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Sandrine Bonnaire errant dans la nature dans Sans toit ni loi
Rayon vert

« Sans toit ni loi » d'Agnès Varda : À quoi marche le refus sans relève

Des Nouvelles du Front cinématographique
En parallèle à notre interview de Saad Chakali autour du n°66 de la revue Éclipses consacré à Agnès Varda, Des Nouvelles du Front revient sur Sans toit ni loi. Varda y suit le tracé discontinu de la trajectoire de vie erratique d'une vagabonde météorique qui s'appelle Mona. Trouvé dans le fossé, l'astre mort d'une jeunesse chue d'un désastre obscur irradie cependant encore. Sa lumière fossile est une marche à contre-courant éclairant comment le froid des années d'hiver aura médusé les itinérances contestataires et pétrifié les fugues libertaires héritées de la décennie précédente.

« Sans toit ni loi », un film d'Agnès Varda (1985)

À l'enquête policière qui amorce le récit de Sans toit ni loi avec la découverte du cadavre de Mona trouvé dans le fossé d'une campagne hivernale et désolée, Agnès Varda préfère l'approche par blocs épars d'une existence butée, têtue dans son obtusité, entêtée dans sa matité, s'entêtant à persévérer dans son intransitivité. C'est alors que, prise dans le double cercle de l'enquête policière et du fait divers réel ayant inspiré la fiction, Mona s'obstine à fuir encore. La mort en ouverture ne suffit pas à empêcher la fugueuse de s'éclipser. Parce que sa fugue est un vagabondage imaginaire qui se prolonge en points de suspension dans la tête de ceux qui se souviennent avoir croisé sa route, y compris en provoquant l'extravagance de leurs interprétations.

Malgré le corps pétrifié comme celui d'une statue, Mona reste une image vagabonde, celle d'une énigme existentielle donnée avec son irrésolution et abandonnée à notre interrogation. Après tout, Les Dites Cariatides (1984) venait tout juste de rappeler que la statuaire urbaine des cariatides en mémoire des femmes de Caryae issues du camp vaincu des guerres médiques se renverse en image, certes toujours ambivalente, de beauté immortelle célébrée par le poète des Fleurs du mal avant la crise fatale, l'aphasie et la mort.

Étonnamment, Sans toit ni loi apparaîtrait comme la version prolétaire de Citizen Kane (1941). Même si la vagabonde française des années 80 n'a pas grand-chose à voir avec le magnat de la presse américain des années 30, Agnès Varda aurait cependant retrouvé le sens de la construction narrative ouverte, indirecte et fragmentaire d'Orson Welles dans la présentation d'une trajectoire en forme de question résistant aux témoignages qui voudraient en reconstituer le trajet pour en fixer la forme. Rétive à la somme de ses interprétations, l'énigme existentielle est réfractaire à la synthèse des points de vue s'exerçant sur elle : elle reste comme restance. Question que n'épuise aucune réponse, Mona nomme ainsi la tache aveugle du perspectivisme, son point mort qui est aussi un point de fuite, un reste inassimilable qui cependant le rend possible.

La maladie des gens qu'on jette à la poubelle

Mona la vagabonde marche sur les routes nouvelles d'une errance dans le sud de la France qui s'écrit après l'épuisement des fugues libertaires et des exils contestataires, vagues, divagations et extravagances initiées avec les lendemains enchantés de l'après-Mai 68. C'est en effet l'évidence : le temps optimiste et joyeux des itinérances militantes et féministes de L'Une chante, l'autre pas (1977) n'a plus cours désormais. Avec l'hiver des années 80(1), le nomadisme hier prometteur paraît transi par les effets tétanisants du reflux politique, déjà si sensible dans la Californie dépeuplée de Documenteur (1982) qui, pourtant, compose un diptyque avec Mur Murs (1982) dédié aux peintures murales consignant librement l'expression artistique et urbaine des luttes populaires, notamment chicanos. Le point de bascule se joue effectivement dans l'écart entre les deux films jusqu'à faire boiter les rapports entre le documentaire et la fiction, la couleur des luttes et la grisaille de l'exil intérieur. La configuration alternative tentant de combiner à nouveaux frais l'idéal utopique et la communauté émancipée aura dorénavant laissé place aux nouvelles formes sociales de pauvreté, de désinsertion sociale, de disqualification sociale et de désaffiliation(2). À la précarité matérielle et psychologique des sans-abris s'ajoute la violence à la fois externe et interne des groupes informels, bandes mal soudées par la délinquance et une économie de la survie où la toxicomanie débouche sur la prédation et l'anomie.

