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Millie (Kathryn Newton) avec le serial killer Barney (Vince Vaughn) dans Freaky
Critique

« Freaky » de Christopher Landon : Entre genres et genders

Fabien Demangeot
Freaky, s'il n'a pas l'ambition d'être autre chose qu'un film de commande destiné aux adolescents, s'amuse habilement à déconstruire les stéréotypes de genres en faisant permuter les identités de ses deux protagonistes principaux. Bien qu'il peine à se montrer réellement subversif, le film de Christopher Landon dénonce, sans jamais tomber dans les travers du film à charge, les comportements sexistes à travers la réutilisation des clichés les plus dépassés du teen movie.
Fabien Demangeot

« Freaky », un film de Christopher Landon (2020)

Dans Happy Birthdead(1), Christopher Landon mêlait le genre du slasher à la comédie en s’inspirant très ouvertement du célèbre Un jour sans fin de Harold Ramis. Bien que le film ait un côté un peu suranné, évoquant tant par sa structure narrative que par ses personnages, cette mode du teen movie horrifique humoristique des années 90, dont le Scream mythique de Wes Craven reste la meilleure illustration, il n'en était pas moins un divertissement de bonne facture, à la fois amusant et efficace. Après un deuxième volet d’Happy Birthdead(2), laborieux et finalement assez inutile, Landon livre, avec Freaky, un film particulièrement réjouissant qui s’inscrit dans une certaine tradition cinématographique, affiliée à la culture pop, tout en brassant des enjeux ultra contemporains car si le réalisateur utilise une imagerie très 90’s, il interroge, d’une façon assez moderne, la question du genre tout en dénonçant la culture du viol ainsi que l’hypersexualisation du corps féminin.

Millie, l’héroïne de Freaky, est une adolescente de dix-sept ans, timide et craintive, qui ne prend pas soin de son apparence et qui subit, de ce fait, les brimades des filles et des garçons populaires de son lycée. Ce postulat de base rappelle celui de teen movies populaires de la fin des années 90 et du début des années 2000, tels qu’Elle est trop bien (1999) de Robert Iscove ou encore Lolita, malgré moi (2003) de Mark Waters, sauf que, contrairement aux héroïnes de ces deux longs-métrages, Millie ne change pas d’attitude et d’apparence pour gagner en popularité. À l’opposé du stéréotype de la smart girl, la fille intelligente, rejetée par les autres élèves, qui porte parfois des lunettes et dont les goûts vestimentaires sont affreusement ringards, l’adolescente n’éprouve pas le désir d’être une autre. Elle évoque davantage Enid, l’héroïne de Ghost World (2001) de Terry Zwigoff qui, comme a pu le démontrer Cécilia Sauvage, dans son article « La belle et la bête : smart girls et féminité dans les teen movies », échoue à s’intégrer au groupe en privilégiant un individualisme forcené(3) que les Fair Ladies(4) modernes , que l’on trouve dans les teen movies traditionnels, n’ont pas. Si Millie ne revendique pas, comme Enid, une certaine supériorité intellectuelle, elle se montre, néanmoins, tout au long du film, farouchement indépendante. Consciente qu’elle correspond, sur le plan cinématographique, à un cliché, elle se voit, elle-même, comme la fille que le tueur assassinerait en premier dans un film d’horreur. Lorsqu’elle rencontre le Boucher de Blissfield, un serial killer masqué, qui ne s’attaque qu’à des adolescents et dont l’apparence évoque les figures archétypales de Jason de Vendredi 13 et de Mickael Myers d’Halloween, la jeune fille apparaît comme la victime type du slasher. Or Millie a un avantage sur les autres jeunes gens qui seront assassinés au cours du film. En effet, bien que la question ne soit jamais abordée, l’adolescente est vierge et, contrairement aux bimbos et joueurs de football obsédés qui l’entourent, n’est visiblement pas intéressée par tout ce qui a trait à la sexualité. Dans le genre du slasher, les adolescents sexuellement actifs sont toujours sévèrement punis. C’est cette idée que l’on retrouve notamment dans la première séquence de Freaky, où deux couples d’adolescents, en proie à leurs instincts les plus primaires, sont monstrueusement assassinés par le boucher. Dans son ouvrage Histoire du cinéma américain, Brigitte Gauthier était revenue sur cette particularité du genre, expliquant que la sexualité, bien qu’elle fascine le public américain, ne peut être représentée qu’en termes de culpabilité et de transgression

