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Mati Diop et Alex Descas dans 35 rhums
Rayon vert

« 35 Rhums » de Claire Denis : Musique du déraillement

Jérémy Quicke
Dans « 35 Rhums », le mouvement existe d’abord par lui-même, il précède sa caractérisation, son origine et sa destination, bref : il précède son sens. Les personnages de Claire Denis naissent au spectateur à l’intérieur de ces mouvements pendant de longues minutes, avant que le récit ne donne quelques (incomplètes) explications sur leur identité et leurs relations.
Jérémy Quicke

« 35 Rhums », un film de Claire Denis (2008)

Le RER avance sur les rails de jour, puis de nuit. Un homme les observe, fume une cigarette, et met en marche sa mobylette. Une fille se tient debout dans un métro qui traverse tranquillement le paysage nocturne. Les premières minutes de 35 Rhums (Claire Denis, 2008) prennent tout leur temps pour observer ces mouvements fluides, sans dialogues, seulement rythmés par la musique du groupe Tindersticks. Cette entrée en matière annonce ce qui pourrait constituer une des possibles lignes directrices de l’œuvre: le mouvement existe d’abord par lui-même, il précède sa caractérisation, son origine et sa destination, bref : il précède son sens. Les personnages naissent au spectateur à l’intérieur de ces mouvements pendant de longues minutes, avant que le récit ne donne quelques (incomplètes) explications sur leur identité et leurs relations. Le spectateur qui n’aurait pas lu de synopsis avant d’entrer dans le film devra accepter de faire vivre ces personnages avant de comprendre leur lien familial, l’identité de l’étrange jeune homme rôdant devant leur appartement ou encore l’histoire cachée derrière les 35 shots de rhum du titre. Les réponses, lorsqu’elles surviennent, fonctionnent moins comme des twists qui redéfiniraient les images passées que comme des éclairages qui amplifient l’émotion du moment présent. De toute façon, 35 Rhums, avec sa construction elliptique, se gardera bien de donner toutes les réponses. Ce qui intéresse ici Claire Denis porte plutôt sur la manière dont les personnages cherchent quelques réponses en avançant à travers les méandres de ces grands mouvements.

Le pari de 35 rhums semble donc de faire d’abord exister ces images de trains avançant sur les rails pour elles-mêmes, leur atmosphère, leur musicalité, la sensation de zénitude que peut procurer leur avancée paisible dans le temps et l’espace. Ensuite, dans un deuxième temps, le mouvement peut se compléter de certaines caractérisations : les images sont vues de l’intérieur de la cabine du conducteur, Lionel. Il s’agit de son quotidien. La sensation de sérénité bascule petit à petit. L’homme doit rester sur les rails, prisonnier d’un mouvement prédéterminé et plus grand que lui. Cette thématique envahit l’ensemble du film. Joséphine, sa fille, est en âge de quitter le foyer, mais ne parvient pas à se défaire du lien paternel. Gabrielle, la voisine, conduit un taxi, autre véhicule dont la destination est dictée par un autre. René, le collègue qui fête sa retraite, ne parvient pas à vivre sa nouvelle liberté et reviendra malgré lui vers les rails de son labeur. Noé, le petit ami de Joséphine, incarne, lui, la dynamique inverse : il ne rêve que de partir vers l’Afrique inconnue, sans plan déterminé, dans un élan spontané. Le film ne montre rien de son voyage, se contentant de suggérer un échec et un retour à son lieu de départ. Entre ces deux trajectoires, les personnages trouvent cependant un mouvement qui semble les faire exister pleinement, dans ce qui constitue sans doute le point d’orgue de 35 Rhums : la séquence du concert manqué.

Alex Descas et Nicole Dogue dans 35 rhums
© Soudaine Compagnie

Pour le contexte, Gabrielle invite Lionel et Joséphine à un concert, soit un autre mouvement qu’ils n’ont pas décidé, vers une destination où ils ne seront que spectateurs. Elle conduit tout ce petit monde dans son taxi. Premier basculement : le véhicule tombe en panne. Ils tentent bien de revenir vers la ligne préétablie en cherchant à réparer l’automobile ou en demandant au dépanneur de les déposer. Rien ne marche : ils entrent dans un café pour se réchauffer le temps d’appeler un taxi. Ensuite, quelques notes de musique et tout semble changer. Le taxi est annulé. Les corps se mettent à danser, guidés par les chansons, l’ivresse, la chaleur de la nuit. Les danses se succèdent, les partenaires changent, ceux qui ne dansent pas observent avec des regards qui racontent tout. Les mouvements ne suivent plus des lignes pré-dessinées, ils sont dans la singularité du présent. Pour quelques instants ils n’ont plus besoin de mettre des rails et des véhicules entre eux et le monde.

Si 35 Rhums avance bien sûr par des dialogues et des explications, reste la sensation puissante qu’en vérité, tout s’est peut-être décidé là. C’est dans ce café que les personnages, qu’ils le réalisent ou non, font leurs choix. C’est là que Lionel lâche prise sur sa fille, que Joséphine choisit Noé à la place de Ruben, son camarade de classe, ou que Gabrielle abandonne son désir pour Lionel. Dans tous les cas, ces danses nocturnes semblent traversées par une force jusqu’ici inconnue. Pour la première fois, les personnages vivent ce que le spectateur avait déjà expérimenté dès les premières minutes du film : le mouvement précède son sens.

La dernière partie de 35 Rhums propose un autre voyage. À nouveau, cela commence par des images de routes et de panneaux, sans plus d’explication. La suite dévoile le père et sa fille à bord d’une camionnette. Ils vont se recueillir sur la tombe de la défunte mère de Joséphine, et rendre visite à sa tante germanophone. Claire Denis ne s’attarde pas sur la psychologisation : à l’image, l’important reste bien la route et la mise en avant. Le plan sur la pierre tombale, et donc l’incarnation du passé, ne dure que quelques secondes, vite remplacé par une image de la Mer du Nord, symbole de mouvements sans fin et de l’infini des possibles. Un instant, il semble possible d’aller au-delà des lignes du rail et des autoroutes. Comme un dernier rite pour le père et la fille avant le mariage et la séparation. Les deux lignes se sont rejointes et peuvent donc se quitter en paix. Au spectateur d’imaginer, s’il le souhaite, les prochains mouvements.

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