Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Le poster de Us
Critique

« Us » de Jordan Peele : Littéralement, la voix des sans voix

Thibaut Grégoire
Avec Us, Jordan Peele place une fois de plus au cœur de son dispositif la révolte de ceux qui n'ont pas de voix. Lecture socio-politique du film.
Thibaut Grégoire

« Us », un film de Jordan Peele (2019)

Avec Get Out, son précédent long métrage, Jordan Peele avait posé les bases d’un cinéma de genre témoignant d’une volonté de faire la lumière sur des problématiques parcourant de manière souterraine la société américaine d’aujourd’hui, par un biais fictionnel, fantastique et horrifique. Cette méthode et cette volonté, il les expose de manière encore plus prégnante – voire théorique – dans Us, allant jusqu’à donner véritablement corps à ces souterrains parcourant l’Amérique de manière insidieuse. Mais là où Get Out se situait plutôt dans le registre de la satire, voire de la farce, Us utilise celui de la fable, mettant en place un système reposant sur une série de règles et de préceptes exposés selon une stratégie du dévoilement, et auxquels le film se tient afin de respecter un pacte tacite qui aura préalablement et secrètement été conclu avec son spectateur. En cela, la démarche de Jordan Peele avec Us peut être rapprochée de celle de M. Night Shyamalan, lequel utilise des procédés semblables avec des spectateurs qui acceptent ses règles et les prennent en compte (cf. Split, Le Pacte de Croyance de M. Night Shyamalan) . Ainsi, pour parler de Us et tenter d’en dégager quelques-unes des idées qui le traversent, il faudra en exposer la trame et les règles, d’autant plus que le film déploie sa dialectique entre ce qui est sous-terrain et ce qui est en surface jusqu’à la dernière minute.

(Attention : l’explication qui suit comprend de nombreux « spoilers ».)

Le film, sa trame et ses règles

Le film s’ouvre avec un lent travelling avant sur un poste de télévision. Celui-ci retransmet un spot publicitaire pour « Hands Across America », une œuvre de charité qui voulait créer, en 1986, une chaîne humaine à travers plusieurs états d’Amérique en échange de dix dollars par place dans la chaîne, lesquels dix dollars étaient reversés à des associations luttant contre la faim et la précarité. À la fin de la publicité, on entraperçoit une petite fille noire dans le reflet que renvoie le téléviseur. Dans la scène suivante, on retrouve cette petite fille, Adelaide, en compagnie de ses parents dans un parc d’attractions longeant la plage de Santa Cruz en Californie. Confiée quelques minutes par sa mère à la surveillance de son père, distrait par une attraction, Adelaide s’éloigne et se perd quelques minutes dans une sorte de labyrinthe des glaces. Là, entre les reflets que lui renvoient les miroirs, elle tombe sur une autre version d’elle-même, autonome. Traumatisée par cette rencontre, Adelaide met un certain temps à se réadapter socialement, sous le regard inquiet de ses parents. Près de trente ans plus tard, accompagnée de son mari Gabe et de ses deux enfants, Zora et Jason, elle retourne à Santa Cruz pour passer des vacances en famille dans une maison de plaisance, une maison qui semble aussi être celle où elle a grandi. Alors que son mari espère passer un bon séjour en toute insouciance, Adelaide est hantée par des souvenirs de son enfance et un malaise de plus en plus grandissant.

Après avoir passé une après-midi à la plage en compagnie d’un couple d’amis, les Tyler, et de leurs deux jumelles, Adelaide et sa famille rentrent chez eux. Le soir même survient une panne de courant durant laquelle des intrus, une famille leur ressemblant presque trait pour trait, prennent possession des lieux, menaçant Adelaide, Gabe et leurs enfants. La femme, donc le double d’Adelaide, prend la parole et raconte une histoire avec une voix étouffée : « Il était une fois une petite fille qui avait une ombre ». Alors que la petite fille grandissait et s’épanouissait à la lumière, son ombre restait dans l’obscurité et devait se nourrir de lapins crus. Quand la petite fille, devenue jeune femme, rencontra son futur mari, l’ombre de celui-ci fut accolée de force à celle de la jeune femme. Quand le premier enfant de leur union naquit, un enfant monstrueux naquit dans l’ombre, etc. La famille des ombres voulant visiblement prendre la place de celle de la lumière, une course poursuite s’amorce entre les deux parties, chaque double voulant tuer son original. La famille au complet parviendra à s’échapper et, dans la fuite, Gabe aura tué son double en légitime défense.

