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Ghostface se met en scène dans Scream
Esthétique

« Scream » : Mises à mort et mise en scène

Thibaut Grégoire
Saga d’horreur « méta » par excellence, celle qui a pratiquement créé le sous-genre, Scream contient en elle-même, et dans chacun de ses épisodes, son propre commentaire. Mais quand les films, par l’intermédiaire de leurs tueurs successifs et de la figure de « Ghostface » semblent disserter à l’envie sur le film de fantômes, la tragédie familiale et, surtout, sur le concept de « mise en scène », ils deviennent des objets d’étude passionnants, malléables et peut-être inépuisables, à côté desquels il serait idiot de passer sans s’y attarder. D’autant plus que chaque nouvel opus, depuis la fin de la trilogie initiale, semble venir apporter un « update » des précédents, afin de mettre à jour la réflexion, un peu comme les rééditions successives d’un ouvrage de référence sur le genre. Dans Scream 5, le dernier en date, le commentaire porte sur la « nouvelle horreur » et les « film fans », et la mise en abyme de la mise en scène ouvre encore sur de nouvelles perspectives d’analyse et d’interprétation, parfois vertigineuses.
Thibaut Grégoire

« Scream », la saga (1996 - 2022)

Écrire sur une « saga » telle que celle de Scream, qui compte à ce jour cinq épisodes – sans compter la série comportant trois saisons, indépendante du « canon » cinématographique – n’est, on s’en rend compte au moment de la fabrication de ce texte, pas chose aisée, d’autant moins concernant des films qui, au fil de leur production et de leur accumulation, contiennent de plus en plus leur propre auto-commentaire. On parle allègrement de films d’horreur « méta » quand il est question de les désigner et de résumer en quelques mots leur genre, leur terrain de jeu, et la manière de l’arpenter, de le faire leur en le déconstruisant. Il est vrai que Scream en tant qu’œuvre globale, en tant que série de films, construit une véritable réflexion sur son sujet – qui est aussi son genre, donc – au point de revêtir l’aspect d’une somme définitive épuisant celui-ci. Et le fait que la saga revienne à la charge plus ou moins tous les dix ans depuis la « clôture » de sa trilogie initiale vient corroborer cette idée, chaque nouveau film apparaissant dès lors comme un « update » des précédents, un peu comme s’il s’agissait de la réédition, à intervalle régulier, d’un ouvrage de référence sur un sujet donné, lequel demanderait une révision par décennie afin de se mettre au goût du jour, ou de vérifier si les idées d’avant sont toujours applicables à la réalité de « maintenant ».

De fait, là où les trois premiers épisodes se contentaient chacun de s’intéresser à une spécificité du genre auquel il s’attaquait – le premier décortiquait les règles du slasher de manière générale, notamment en énumérant ce qu’il fallait faire ou ne pas faire pour y survivre ; le second procédait de la même manière mais en appliquant son analyse plus spécifiquement aux suites ; tandis que le troisième donnait le même cours ex-cathedra sur le concept de trilogie –, le quatrième et le cinquième épisode, même s’ils continuent globalement sur la même lancée, accompagnent également cette réflexion d’un « retour » sur ce qu’il s’est passé « entre temps », depuis le dernier épisode, dans le domaine du genre horrifique.