D'une décennie à l'autre, la vague des subalternes en lutte et des minoritaires révoltés, vieux révolutionnaires, nouveaux libertaires et communautaires réinventés, semblerait avoir reflué devant la multiplication des marginaux produits par une société de moins en moins disposée à l'invention d'espaces alternatifs, de plus en plus intolérante aux utopies concrètes comme aux hétérotopies. D'une décennie l'autre, la nudité rayonnante des enfants édéniques et des femmes bulles, des panthères noires et des lions hippies s'est assombrie devant le dénuement des vies surexposées. La vie nue des existences superflues, des parias qui puent et des exclus qui comptent pour rien sinon comme les inclus d'une société s'autorisant malgré son enrichissement continué à pousser toujours plus de monde dans le fossé de la déchéance et la fosse à déréliction.

Dans la France de 1985, la désertification avance à pas de géant, voracement. La gangrène qui ne s'appelait pas encore néolibérale mord à vif en gagnant toujours plus de terrain social : c'est un individualisme négatif plus ou moins assumé en survie forcée et mal bricolée ; c'est une campagne immobilisée par la cire blanche d'un soleil d'hiver ; c'est une ruralité zombie qui exploite un prolétariat maghrébin et saisonnier ; c'est un champignon venu d'Amérique qui ronge les platanes en les transformant en poussière ; c'est une électrocution comme une vibration cristalline ; c'est un rituel folklorique (la fête des paillhasses lors du mercredi des cendres à Cournonterral dans l'Hérault) qui se révèle sacrifice tragique en donnant au moût de raisin l'épaisse viscosité du sang ; c'est un meurtre commis à ciel ouvert et dont l'auteur est introuvable parce qu'impersonnel, à la fois tout le monde et personne.

Sandrine Bonnaire marche dans les champs dans Sans Toit ni Loi
© Ciné-Tamaris

Les Glaneurs et la Glaneuse (2000) documentera précisément le portrait social en se souvenant déjà qu'il avait été en d'autres circonstances précédé par L'Opéra-Mouffe (1959) : le glanage revient toujours à la mode dans un monde où les gens les plus faibles sont jetés à la poubelle.

Les naufragés de la modernité en sont les rebuts s'accumulant, les déchets glanés. Sans toit ni loi est un film tombé dans le fossé comme Week-end (1967) de Jean-Luc Godard est un film trouvé à la ferraille(3). Avant d'être détritus parmi les détritus, avant la morsure sociale précédant la rigor mortis, Mona aura marché, longtemps. Sa marche réitérée tant qu'elle aura pu est le moteur d'une image vagabonde : l'intraitable Mona qui insiste comme énigme existentielle. Comme question sans réponse, malgré la capture médusante des interprétations médusées, malgré la chosification administrative et la sidération cadavérique.

Mona la paria, Mona la maudite

Elle s'appelait Simone Bergeron. Mona ne s'appelle plus comme ça parce qu'avec le choix de son surnom s'imposent à la fois la disparition du nom (du père et la symbolique du pastorat lui étant associée) et celle du phonème si. La désaffiliée est fille de personne. Mona la maudite : le M cousu sur son sac rappelle que la demande d'amour est celle d'une maudite comme le maudit de Fritz Lang. Mona la paria est l'unique qui dit non. Non à la filiation paternelle et l'affiliation sociale, non à l'intégration et l'insertion. Sans pour autant faire que le non soit le prélude classiquement dialectique à la promesse d'un oui à venir. Mona la nomade est une monade, une boule concentrée dans une grande colère intérieure, une fureur sans nom ni explication qui l'entretient dans la radicalité de son refus tout en l'exposant à la plus grande insécurité, aux pires appétits (la faim et le viol, le froid qui mord avant la mort). De fait, Mona est la figure quelconque et singulière d'un non sans relève d'un oui, d'un refus sans ouverture, d'une nuit qui prépare moins au jour suivant qu'elle se prolonge dans l'indistinction du midi et du minuit. La négation serait si grande en effet qu'elle soumettrait l'affirmation à l'ordre de la simulation. Négativité pure. La nuit sans aurore rappelle alors au jour qui vient qu'il n'est surtout qu'un faux jour(4).

La colère de Mona est celle d'une jeunesse antique et foutue, qui perpétue le désir du départ initiatique et libérateur tout en se perdant dans le désert brûlant comme la glace de la déliaison. Sa colère intérieure est d'autant plus incandescente, sa blancheur d'autant plus aveuglante qu'elle serait – on le sent ainsi – partagée aussi par son interprète à titre personnel. Après À nos amours (1983) de Maurice Pialat, Sandrine Bonnaire aura probablement su puiser en elle de profondes ressources ruminées par sa propre colère de gamine issue d'une famille nombreuse et populaire. C'est ainsi qu'elle aurait réussi à incarner une vie dont l'âpreté marque et qui pourtant partiellement nous échappe. Une vie qui saisit sans se laisser saisir ni capturer, qui affecte en niant toute réciprocité comme en rejetant en bloc toute sentimentalité. Une vie qui n'a rien à offrir sinon, au mieux, un éclat de vie fugitif comme une chanson des Rita Mitsouko ou une autre de Passion Fodder qu'une jeune monteuse aura peut-être fait découvrir à Agnès Varda(5). Pour le reste, c'est une irrémédiable blessure comme une arme blanche glissée dans le fourreau d'un sourire(6).