Les enfants dans Us de Jordan Peele

Espérant trouver refuge chez les Tyler, la famille d’Adelaide s’y retrouve confrontée aux doubles des Tyler, lesquels ont pour leur part réussi à prendre la place de leurs originaux. S’engage alors une deuxième course poursuite au sein de la maison des Tyler, au cours de laquelle la famille d’Adelaide prend une nouvelle fois le dessus. C’est là que, devant le téléviseur des Tyler, Adelaide, Gabe, Zora et Jason se rendent compte que l’apparition des doubles et leur volonté de prise de pouvoir dans la violence s’est répandue. Les doubles, après avoir tué leurs originaux, prennent place dans une longue chaîne humaine rappelant celle de « Hands Across America ». Adelaide, Gabe et leurs enfants décident alors de s’en aller mais, sur le départ, croisent à nouveau le chemin du double de Zora, que celle-ci tue en le percutant avec la voiture des Tyler. Tandis qu’ils longent la côte en voiture, ils rencontrent également le double de Jason, lequel s’immole devant leurs yeux. Durant ce coup d’éclat, le double d’Adelaide s’empare de Jason et l’emmène avec lui. Adelaide dit à son mari qu’elle sait précisément où a été emmené son fils.

Elle revient alors sur les lieux de sa rencontre inaugurale avec son double : le labyrinthe des glaces du parc d’attractions. De là, elle pénètre dans les coulisses du parc, puis emprunte un escalator qui l’emmène dans des sous-terrains aménagés où elle retrouve son double. Celui-ci lui explique que les sous-terrains et les doubles ont probablement été crées par des élites dans le but de contrôler « ceux d’en-haut ». Ces élites avaient découvert le moyen de dupliquer le corps humain mais pas l’âme, faisant en sorte que les deux corps devaient se la partager. Le double d’Adelaide explique que ceux d’en-bas dépendent des affects et des mouvements de ceux d’en haut, mais qu’Adelaide et elles sont nées avec une différence. Depuis leur première rencontre dans le labyrinthe des glaces, le double a ressenti les affects d’Adelaide, et quand celle-ci a appris à danser étant petite fille, le double a également appris cet art en le ressentant intimement. C’est d’ailleurs en la voyant danser que les autres doubles ont vu en elle celle qui allait les mener à la révolte, à accéder à la surface. Quand le double a terminé son explication, les deux Adelaide s’adonnent à une sorte de chorégraphie à mort, de laquelle celle d’en haut finit par sortir vainqueur. Elle retrouve alors son fils Jason et regagne la surface où elle retrouve également son mari et sa fille, dans une ambulance. Sur le trajet de l’ambulance, Adelaide se remémore la première rencontre dans le labyrinthe des glaces. Lors de celle-ci, le double avait fait perdre connaissance à Adelaide par strangulation, puis l’avait traînée jusque dans les sous-sols avant de l'attacher à un lit. Le double l’avait ensuite abandonnée là et avait pris sa place à la surface. L’Adelaide qui est remontée la première et la deuxième fois est en réalité le double. Après cette ultime révélation, un dernier plan montre que la chaîne des doubles s’étend sur de nombreux kilomètres, striant des paysages vallonnés.