Un personnage de Scream 4 fait par exemple référence à l’émergence du sous-genre du « torture-porn » lors de la décennie précédente, laissant sous-entendre qu’il ne s’agirait plus, dans ces films-là, de faire peur, mais bien de « dégoûter » voire de faire vomir le spectateur. Dans Scream 5 – on le désignera comme tel pour plus de clarté, même si le titre du film est Scream, sans doute par opportunisme, alors qu’il ne s’agit pas d’un remake mais bien d’une suite –, il est souvent question dans les dialogues « métas » de la « nouvelle horreur », de tout un tas de films des années 2010, lesquels seraient plus introspectifs, plus « auteurisants » et, selon le(s) tueur(s), plus prétentieux. La victime de la séquence d’ouverture du film cite d’ailleurs comme étant son film préféré Mister Babadook de Jennifer Kent, qui serait selon ses mots une allégorie sur la maternité et le deuil, ce à quoi le tueur au bout du fil lui demande si ce type de film et cette manière d’en parler ne seraient pas un peu prétentieux. Un peu plus tard, la même victime en devenir citera en vrac It Follows, Hérédité et The Witch comme étant ses références en matière de films de genre, celles de sa génération. Encore une fois, le tueur marquera sa désapprobation en s’attaquant ensuite à la pauvre cinéphile amatrice de films d’horreur « prises de tête ». Toutes ces références charriées de manière ludique et perverse par le film, avec un arrière-fond légèrement réactionnaire – mais est-ce le film ou la figure de « Ghostface » qui est réactionnaire ? – cultivent l’idée que le film commente constamment son statut de film de genre et sa place au sein de ce genre, la manière dont il s’inscrit dedans. L’auto-commentaire d’un film de la saga Scream va même parfois jusqu’à questionner sa propre pertinence ou sa propre qualité, comme par exemple dans la scène d’ouverture de Scream 4, en forme de poupée russe, et dont une des « victimes » met en doute le réalisme(1).

À la lumière de tout cela, et en prenant en compte tous les efforts mis en œuvre par les auteurs de Scream pour que les films soient toujours « sur la balle », au goût du jour et inlassablement auto-réflexifs, il apparaîtrait presque fastidieux d’écrire dessus, tant le commentaire sur le commentaire peut vite passer de la redondance à l’inutilité. Néanmoins, à la lumière de ce nouvel épisode, cette manière obsessionnelle qu’a la saga de revenir constamment à la charge, de ne pas vouloir lâcher l’affaire et d’asseoir sa prédominance et son expertise sur le genre qu’elle a pratiquement créé – le film d’horreur « méta » –, s’impose comme étant probablement le meilleur bout par lequel l’aborder, d’autant plus que cette « mise à jour » permet non seulement de se replonger dans les épisodes précédents mais aussi de les remettre en perspective à l’aune des nouvelles idées, des nouvelles « auto-réflexions » amenées par le dernier Scream en date. Surtout, cette relecture, cette remise en perspective, s’applique plus particulièrement à la « mise en scène », et à la mise en abyme de celle-ci, laquelle prend en compte au gré des films tous les petits détails accumulés par chacun des épisodes antérieurs pour s’enrichir, se complexifier et s’approfondir. Cette mise en abyme de la mise en scène surnage dès lors comme étant à la fois la grande idée de la saga et ce qui la rend inépuisable.

Une affaire de famille(s) et de fantômes

À l’image de la scène d’ouverture de Scream 4, qui se présente donc comme une poupée russe, la saga peut être vue sous cet angle-là, chaque film comprenant le commentaire sur le précédent(2), mais cet effet-miroir de plus en plus vertigineux peut aussi être mis en parallèle avec la manière dont les films successifs ajoutent toujours une couche supplémentaire : une couche de réflexion, une couche de gore, une couche de « drame », …. C’est ainsi par exemple que ce qui démarrait à la manière d’un slasher comme les autres dans le premier film, se mue petit à petit en drame shakespearien, déjà dès la conclusion du premier épisode et la révélation du tueur principal, Billy Loomis, qui, en un sens, tue pour venger sa mère, la femme trompée. Il a d’ailleurs commencé son hécatombe par le meurtre de Maureen Prescott, la mère de sa petite amie Sidney, laquelle était donc la maîtresse de Monsieur Loomis père. Tout ça n’est donc qu’un gigantesque règlement de compte familial qui a dérapé et toutes les suites viendront appuyer voire développer et sublimer cette idée. Dans le second opus, le tueur principal – celui qui manipule l’autre – n’est autre que la mère de Billy Loomis, venue venger son fiston et aussi son honneur.