Obtusité, matité, intransitivité : significativement, Mona ne craint pas d'être antipathique et va même jusqu'à mépriser ceux qui sont charitables à son égard. D'un rire Mona sait en effet mettre en difficulté des générosités circonstanciées qui remâchent honte face à la crasse, réflexes conservateurs et hypocrisie morale. Avec un cynisme grinçant quand il n'est pas mordant, Mona sait autant mettre en défaut la vieille morale laborieuse qui se manifeste jusque dans les propos de l'intellectuel ayant choisi (en vrai, l'acteur joue son propre rôle) la voie alternative de la petite paysannerie alternative. S'il a raison d'incarner une luciole de l'été des années 70 persistant malgré l'hiver des années 80, et s'il voit avec lucidité l'impasse mortifère de la trajectoire de Mona happée par un devenir loque ou déchet, le militant néorural a cependant tout faux sur le sens de son destin. C'est qu'il ne voit effectivement pas que le refus sans relève de Mona est un non sans conciliation ni compromission face au nouveau monde qui vient, qui est déjà là et qui l'est toujours depuis : celui où il semble si aisé d'imaginer la fin du monde plutôt que celle du capitalisme(7).

Mais alors nous voilà pris en flagrant délit de vagabondage interprétatif quand Mona est déjà partie, repartie ailleurs en emportant dans son sac à dos son inviolable secret. Pour les uns elle est une petite voleuse intéressée à profiter des ressources des autres ; pour les autres elle est un symbole fantasmé de liberté. Et tous viennent et reviennent en composant l'arabesque narrative des points de vue mais le perspectivisme ne cesse pas de glisser sur le point aveugle qui le fait fuir tout en le rendant aussi possible. La marcheuse nous aura tous bien fait marcher, y compris en symptôme filant entre nos doigts d'une société de marché qui, dans les faits, marche de moins en moins. Sinon comme un train d'enfer programmé pour percuter à plus ou moins court terme le mur du vivant. Avant l'inertie de statue de la femme pétrifiée en avatar contemporain de l'Inconnue de la Seine (son masque mortuaire apparaît dans Jane B. par Agnès V. en 1988), avant de croiser en chemin plusieurs chiens puis de mourir comme eux, Mona est à l'origine rêvée par la cinéaste telle Vénus sortie eaux. Une fois le reflux de la vague de l'écume nourricière, la blessure existentielle demeure comme une cicatrice sur la grève.

Avant Les Plages d'Agnès (2008), un court-métrage aussi décisif que Ulysse (1982) en aura ramassé l'idée : sous les plages d'Agnès Varda il y a aussi des ossuaires(8).

La « Grande Série »...

Dans la France des années 1980, la désertification néolibérale est un ogre affamé qui avance par grandes enjambées. Si Mona fait marcher les esprits qui projettent sur elle des images qui n'épuisent pas les vagabondages de l'imagination que son image suscite, Mona marche, de cela on est certain. Entre le gel de la mort et celui de l'hiver qui l'y précipite, Mona a marché et son image vagabonde marche encore. C'est une marche aussi libre que dirigée, aussi structurante que structurée, exemplaire d'un film dont le tournage a carburé à l'intuition et l'improvisation et dont le montage témoigne cependant d'un grand sens de la construction.

L'une des qualités de Sans toit ni loi consiste notamment à reposer sur douze plans qui forment une « Grande Série » pour reprendre sa qualification par la cinéaste comme douze mesures musicales. Justement, Agnès Varda est mélomane, elle aime la musique contemporaine, particulièrement dodécaphonique. Elle a déjà sollicité le compositeur Pierre Barbaud pour La Pointe-Courte (1955) et Les Créatures (1966). Outre la musique atonale, la musique sérielle se fait entendre via une composition de Steve Reich employée pour l'installation Le Tombeau de Zgougou (2006). L'une de ses plus belles expressions aura été donnée grâce à la compositrice tchécoslovaque Joanna Bruzdowicz dont le quatuor La Vita a été décliné à l'occasion de Sans toit ni loi en douze variations plus ou moins fidèles à l'œuvre originale, interprétée à Bruxelles par quatre musiciens polonais.