Performances souterraines

Alors que le film est introduit par quelques phrases sur un écran noir évoquant une multitude de souterrains parcourant les Etats-Unis, l’idée du souterrain et son apparition visuelle au sein même du film et de l’intrigue n’interviennent en réalité que dans le dernier quart. Par ailleurs, toute la première partie du film, avant la révolte des doubles, insiste beaucoup dans sa mise en scène sur cette idée de duplicité par l’entremise de la symétrie et de la répétition. Le plan qui ouvre le film, sur le téléviseur, est par exemple parfaitement symétrique. On assiste également à la répétition, dans l’image et dans le dialogue, du nombre symétrique 11 et de sa déclinaison 11:11 pour qualifier un verset de la Bible ou une heure précise. Arrivé à la fin du film, l’on se rendra compte que le scénario inscrit en lui-même cette symétrie puisque les scènes du début et de la fin, autour du parc d’attraction et des souterrains, se répondent entre elles par flashbacks et répétitions visuelles interposées. Durant l’explication du double à Adelaide lors du dernier quart, la scène du début, lors de laquelle Adelaide s’éloigne de son père et se rend dans le labyrinthe des glaces, est d’ailleurs rejouée par les doubles, dans une version mécanique, dénuée d’affects. L’effet de symétrie entre le monde d’en haut et celui d’en bas apparaît évidemment nettement dans cette scène mais c’est également lors de celle-ci qu’émerge et se précise la notion de performance, qui se révèle alors comme l’idée potentiellement maîtresse du film.

L’allégorie la plus évidente que l’on peut voir dans le film est que les souterrains symbolisent ce qui est tabou dans la société américaine, représentant en quelques sorte les démons intérieurs de la nation. La scission entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas » est aussi une manière extrêmement limpide de parler de l’inégalité entre les classes ou entre les états. Cette démarche pouvait déjà être décelée dans Get Out : ce côté très simple et accessible de l’allégorie socio-politique. Mais là où Us dépasse quelque peu ce discours engagé au premier degré, c’est dans sa manière de théoriser par l’image et la mise en scène le parallèle établi entre cette allégorie politique et un discours caché sur l’art et sur sa pratique. C’est par le concept de « performance », ici associé à la pratique de l’art, que le film fait de sa fable une rencontre entre une problématique socio-politique et une question artistique.

Dans la dernière partie du film, Gabe, personnage bouffonesque qui n’a de cesse de relativiser tout ce qui lui arrive en le tournant à la dérision – même quand sa famille se fait attaquer, même quand ses amis se font tuer – est le seul à dire clairement le mot, « performance », lorsqu’il voit la chaîne humaine que forment en surface les gens d’en bas. Il parle d’une performance « pseudo-artistique » ou de quelque chose s’en approchant, et sa fille, qui se trouve avec lui au moment où il dit cela, lève les yeux au ciel comme pour discréditer immédiatement ces propos. C’est une manière pour Jordan Peele de faire comprendre que le personnage de Gabe, qui est en quelque sorte la voix de la comédie potache, voire beauf, dans son film, ne parle pas en son nom, et que son rapport à la performance artistique est bien plus complexe que cette réplique définitive. Mais en faisant prononcer ces mots par un de ses personnages, Jordan Peele sème de la même manière une graine dans l’esprit de son spectateur, que celui-ci pourra faire germer un peu plus tard, devant une autre scène.

La famille en rouge dans Us de Jordan Peele

Lorsque, lors de l’explication donnée par le double à Adelaide, un flashback vient dévoiler au spectateur le fonctionnement des doubles et leur asservissement aux faits et gestes de leurs « originaux », on ne peut en effet s’empêcher d’y voir une forme de performance physique proche de l’idée qu’un personnage tel que Gabe se ferait d’un certain type de danse contemporaine performative. Les doubles sont montrés là comme de simples enveloppes, des corps qui semblent subir les effets d’efforts physiques, d’actions qu’ils endureraient malgré eux ou qu’ils feraient sans affects. Et ce que produisent les acteurs et figurants de cette scène, si on la retirait de son contexte, pourrait tout à fait passer pour une performance d’art ou simplement pour un exercice d’improvisation. L’image qu’il en reste est quoi qu’il en soit celle de corps éprouvés par une action, subissant une sorte de violence invisible. Jordan Peele entretient cette idée de la performance par la mise en scène, et la fait intervenir presque immédiatement après dans son scénario, puisqu’il fait dire au double d’Adelaïde que c’est précisément par la performance artistique physique, en l’occurrence par la danse, que sa vocation de leader lui a été révélée et qu’elle a commencé à envisager de mener ceux d’en-bas à la révolte. La manière dont elle a mené cette révolte est également passée par la maturation d’un concept, une idée forte qui a fini par se concrétiser en performance artistique. Le peuple souterrain est apparu à la surface dans un acte performatif fort, qui a été perçu comme tel puisque même le personnage le plus « léger » du film, à savoir Gabe, l’a qualifié de « performance artistique ».