Mais c’est dans Scream 3 que la tragédie familiale atteint son apogée avec l’apparition, dans le rôle d’un « super-tueur », plus démiurge que jamais, le demi-frère caché de Sidney, donc le fils de Maureen, et qui se révèle être aux commandes de la grande machination dès le début, s’étant donc servi de Billy Loomis comme d’un pantin facilement manipulable pour atteindre la mère qui l’avait abandonné et, indirectement, la demi-sœur dont il enviait la vie. Avant de lui donner le coup de grâce, Sidney lui tiendra la main dans une grande scène de retrouvailles familiales digne de la tragédie grecque et de cette saga qui embrasse sans complexes la grandiloquence au premier degré. Les affaires de familles se poursuivent dans les épisodes 4 et 5 puisque la tueuse machiavélique de Scream 4 – laquelle parviendra presque à concrétiser son plan, ce que le film laisse croire un moment avant de se raviser – n’est autre que la cousine de Sidney, fatiguée d’être depuis l’enfance dans l’ombre de l’héroïne de la famille. Enfin, Sam, le personnage féminin principal de Scream 5 – en quelque sorte la nouvelle Sidney –, se révèlera être la fille cachée de Billy Loomis. Lors de leur première rencontre, Sidney dira à Sam qu’elle la comprend, qu’elle sait ce qu’elle vit. Sidney est en effet bien placée pour savoir quels sont les effets de ce psychodrame familial qu’exerce toute la saga Scream sur ses protagonistes. La boucle sera ainsi bouclée, et tout sera resté « en famille(s) ».

Sidney Prescott (Neve Campbell), l'héroïne emblématique de la saga Scream
© Paramount Pictures

Cette pirouette scénaristique presque contre-nature – le tueur original aura in fine engendré la nouvelle héroïne – s’accompagne d’une « bizarrerie » filmique, tout aussi « anti-naturelle » : l’apparition fantomatique et « inconfortable » de l’acteur Skeet Ulrich – interprète original de Billy Loomis – dans le rôle d’un spectre collant, dont l’aspect physique pose question – il a un peu vieilli mais pas trop, il n’a cependant pas vraiment le même aspect que celui qu’il avait dans Scream 1, et l’on ne sait pas vraiment si la technique du « de-aging » lui a été appliquée ou non – interpelle autant qu’elle renvoie à la bizarrerie déjà bien présente dans le jeu de l’acteur au sein du premier épisode. A la revoyure, Scream premier du nom apparaît d’ailleurs tout entier comme « bizarre » au regard des épisodes suivants, un peu comme s’il était l’ébauche inachevée de ce qu’allait devenir la saga par la suite. Le rythme du premier film est par exemple assez particulier, tour-à-tour lent, traînard – on s’attarde beaucoup sur les états d’âmes de Sidney ou sur l’ébauche de romance maladroite entre l’adjoint au sheriff, Dewey, et la journaliste Gail Weathers, au « détriment » parfois des mises à mort proprement dites –, et pressé voire bâclé – notamment la fin abrupte, qui tombe comme un cheveu sur la soupe. Et, à l’intérieur de ce film bizarre, imparfait, inachevé, l’imperfection et la bizarrerie contaminent les acteurs et leurs jeux extrêmement divers et disparates, chacun semblant presque jouer dans un film différent. Alors que Neve Campbell interprète Sidney Prescott au premier degré, comme la jeune première romantique qu’elle est, Courtney Cox en journaliste aux dents longues est dans un registre plus satirique voire caricatural, tandis que David Arquette semble lui totalement happé par une composition burlesque qui le dépasse et qui dépasse le film. Quant aux seconds rôles « adolescents », ils semblent presque tous sortir d’une sitcom sauf les deux « tueurs », Matthew Lillard (Stu) qui en fait des caisses dans l’hystérie et le grotesque, et Skeet Ulrich donc, dont le jeu quasi-antinaturaliste, faux, « à côté », semble pour le coup en total décalage avec l’ensemble du casting, un peu comme s’il réalisait une performance artistique ou faisait exprès de jouer faux ou « désaccordé » dans un ensemble ou chacun à sa propre partition à suivre.