Les films de cette période sont symptomatiques d'une culture fascinée par la sexualité, mais ils considèrent encore celle-ci en termes de culpabilité et de transgression. Cette vision de l'Amérique à travers l'un de ses genres cinématographiques les plus extrêmes révèle un questionnement des valeurs traditionnelles, ce qui fera l'objet de la majorité des films des années 70(5).
 

Nyla et Joshua aux côtés de Millie dans le corps de Vince Vaughn dans Freaky
© Universal Pictures France

Il est assez étonnant que cette dimension quelque peu archaïque du slasher des années 70 que Wes Craven avait mise à mal, en 1996, dans le premier volet de Scream, en faisant perdre sa virginité à la final girl incarnée par Neve Campbell, soit présente dans un film aussi récent. En refusant de sexualiser Millie, il est également possible que Christopher Landon veuille montrer que la construction de la féminité et, même de manière plus générale de l’identité, ne passe pas forcément par la sexualité. Millie n’essaie, en effet, jamais de se montrer attirante aux yeux des autres, elle ne souhaite pas ressembler aux filles populaires mais simplement prendre confiance en elle. C’est en changeant littéralement de corps qu’elle s’affirmera enfin en se vengeant de certains de ses oppresseurs mais en avouant également ses sentiments au garçon qu’elle aime. Dans Freaky, les corps et les esprits de la victime et du bourreau permutent. Après avoir été poignardée par l’entremise d’une dague magique, Millie devient un homme grand et fort tandis que le boucher de Blissfield se retrouve à l’intérieur du corps d’une adolescente chétive. Le film joue très habilement de ce décalage, offrant des scènes particulièrement amusantes notamment lorsque la jeune fille cherche à entrer en contact avec ses meilleurs amis.

Millie, contrairement à la plupart des smart girls, reste la même du début à la fin du film. Même dans le corps du boucher de Blissfield, elle demeure une jeune fille polie, sensible et affectueuse. C’est sa sensibilité, et non son apparence, qui la rendra d’ailleurs attirante aux yeux du personnage de Booker, le joueur de football dont elle est secrètement amoureuse. Obligée de prouver, au jeune homme, qu’elle n’est pas le boucher de Blissfield, Millie finira par lui révéler qu’elle est l’auteure du mystérieux poème laissé dans son casier. Cette révélation a ici un double effet. Elle permet à Booker de reconnaître Millie mais aussi de lui avouer la réciprocité de ses sentiments. Booker n’attendra d’ailleurs pas que Millie retrouve son véritable corps pour l’embrasser sur la bouche. Étonnamment Vince Vaughn se montre plus convaincant quand il joue les midinettes amoureuses que quand il incarne un tueur en série assoiffé de sang. La scène du baiser confère à ce film de série B un caractère queer qui laisserait presque entendre que l’apparence physique et le sexe de Millie n’ont aucune importance pour Booker. Si le changement d’identité des personnages est, avant tout, un ressort comique, comme il pouvait l’être dans Freaky Friday(6) de Mark Waters, il tend à démontrer que l’amour sincère dépasse les normes sexuelles et, qu’au final, l’apparence physique de Millie n’est en rien un problème pour Booker. D’ailleurs bien que Millie souhaite, tout au long du film, retrouver son enveloppe charnelle, elle apprécie aussi d’être un homme au corps robuste. Cela lui permet d’affirmer sa personnalité, de ne plus avoir peur des autres et d’oser se défendre. Il est dommage que Christopher Landon n’interroge pas davantage les sensations physiques de son personnage. Si Millie est amusée par le fait d’être dotée d’un pénis avec lequel elle peut désormais uriner debout, elle demeure une fille hétérosexuelle en proie au désir amoureux. Même si le réalisateur d’Happy Birthdead ne sombre pas dans l’humour graveleux à la American Pie, il met totalement de côté le décalage entre le ressenti d’un personnage féminin et ses répercussions sur un corps qu’elle ne connaît et ne maîtrise pas. La même question se pose du côté du boucher que l’on verra seulement caresser les cheveux d’une jeune fille avant de l’assassiner.