Pour mener à bien cette révolte performative, le double d’Adelaide s’est servi de la campagne « Hands Across America », dont elle avait vu la publicité lorsqu’elle était encore l’Adelaide de la surface, et dont elle conserve un T-Shirt promotionnel comme une relique sacrée. Quand la famille des doubles est confrontée pour la première fois à celle des originaux, ces derniers leur demandent qui ils sont. Le double d’Adelaide répond qu’ils sont des Américains. Le fait qu’elle se présente, elle et sa famille, comme tels met rétrospectivement l’accent sur le fait que ceux d’en bas font également partie de l’Amérique, mais qu’ils représentent la partie immergée de celle-ci, celle qui est cachée, qui n’a pas le droit de s’exprimer. La performance qu’ils sont dès lors en train de réaliser, cette montée à la surface accompagnée d’une prise de pouvoir sur ce qu’ils considèrent comme leurs oppresseurs – les originaux qui monopolisent leur âme – et d’un « statement » visuel fort, à savoir la chaîne humaine traversant les états d’Amérique, est une manière de faire entendre leur voix jusque là étouffée, de montrer par un coup d’éclat qu’ils existent. Le dernier plan du film montre cette chaîne des doubles comme une sorte de mur humain striant le paysage. Cette image forte, destinée à marquer durablement la rétine et la réflexion du spectateur, est également laissée en pâture à plusieurs interprétations. L’une d’entre elles peut aisément être une métaphore de la situation actuelle d’une Amérique dans laquelle ceux que l’on ne voyait pas, que l’on n’écoutait pas, a décidé de se faire entendre pour mettre à la tête du pays un homme qui prétendait les défendre, leur donner enfin une voix. Dans Us, cette prise de pouvoir souterraine et inattendue s’exprime par un mur humain, traçant comme une nouvelle frontière infranchissable.

On en vient au twist ultime – survenu juste avant ce dernier plan du mur humain –, lequel peut paraître à la fois prévisible et gratuit, mais est finalement assez en phase avec le discours global tenu par le film. Les tenants et les aboutissants de ce twist sont en réalité dévoilés un peu avant sa révélation réelle puisque nous, spectateurs, savons que c’est l’Adélaide originale qui a vu la publicité « Hands Accross America » lors de la première scène du film. Le fait que le double soit en possession du T-Shirt « Hands Accross America », et qu’elle mette sur pied le projet de strier l’Amérique d’une chaîne d’hommes et de femmes se tenant la main, révèle qu’elle vient de la surface et qu’elle a vu la publicité qui ouvre le film, laquelle précède la première rencontre entre Adelaide et son double. Mais la révélation factuelle et retentissante du twist apporte encore une précision supplémentaire qui appuie une dernière fois l’hypothèse d’une lecture socio-politique sur la révolte de ceux qui n’ont pas de voix. Dans un ultime flashback, nous revoyons la confrontation entre Adelaide petite fille et son double. Mais, alors que la première occurrence de cette scène s’arrêtait sur la surprise de l’Adelaide originale devant son double, la scène continue, montrant que le double prend le dessus et la place d’Adelaide. La façon dont le double prend la place d’Adelaide est révélatrice puisqu’elle lui fait perdre connaissance par strangulation. Cela explique dès lors pourquoi le double – qui est en réalité l’Adelaide originale – s’exprime avec une voix étouffée. Elle a été littéralement privée de sa voix. Et le but qu’elle a poursuivi toutes ces années durant, passées dans les souterrains, a été de retrouver cette voix, de la faire entendre. Cette révélation finale, ce twist, est une ultime affirmation d’un des souterrains thématiques et allégoriques qui parcourent le film, cette révolte de ceux dont on n’entendait pas la voix.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Jordan Peele

Fiche Technique

Réalisation
Jordan Peele

Scénario
Jordan Peele

Acteurs
Lupita Nyong'o, Winston Duke, Elisabeth Moss, Tim Heidecker, Shahadi Wright, Evan Alex

Genre
Thriller, Horreur

Date de sortie
20 Mars 2019