateur difficile de discerner les rapports de vérité entre le récit raconté par Charles Crossley et la fiction proposée par Jerzy Skolimowski, il est néanmoins tout à fait possible de délier la technique du cri qui tue de son retour hypothétique à l'occasion du match de cricket.

Les vertiges d'une focalisation troublée par les biais d'une subjectivité brisée, celle d'un narrateur menteur ou délirant, n'ont jamais été poussés à ce point dans aucun autre film du cinéaste. Sous les pieds du spectateur, s'ouvre un abîme spéculatif qui aurait au moins pour justification de mettre à distance critique, tant la magie d'une technique légendaire, que sa réappropriation par celui dont on peut estimer qu'il n'aura pas été interné pour rien en psychiatrie. Pour autant, le récit de Charles ne saurait être le pur produit d'un esprit malade. Et, puisqu'il est question de folie, l'impossibilité de symboliser sans soupçon possible le partage entre l'imaginaire et le réel témoigne pour le spectateur qu'elle n'est pas un vain mot pour l'auteur d'un film habité par un désir cosmique de disjonction.

Le rêve de l'homme primitif est le cauchemar de l'homme moderne
(l'abeille et le dard du ressentiment)

Si la symbolisation, donc, échoue à domestiquer un récit en l'obligeant à distinguer la part qui appartient à l'imaginaire et celle qui revient à la réalité, c'est parce que des symptômes font saillie, des giclées, en surgissant de façon suffisamment intempestive pour bloquer ou faire disjoncter le liant classique des enchaînements. Des signes flottent ainsi dans une chaîne signifiante, ouverte aux quatre vents de l'interprétation en rappelant ce qu'en disait Clément Rosset dans sa Logique du pire, à savoir qu'il n'y a jamais délire d'interprétation parce que l'interprétation est elle-même un délire(2).

Le flottement des signes invite à élever l'effort spéculatif au niveau allégorique, plutôt que l'indexer sur un régime simplement réaliste et psychologique. On note en passant que ce passage du réalisme à l'allégorie poétique avait déjà été acté dans l'intervalle séparant Walkower et les deux films suivants, La Barrière et Haut les mains ! On l'a perçu ainsi : une partie de cricket arbitrée selon des normes réglées éclate en fragments crépitants, avant de s'abolir dans un ouragan qui emporte tout en renvoyant les fous dans une folie provisoirement suspendue le temps du match. Autre chose, l'importance de la boucle de chaussure perdue par Rachel. Précieusement gardée par Charles, elle apparaît comme un fétiche en tout point digne du bijou perdu dans la neige de Deep End. Le signe d'une possession démoniaque en cours indiquerait également la difficulté à boucler un récit sur lui-même qui distinguerait catégoriquement le vrai du faux. Ailleurs, la sculpture d'un bout d'os, qui est peut-être seulement un bout de bois, est censée participer à l'ensorcellement du couple en scandant la bande-son. Son bruit revient au moment où Anthony joue au cricket de la même façon que les bruits de seringue sur la nuque du héros de Signe particulier : néant, comme pour exprimer la pulsion de mort de Charles à l'encontre de son rival, mais sans que rien n'atteste qu'elle puisse être authentiquement réalisée (le mauvais sort n'est qu'un souhait). C'est encore le motif de l'abeille, décoration mobile d'une lampe, insecte écrasé du doigt par Charles ou possibilité d'un bourdonnement profitant aux expérimentations sonores d'Anthony. Même le chien s'appelle Buzz. L'abeille réitère un désir de piquer et transir, préalable à celui d'ensorceler et vampiriser, une sidération qui peut être aussi un poison quand le dard est celui du ressentiment. Que l'homme primitif, rêve archaïque ou fantasme, soit le du cauchemar de l'homme moderne, sable ou aiguillon.

Enfin, l'image onirique d'un vieux Aborigène en costume colonial, revenant du désert qui hante le couple endormi sur les dunes, indique la venue du sorcier dans la perspective fabulatrice de Charles qui charrie son lot de refoulés impériaux, peut-être quelques traumatismes de guerre. Les ballades dans la dune se font en zigzagant, zébrures encore. Le rêve témoigne pour le statut de paria d'un homme voué à l'errance dans un désert affectif. Le sorcier se fantasmant tel ne serait au fond qu'un monstre ivre de ressentiment, perdu dans un fantasme de puissance qui ressemble toujours plus à un ensablement, un démiurge impuissant à désagréger un couple malgré ses claudications.