Il n’est jamais question de transidentité dans Freaky, les personnages sont cisgenres et hétérosexuels et habitent seulement un corps qui n’est pas le leur. Alors que Millie apprécie la puissance de son nouveau corps, le boucher regrette, quant à lui, d’avoir perdu sa force physique même s’il s’amuse, un temps, de son nouvel aspect juvénile. Il décide, dès lors, de transformer la smart girl qu’était Millie en fille sexy et dévergondée, appâtant les garçons pour mieux les massacrer. Habitée par l’esprit du boucher, Millie évoque ces figures féminines psychopathes du slasher des années 2000. Tout comme Mandy, l’héroïne psychopathe de Tous les garçons aiment Mandy Lane de Jonathan Levine, et Jill, la tueuse de Scream 4 de Wes Craven, Millie ne peut être perçue, par les autres, comme une dangereuse criminelle. Bien que Kathryn Newton ne soit pas totalement convaincante dans le rôle de la beauté froide dépourvue d’émotions, les crimes perpétrés par son personnage sont particulièrement gores et inventifs. Le boucher sciera en deux le corps de l’enseignant qui humiliait Millie en classe avant de massacrer les trois footballeurs qui avaient pour dessein de le violer. Si le corps du boucher aide Millie à s’ouvrir aux autres, notamment à sa mère lors d’une séquence émotion un peu too much au cours de laquelle celle-ci prend sa fille pour un client du magasin où elle travaille, l’esprit du boucher permet à Millie de se venger de certains de ses oppresseurs mais aussi de punir, dans ce qui s’apparente à une forme de dénouement de rape and revenge movie, les prédateurs sexuels. Quand, vers la fin du film, l’un des trois footballeurs populaires du lycée, pensant que Millie est intéressée par lui, l’entraîne dans une ruelle, c’est dans le but de la violer en compagnie de deux de ses amis. Le personnage réduit la jeune femme à ses orifices, insistant plus particulièrement sur le fait que ses trois trous seront sollicités. Durant un court instant, Freaky dénonce la culture du viol. L’attitude provocante de la jeune femme qui, rappelons-le, est habitée par l’esprit du boucher, est présentée comme la cause du viol qu’elle s’apprête à subir. À un autre moment du film, Millie, qui se trouve dans le corps du boucher, découvre, dans les toilettes des garçons de son lycée, des inscriptions sexistes la présentant mot pour mot comme "une suceuse de bites". À cet instant, le boucher n’a pas encore vraiment pris la place de Millie au lycée et celle-ci a une image de jeune fille prude. Ces inscriptions déconstruisent l’idée, au combien choquante et misogyne, que les filles sexy et provocantes cherchent à se faire agresser en insistant sur le fait que c’est le regard des hommes (le male gaze) qui hypersexualise le corps de la femme. Qu’elle soit habitée ou non par l’esprit du boucher, Millie est toujours réduite aux clichés et aux fantasmes véhiculés par la pornographie de masse.