Le fantôme de Billy Loomis et le Skeet Ulrich « altéré » de Scream 5 sont donc logiquement tout autant à côté de la plaque mais apportent également un sel particulier, une note dissonante qui fait sortir le film de ses rails et provoque même une certaine dose de trouble esthétique lié à l’image des acteurs et leur inscription dans un temps filmique « fixé ». Mais si ce drôle de fantôme peut paraître incongru, à la fois sur le plan scénaristique et esthétique, il ne faut pas oublier qu’il est loin d’être la seule apparition spectrale de la saga. Dans Scream 3, le personnage de Randy – le « film fan », détenteur du savoir « cinéphile » ou « geek » sur le genre horrifique – revient d’entre les morts dans une séquence vidéo, lors de laquelle il enseigne depuis l’au-delà à ses amis les indispensables règles de survie au troisième épisode d’une trilogie. Dans le même Scream 3, le fantôme de Maureen Prescott vient hanter « à l’ancienne » sa fille Sidney sous un drap blanc du meilleur effet. Il s’agit en réalité du tueur qui se met ainsi en scène pour faire peur à la pauvre Sidney – comme si tuer tout le monde ne suffisait pas. Mais Maureen Prescott est en réalité le vrai fantôme de toute la trilogie initiale, un personnage qui est déjà mort au moment où démarre le premier Scream, que l’on ne voit jamais vraiment, sauf à travers des photos ou des images volées en caméra super-8, mais qui ne cesse d’influencer le cours des événements et de hanter plusieurs des personnages, Sidney en premier bien sûr mais également les tueurs successifs. Si l’on prend de plus en compte l’aspect du visage du tueur judicieusement baptisé « Ghostface » par ses victimes, blanc comme un linge, blafard comme un spectre, il ne fait plus grand doute que les Scream, de 1 à 5, tout autant que des films « de familles », sont aussi bel et bien de grands films de fantômes.

Le tueur comme metteur en scène démiurge

Si l’apparition physique du fantôme de Maureen Prescott, dans Scream 3, n’était qu’une mise en scène du tueur, tout dans la saga et dans les interventions des tueurs successifs relèvent de la mise en scène de soi et des mises à morts, lesquelles sont conçues comme des œuvres, des performances, de petits tableaux théâtraux. L’apparence même du tueur Ghostface et ses apparitions à la fois fantomatiques et conçues pour créer l’effroi constituent déjà une idée de mise en scène flamboyante qui, dans la diégèse, est à mettre à l’actif des tueurs eux-mêmes. La toute première scène de la saga est en cela une mise en scène parfaite de la part du tueur, la pression grandissante qu’il exerce à travers celle-ci sur sa victime lui fait perdre ses moyens, et la fragilise de plus en plus jusqu’au point de rupture et sa mise à mort proprement dite. La révélation finale de ce premier film est aussi la révélation de la mise en scène comme machination, pensée et conçue par ses deux instigateurs comme un véritable film d’horreur ou une tragédie, dans laquelle le tueur serait Sidney et les deux victimes survivantes Billy et Stu. Tout a été pensé et mis en place pour arriver à ce dénouement. Malheureusement pour les metteurs en scène en herbe, leur fin idéale n’aura pas lieu, ils n’auront pas le « final cut ».

Dans le second opus, le tueur s’affirme encore plus comme un metteur en scène démiurge et manipulateur et s’incarne en la personne de la mère de Billy Loomis qui, telle une marionnettiste, aura actionné dans l’ombre un tueur-pantin, le psychopathe cinéphile Mickey, qui aura probablement accompli la plus grande partie du sale boulot, à savoir l’abattage de toutes les mises à mort. Et comme le film se veut encore plus méta que le précédent – ce sera, comme déjà dit, le cas de tous les épisodes, voulant successivement accéder à un degré supplémentaire de mise en abyme et d’auto-commentaire –, il se termine assez logiquement sur un plateau de théâtre, endroit par excellence de la mise en scène ou, dans le cas présent, de la révélation de celle-ci.