La foi perdue qui vient de l'intérieur

Parmi la série éparse des détails qui sont comme autant de démons poussant l'interprétation à se confondre avec un délire, il y a celui de la liaison d'Anthony avec une femme présente à l'église où il joue de l'orgue. La séquence est traitée de façon allusive en s'inscrivant pleinement dans un paysage général autrement plus grand, dévolu à la désertification moderne de la foi chrétienne et son remplissage par des fantasmes de revitalisation, exotiques et archaïques. D'un côté, l'organiste arrive en retard (le retard, ce trope skolimowskien, de Signe particulier : néant au Départ). De l'autre, le cri tue dans la lande le berger qui bégaie, ainsi que les bêtes de son troupeau. Ce désert de la croyance avec sa pastorale est celui d'où aurait surgi le prophète fou d'une nouvelle spiritualité, hétérodoxe et archaïque, faisant autant écho à The Wicker Man qu'à Ordet (1954) de Carl T. Dreyer.

Le sorcier au cri qui tue est une image indécidable. Parmi ses reflets opaques et brisés, il y a le fantasme régressif du cri primal. Charles se pose d'évidence, de nombreux jeux de miroirs en attestent, en double et rival d'Anthony. Charles joue du cristal comme les verres musicaux de l'harmonica de Franz Anton Messmer s'aidant du magnétisme animal pour soigner ses patients et dont le principe a été interdit en Allemagne sous prétexte qu'il rendait fou. Anthony, lui, expérimente diverses distorsions dans son studio d'enregistrement, sophistiqué comme dans un film de Francis Ford Coppola ou Brian De Palma. La musique concrète a notamment d'un besoin d'un plateau pour y faire rouler quelques billes glissant sur une petite flaque d'eau, autre image d'un film qui foudroierait sa narration selon le principe d'indétermination de Werner Heisenberg, qui est celui de la mécanique quantique limitant le pouvoir de déterminer pour une particule à la fois sa vitesse et sa position. On peut dire alors un mot de la musique composée pour Le Cri du sorcier par deux membres de Genesis, Tony Banks et Mike Rutherford, associés à Rupert Hine, chanteur et claviériste d'un autre groupe de rock progressif, Quantum Jump (le quantique, encore). Au milieu des glissements entre orgue et synthé, une citation, un bout de la Musique pour cordes, percussion et célesta bientôt popularisée par un autre film fantastique tourné en Angleterre, Shining (1980) de Stanley Kubrick.

Julian Hough et John Hurt dans la salle de bain dans Le Cri du sorcier

Les réverbérations électroacoustiques font lever un autre reflet également, fantasme ou rêve, d'une vitalité primitive et cosmique se révélant aussi bien le cauchemar moderne de l'homme occidental. Comme la musique, la foi perdue est un cri qui vient de l'intérieur ; c'est aussi une histoire de fou.

Les reproductions de peintures de Francis Bacon mobilisées par Anthony pour lui donner l'inspiration peuvent alors miroiter dans différentes directions. On pense à ce plan magnifique où, furtivement, le passage en noir et blanc accompagne la métamorphose de Rachel en animal à quatre pattes comme issu de la série des tableaux intitulée À la manière d'Edwaerd Muybridge. Le sorcier doué des puissances de crier et tuer est l'ensorceleur faisant un chien fidèle de la femme désirée. La citation du Vampire (1895) d'Edvard Munch indique la dimension parasitaire de Charles. Elle vaut par ailleurs comme implicite d'un autre tableau célèbre du même peintre, le fameux Cri (dont il existe cinq versions, peintes entre 1893 et 1917). D'une part, le réseau miroitant des citations permet de reconfigurer les motifs du cri et de l'envoûtement, comme le récit du narrateur est réagencé à chaque narration. D'autre part, il invite, en vis-à-vis du tableau Head VI (1949) de Francis Bacon inspiré par le Portrait d'Innocent X (1650) de Diego Vélasquez, à reposer autrement la question du cri qui survient depuis l'abolition de la foi capable de le conjurer. Le cri lui-même s'inscrit dans un régime de l'extrême pouvoir, celui d'atteindre mortellement les autres sans les toucher, renversé en impuissance radicale, celle d'Anthony asservi par Charles jusqu'à ce que l'ensorcellement soit brisé. Anthony y arrive en acceptant les règles de son jeu, brisant en quatre morceaux la pierre supposée contenir l'âme du sorcier, une autre étant liée au rein du cordonnier dont la femme est sa maîtresse.