On peut regretter que le film ne prenne pas le risque de dénoncer plus clairement cet imaginaire misogyne de la réification du corps féminin. Millie, avant d’être projetée à l’intérieur du corps du boucher, ne souffre pas du regard que les hommes portent sur elle. Elle est d’ailleurs profondément choquée lorsqu’elle découvre les inscriptions dans les toilettes des garçons. Il est évident que ces propos sont, avant tout, des moqueries visant à ridiculiser une jeune fille considérée comme bien trop sage. La surprise de Millie apparaît cependant comme un ressort comique éculé qui vient quelque peu dénaturer le propos du film puisqu’ici la dénonciation de la misogynie s’apparente surtout à une blague sexiste. Il est aussi regrettable que les personnages féminins de Freaky manquent à ce point de nuances. Les adolescentes sont rangées en deux catégories, d’un côté, les filles sérieuses et, en apparence, asexuelles, comme Millie et sa meilleure amie et, de l’autre, les pestes superficielles qui ne s’intéressent qu’à la mode et aux garçons, à l’image du groupe de filles qui se moque de Millie au début du film. Cette typologie, qui rappelle le teen movie des années 80-90, confère au film un caractère vintage amusant bien qu’il soit décevant que certains personnages, notamment les meilleurs amis de l’héroïne, n’arrivent jamais à incarner autre chose que le stéréotype qu’ils représentent. Ils revendiquent d’ailleurs le fait d’être la noire et le gay de service qui, dans le cadre d’un film d’horreur, seraient les premiers à être assassinés. Si Freaky lorgne du côté de la parodie méta-cinématographique en se moquant des codes du genre dans lequel il officie, il le fait d’une manière bien timide, presque allusive, là où Wes Craven, avec la série des Scream, proposait une véritable réécriture ironique des poncifs du slasher.

Vince Vaughn projeté dans le corps de Millie dans Freaky
© Universal Pictures France

Dans le cinéma horrifique américain contemporain, partagé entre le revival des films de maisons hantées et de possessions type Conjuring et des œuvres plus auteurisantes, et à portée parfois politique, comme Midsommar d’Ari Aster ou Get out de Jordan Peele, Freaky apparaît comme une véritable bouffée d’air frais. Il s’agit, comme c’était déjà le cas pour Happy Birthdead, davantage d’amuser le spectateur que de l’effrayer. En cela le film se démarque de slashers récents comme Strangers : Prey at Night de Johannes Roberts ou le remake de Black Christmas de Sophia Takal dont la principale visée était de faire frissonner les spectateurs. Freaky est un film hybride qui mêle le comique au gore, le teen movie à la comédie sentimentale tout en s’inscrivant dans des problématiques contemporaines liées à la question du genre et de l’identité sexuelle. L’hybridité générique renvoie donc, métaphoriquement, à celle de ces personnages à l’identité trouble. Freaky, sans être un film ouvertement queer comme Cloud Atlas ou Jupiter Ascending des sœurs Wachowski, laisse la possibilité aux genres de pouvoir fusionner au sein d’un même corps. Après s’être faite poignardée par le boucher, Millie change d’ailleurs progressivement d’attitude comme si l’identité du boucher contaminait peu à peu son être le plus profond. Le spectateur imagine même un court instant que leurs deux esprits vont lutter au sein d’un même corps. Il est dommage que cette inquiétante étrangeté ne soit pas davantage au centre d’un film qui ne déroge jamais à son cahier de charges. Millie et le boucher ne seront jamais de nouveaux Tirésias(7). Ils ne sont pas, et à regret, considérés comme des corps sexués.

On imagine aisément ce qu’un cinéaste LGBT comme Gregg Araki aurait fait à partir d’un tel postulat de base mais Christopher Landon demeure un réalisateur de films de commande et Freaky est destiné à un large public composé, il va sans dire, en majorité d’adolescents. Il n’en reste pas moins un divertissement efficace et plaisant qui, tout en suivant un schéma narratif balisé, réfléchit, sans jamais s’exposer frontalement comme un film post Mee too, à la représentation de la femme dans les médias. On pourra néanmoins regretter qu’il ne sorte cependant, à aucun moment, des clichés qu’il met en scène comme si la dénonciation des violences sexistes ne pouvait se faire en dehors des stéréotypes qui les véhiculent. Avec des personnages plus nuancés et des situations plus originales, Freaky aurait pu, sans nul doute, rentrer au panthéon des grandes réussites du teen movie.

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