Dans l’épisode 4, le projet de la fausse victime et vraie stratège psychopathe, Jill, est de recréer autour de sa personne tout le psychodrame meurtrier des événements originels, afin de cette fois-ci voler la vedette à Sidney, la cousine parfaite qu’elle jalouse(3). La mise en scène monumentale qu’elle a élaborée avec le concours d’un « geek » cinéphile aux cheveux longs est censée déboucher sur le climax parfait, la scène parfaite, la sublimant enfin en tant que survivante mythique et que nouvelle héroïne de cette saga sans fin. Le film pousse (presque) cette logique à son comble, en montrant Jill s’infliger à elle-même des blessures après avoir – pense-t-elle – éliminé tous les témoins gênants, Sidney comprise. Dans cette scène qui prolonge et « corrige » la tentative foireuse de Billy et Stu de se « victimiser » dans le premier Scream, la mise en scène se montre en train de se faire et cela jusqu’à son aboutissement. Jill a réussi sa grande scène et son film tout entier, elle a pleinement accompli son travail de metteuse en scène. Malheureusement pour elle, tout comme Billy Loomis dans Scream 1, elle ne se verra in fine pas accorder le « final cut » par le film, par son scénariste et par son (véritable) metteur en scène, puisque ce qui apparaissait d’abord comme la fin idéale pour elle se révèle être une fausse fin, tandis que la seconde, la vraie, viendra remettre l’église au milieu du village, redonnera à Sidney sa place de survivante mythique et aux véritables auteurs du film (Kevin Williamson et Wes Craven) la mainmise sur la mise en scène. Le tout dernier plan et les dernières paroles du film (prononcées par une journaliste) amènent d’ailleurs une ironie cruelle, réglant définitivement son compte à ce personnage qui s’est pris pour ce qu’il n’était pas, à savoir le metteur en scène.

Une mise en scène de mise à mort dans Scream 5
© Paramount Pictures

Mais cette idée du tueur comme metteur en scène démiurge – ou qui se rêve comme tel, sans jamais vraiment atteindre ce statut – a été aussi et surtout pleinement théorisée, voire épuisée, par le troisième opus, dans lequel le tueur est bel et bien, et au premier degré, le metteur en scène du film. Lors de la révélation finale et la confrontation maintenant iconique avec la victime Sidney, il se présentera d’ailleurs comme tel en enlevant son masque : « Roman Bridger, réalisateur… et ton frère. »(4). Roman, le tueur, est en effet, dans Scream 3, le réalisateur de Stab 3, le film dans le film. Mais, plus significativement encore, il apparaît, dans la révélation très bavarde et explicative qu’il sert à Sidney, comme étant l’instigateur, le démiurge, des événements du premier Scream, à savoir la croisade vengeresse de Billy Loomis à l’encontre de Maureen et de Sidney. Il explique avoir manipulé et guidé Billy, avoir tiré les ficelles. Encore une fois, tout comme dans Scream 2, le tueur est un marionnettiste, mais il est ici « le » marionnettiste, en quelque sorte le dieu-créateur de la trilogie. Aucun doute possible que cette scène de révélation et l’incarnation du tueur par la figure du metteur en scène soient une manière limpide pour le réalisateur Wes Craven et le scénariste Kevin Williamson d’utiliser le versant « méta » pleinement assumé de leur saga pour affirmer leurs voix, leurs points de vue et leur mainmise d’auteurs sur celle-ci. Depuis le début, le tueur était le metteur en scène, l’auteur, le démiurge. D’ailleurs, le fictionnel Roman s’avèrera une fois de plus un faux dieu, puisque sa si belle mise en scène, son « plan si bien huilé », se retournera, comme pour les autres tueurs s’étant pris pour le metteur en scène, contre lui. Au moment de la révélation, Roman sort d’un placard le producteur de Stab 3 – qu’il juge indirectement responsable de son destin tragique de fils renié par Maureen – pour le tuer devant les yeux de Sidney, et celui-ci défend sa cause en proposant en l’échange de sa propre vie le « final cut » à Roman. Mais Roman refuse et trucide le producteur. Mal lui en aura pris car il finira comme les autres tueurs, achevé des mains de Sidney et privé de son « happy end » personnel. Tous les tueurs, Roman y compris, auront eu un temps la maîtrise de la mise en scène, mais n’auront pas vu leur version du film concrétisée, tout ça parce qu’ils n’auront pas eu accès, pour une raison ou pour une autre, au « final cut ».