Le Cri du sorcier raconte une histoire hyperbolique d'hospitalité et d'hostilité, l'une étant toujours la face de l'autre et le miroir à deux faces tournoierait en faisant proliférant ses éclats comme un cristal deleuzien. L'hôte est double, celui qui arrive et celui qui reçoit, l'hôtellerie jamais pure du risque de l'hostilité. L'hôte est duplice, rappelant un parasitisme récurrent (depuis Le Couteau dans l'eau jusqu'au Bateau phare en passant par Roi, Dame, Valet). L'hôte est doué de l'impossibilité de vivre durablement dans un monde à soi, l'hôte toujours menacé d'une expulsion finissant en destruction (comme la roulotte servant à l'arbitrage de la partie de cricket prend feu après qu'un éclair l'ait frappé). L'histoire de l'hôte est aussi celle de l'exilé et son rapport à la terre qui l'accueille, terre ambivalente en étant d'hospitalité et d'hostilité, terre vaine de la croyance peuplé de prophètes, de fous et de faussaires, vrais jumeaux et faux frères, tous avatars et doubles du cinéaste lui-même.

Dans le surgissement des signes épars qui se distribueraient aléatoirement, comme des éclairs venus d'un fond sans âge, pour mettre le feu au récit et foudroyer toute logique de représentation, se lève une fusée, hypothèse parmi tant d'autres : qu'un fou rêve seulement d'un pouvoir de tuer en criant et son passage à l'acte coïnciderait, connivence miraculeuse ou pure contingence, avec la survenue d'un orage. C'est alors que résonne, proférée par un fou, une citation fameuse de Macbeth, celle d'un récit plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot et qui n'a aucun sens. Un idiot ou un chien (Jerzy Skolimowski aime beaucoup les chiens), comme Buzz qui, à l'étage, perçoit forcément autre chose que ce nous croyons voir, en attendant l'âne de Hi-han. Le miroir à deux faces a volé en éclats quantiques, comme l'ombrelle est fendue afin de laisser voir à travers elle le chaos : « chaosmos »(3).

Une hypothèse de fou, deux conclusions provisoires, une parenthèse

L'hypothèse de la coïncidence, a priori contingente, miraculeuse après coup, de la folie simulée et d'un réel insensé, ferait lever la fourche de deux conclusions provisoires. La première étant que le cri, en témoignant d'une affection incommensurable, ferait de la blessure indicible que l'on porte en soi une blessure pour les autres. L'homme blessé qui aurait rêvé de faire de sa blessure une arme meurt en vertu d'un hasard objectif. Il s'apparente alors à une figure d'intouchable, dans la zone d'indiscernabilité où le prophète sacré devient homo sacer(4). À cet égard, Charles préfigure les héros profanés de Quatre nuits avec Anna et Essential Killing, le premier étant violé, le second ensauvagé.

La seconde conclusion voudrait que le cri fasse surgir, depuis le lieu symbolique de la représentation, cette partie de cricket aux conventions réglées, l'événement d'une impulsion première, un tonnerre faisant coïncider dedans et dehors – sublime étonnement. Un cri, celui que Jerzy Skolimowski hallucine d'entendre en regardant les toiles d'Edvard Munch et Francis Bacon. Le cri qu'il tentera comme peintre de faire retentir durant les années 1990, à l'époque où son désir de cinéma était alors momentanément épuisé, réduit en cendres comme un asile d'aliénés foudroyé.

Le cri qui tue, on le sait, aura été réellement poussé par Jerzy Skolimowski, en ayant été démultiplié au mixage sur une quarantaine de pistes. Un cri auquel il aura fallu entre autres rajouter le bruit des chutes du Niagara afin de tester les nouvelles possibilités techniques offertes alors par le son Dolby. Un cri de cinéma qui aura épuisé son auteur, avant de retrouver ses forces pour de nouvelles criées.

Le cinéma selon Jerzy Skolimowski tient de l'étonnement, comme un tonnerre d'époumonement.

Une parenthèse philosophique : Frédéric Neyrat est l'auteur d'un essai, Échapper à l'horreur (Court traité des interruptions merveilleuses) publié aux éditions Lignes en 2017. Il y écrit notamment ceci : « Le surgissement d'abîme est l'être en ce qu'il a d'étonnant » (p. 26). L'étonnement est au fondement de la philosophie. Socrate dans le Théétète, plus tard Descartes insistent pour faire entendre dans l'étonnement un tonnerre étymologique. Le foudroiement originaire invite à l'admiration devant les choses qui, en étant ce qu'elles sont, ne cessent jamais d'interroger. L'étonnement répond subjectivement à l'énigme objective de l'être. Dans cette tradition, le sublime kantien serait sans objet en voulant catégoriquement séparer une raison réelle, mais limitée, d'une nature qui se soustrait à sa mesure en étant sans mesure. L'abstraction est cependant requise, elle est une arme de combat pour la sensibilité et la pensée en servant de « bélier métaphysique dont la fonction est de désobstruer ce qui empêche de sentir » (p. 29). Le cri, primal ou primitif qui foudroie les moutons de la vieille pastorale chrétienne, est poussé aussi par le bélier Skolimowski.

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