Scream 5, dans l’enfer de la nouvelle horreur et des « film fans »

Le dernier opus – à ce jour – de la saga ne fait pas exception à la règle : il y est également question, principalement, de mise en scène et du rapport qu’entretiennent les tueurs avec celle-ci. Car, comme à l’accoutumée, il y a bel et bien encore deux tueurs dans Scream 5 – Roman le démiurge aura été l’unique tueur à agir en solitaire. Lors de la confrontation finale avec les victimes restantes, et la grande révélation maintenant traditionnelle, ils exposent – tout comme Billy et Stu à la fin du premier volet – leur plan et la mise en scène qu’ils ont prévue afin de faire passer Sam pour la tueuse, elle que ses gènes douteux désignent comme étant la coupable idéale. Mais le parallèle entre le tueur et le metteur en scène s’accompagne dans Scream 5 d’une donnée supplémentaire, particulière, qui donne à cette lecture une autre dimension, une autre direction.

Ce qui est frappant dans la manière de procéder des tueurs dans cet opus, rétrospectivement, quand on se refait toutes les scènes au regard de la révélation finale, c’est que les deux personnages psychopathes ont poussé très loin la mise en scène de soi en tant que victime/suspect, ayant bien intégré toutes les règles – par exemple, qui est un suspect potentiel ? – et schémas mis en place dans les épisodes précédents. Parmi les spécificités de la saga Scream, ses particularités au sein d’un corpus donné du genre horrifique, à savoir le slasher, il y en a une que les tueurs/metteurs en scène de Scream 5 ont parfaitement remarquée et intégrée : les personnages ne cessent de se suspecter les uns les autres – contrairement par exemple à ceux de la saga Halloween, de Vendredi 13 ou encore des Freddy, où le croquemitaine est immédiatement identifié comme extérieur au groupe des victimes potentielles. Dans Scream, le tueur est « parmi nous » et chacun devient tour à tour le suspect principal de l’un ou l’autre des protagonistes, lesquels sont aussi des enquêteurs malgré eux. Lorsqu’on connaît enfin l’identité des deux tueurs à la fin de Scream 5, on ne peut que repenser à une scène précédente, de confrontation entre ces deux personnages qui jouent à se suspecter l’un l’autre, mettant chacun en évidence les éléments jouant en la défaveur de son partenaire et le désignant fortement comme le suspect numéro un. La saga foisonne de scènes semblables, lors desquelles des personnages se suspectent mutuellement, mais aucune encore n’avait poussé aussi loin le bouchon, faisant des deux coupables leurs principaux accusateurs et, par là même, éloignant la suspicion des autres à leur encontre, lesquels préfèrent dès lors les laisser polémiquer à deux. Ils mettent aussi à profit l’enseignement de Billy Loomis qui, dans le premier Scream, mettait en scène sa propre mort devant les yeux de Sidney quand, également devant témoin, l’un des tueurs, déguisé, s’attaque à l’autre, lequel joue donc son rôle de victime à ce moment-là.

Si les deux tueurs de Scream 5 ont parfaitement intégré toutes les règles de la saga, au point d’être capables de jouer avec, de les détourner, de se les mettre à profit, c’est que l’un et l’autre ne sont ni plus ni moins que des « fans », des afficionados de la saga Stab, et plus particulièrement de son premier volet, duquel ils se sont mis en tête de réaliser un remake « parfait ». Cette révélation fera dire à l’une des victimes potentielles qu’il ne s’agit donc que d’une « fan fiction », à savoir le délire fanatique de cinéphiles trop « premier degré », trop « obsédés » pour prendre de la distance avec l’objet de leur fanatisme, ne pouvant se détacher de celui-ci au point de vouloir lui donner à tout prix une seconde vie. Évidemment, ce concept et son développement dans l’intrigue et dans la mise en scène sont – une fois de plus – infiniment « métas », puisque Scream 5 est effectivement une fan fiction. Les deux réalisateurs (Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett) et les deux scénaristes (James Vanderbilt et Guy Busick) sont eux-mêmes des fans de la première heure de la saga Scream et livrent donc véritablement avec cet opus la vision « fanatique » revisitée d’une œuvre adulée par une génération suivant celle qui aura créé l’œuvre initiale.

En cela, Scream 5 peut très vite apparaître comme un film « passéiste » voire réactionnaire, tant il cultive ce retour à l’origine, à la recette de base, d’une manière qui confine parfois à l’idolâtrie. Mais, une fois de plus, puisque tout Scream contient son propre auto-commentaire et sa propre auto-critique, le film parvient à contourner de manière assez intelligente – certains diront roublarde – ce reproche légitime qui pourrait lui être fait, en imputant tout bonnement ce passéisme, cette attitude réactionnaire, à ses tueurs, au sein même de la diégèse du film. Si les tueurs de Scream 5 se sont lancés dans cette croisade « fanatique », c’est principalement parce qu’ils ont été fort mécontents du huitième Stab, unanimement qualifié par les fans de « pire de la série »(5). Et les personnages de Scream 5 font référence à Stab 8 comme s’inscrivant plutôt dans la « nouvelle horreur », celle évoquée précédemment, celle de Mister Babadook, d'Ari Aster ou encore de Jordan Peele. C’est cette « évolution » de la saga vers d’autres territoires, plus en phase avec celle de la société, qui déplaît fortement au « fans » purs et durs, dont font partie les deux tueurs. Au regard de cet élément, la conversation entre le tueur au téléphone et la première victime autour justement de ces films-là, prend un sens différent, et pointerait dès lors le(s) tueur(s) comme ringard(s), tourné(s) vers le passé. Mais il ne fait pas de doute que le film est plus ambigu que cela, qu’il ne « tranche » pas totalement sur le sujet, puisqu’il s’inscrit lui-même pleinement dans cette volonté de retourner vers le passé, vers des archétypes et des sensations plus « primales » et moins « sociétales » de l’horreur. Quand Sidney fait remarquer, par téléphone, à l’un des tueurs qu’il est probablement le moins original de toute la clique à laquelle elle a eu affaire – principalement car il a choisi de placer l’action de son hécatombe finale dans la même maison que pour celle du premier opus –, les auteurs signifient ainsi qu’ils sont tout à fait conscients d’être dans la citation dévote de l’objet de leur culte et dans l’hommage. Le film fait ainsi l’aveu criant et finalement très humble de son manque volontaire d’originalité, et se situe quelque part entre le passéisme nostalgique et la volonté de s’en défaire, ou du moins de se poser des questions sur sa propre inscription dans le paysage actuel du film de genre horrifique.(6)

Mais, s’il semble ne pas choisir son camp sur la question « horreur passée ou nouvelle horreur ? », le film se permet tout de même de trancher pour le coup assez clairement sur celle de « qu’est-ce qu’un metteur en scène ? » et la réponse semble clairement être « en tout cas, pas un fan ». Il explicite ainsi de manière plus appuyée et « updatée » ce que laissaient déjà entendre les quatre premiers opus. Tous les tueurs de la saga Scream se sont mêlés de la mise en scène, ont même voulu avoir la « maîtrise » de celle-ci, de leur destin et du film, mais s’y sont à chaque fois cassé les dents. Ce n’était pas avec ces « branquignols » de « film fans » que la saga allait changer son fusil d’épaule, bien au contraire. Même s’ils semblent avoir tout compris à la saga et à ses règles, même s’ils ont joué leurs rôles avec plus de subtilité et de perversité que leurs prédécesseurs, les deux tueurs de Scream 5 ne sont au fond que deux petits malins qui ont trop joué avec le feu et qui, tout comme Billy Loomis, tout comme Roman ou encore Jill, ont cru avoir les cartes en main avant de se rétamer lamentablement, tout ça parce qu’ils n’ont pas eu le « final cut ». Encore une fois, l’héroïne – Sam en l’occurrence, et plus Sidney – aura le dessus sur son agresseur, et retournera son ambition démesurée contre lui : quand, voyant la mort s’approcher, il lui demandera « What about my ending ? », priant indirectement pour avoir ce fameux « final cut » tant convoité par tous les prétendants metteurs en scène de la série, elle lui répondra de manière cruelle, en le lui octroyant indirectement et au premier degré, en lui tranchant la gorge. Entre les lignes de ce récit de deux « film fans » qui se sont pris pour des « film makers », le film déploie sa partie de discours la plus ouvertement et indiscutablement réactionnaire, ou en tout cas très critique sur son époque : aujourd’hui, tout le monde est un expert – en cinéma, ou en d’autres domaines –, tout le monde veut faire valoir son expertise et/ou son savoir-faire. Tout le monde est un expert, tout le monde est un artiste, tout le monde est un metteur en scène et, potentiellement, tout le monde est un tueur.(7)

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