Sandrine Bonnaire toute sale dans Sans Toit ni Loi
© Ciné-Tamaris

Si Joanna Bruzdowicz a retrouvé Agnès Varda sur d'autres films, notamment Jane B. par Agnès V. et Jacquot de Nantes (1991), sa participation à Sans toit ni loi demeure encore la plus impressionnante, la plus suggestive. L'atonalité offre en effet aux dissonances des cordes – deux violons, un alto et un violoncelle – des espaces puissants d'estrangement comme de résonance entre la colère rentrée de Mona et la froide indifférence du monde qui en étouffe progressivement le feu intérieur. L'Amour à mort (1984) d'Alain Resnais venait alors de proposer une structure narrative qui repose sur 52 intervalles de noir baigné d'un étrange poudroiement, offerts à la musique de Hans Werner Henze. Agnès Varda et Alain Resnais ont fait partie avec Chris Marker et Jacques Demy du groupe dit de la « Rive gauche » et le second a assuré pour la première le montage de La Pointe-Courte. Peut-être a-t-elle pensé au sérialisme à l'œuvre dans L'Amour à mort en réfléchissant à la structure sérielle de Sans toit ni loi. En tous les cas la « Grande Série » des douze travellings latéraux accompagnant Mona en train de marcher de droite à gauche du cadre, avec pour seule bande sonore ou quasiment la musique de Joanna Bruzdowicz, s'est imposée à elle comme la division d'une heure et demi de la vie de Cléo, marcheuse s'il en est, en treize segments successifs, leçon cinématographique de temps réel reconstitué.

Douze fois marche Mona, de droite à gauche c'est-à-dire à l'encontre du sens de l'écriture occidentale : à contre-courant penseraient positivement les uns ; à contre-sens estimeraient négativement les autres en pensant qu'il s'agit d'une impasse, d'un non-sens. Douze fois les travellings entretiennent des correspondances comme des rimes à distance reliant la fin de l'un avec le début du suivant : panneau de signalisation, arbre mort, engin agricole, etc. Comme le diagramme en pointillé d'un portrait en morceaux comme en creux. Douze fois le travelling accueille la vagabonde puis s'arrête alors que sa marche continue. Synchronisme relatif : la coïncidence des mouvements ne dure que le temps relativement court du plan (en moyenne pas plus d'une minute) dont le terme ne s'impose donc pas au mouvement de la marcheuse. Douze fois le hors-champ s'impose au mouvement du plan, à son démarrage comme à son commencement. Venue du hors-champ, Mona y retourne immanquablement. Comme une héroïne de Robert Bresson, en particulier Mouchette, Mona arrive à s'échapper par le dehors – celui du temps (quatrième dimension) et de l'esprit (cinquième dimension) que ne réifie pas la mort du mouvement.

Avant les personnages de Béla Tarr et Gus Van Sant, les coïncidences relatives de la marche et du travelling offrent l'image de vérité coupante comme du diamant de la dialectique cinématographique : image-mouvement dont l'enchaînement est extrait depuis la fixité des photogrammes ; image-temps à l'état pur qui n'est plus subordonnée à aucun mouvement.

...et son exception souveraine (treize à la douzaine)

Douze fois Mona. Douze est en arithmétique un nombre qualifié de sublime parce que le nombre de ses diviseurs (1, 2, 3, 4, 6 et 12) et leur somme (28) sont des nombres parfaits(9). Il y a pourtant un treizième travelling (treize, autre nombre ô combien symbolique et diabolique) qui entre en rapport avec la « Grande Série » mais sur le mode esthétique de l'exception disjonctive.

Étrange configuration puisque le travelling en question est semblable aux douze autres (la caméra montée sur rail accomplit un mouvement latéral) autant qu'il leur est dissemblable (si son orientation respecte exceptionnellement le sens de l'écriture, il n'est pas fait d'un seul et même tenant et une autre musique s'y fait entendre). Mona est à ce moment-là de sa trajectoire de vie avec un autre vagabond prénommé David, un autre paria qui se désigne comme un « juif errant ». Tous les deux profitent alors de l'abri luxueux d'un vieux château dont la propriétaire âgée est prise en charge par une assistante domestique jouée par Yolande Moreau. Sur la mer recommencée, calmée, la reprise éthéré pop par Slim Batteux d'un air issu de Madame Butterfly de Giacomo Puccini, accompagne les amants provisoires à l'occasion d'un treizième travelling qui, cependant, se distribue en trois temps distincts : le premier est un plan fixe montrant Mona se reconnaître une sœur de misère dans une statue de femme rongée par des moisissures dont elle caresse tendrement la joue ; le deuxième plan est un travelling latéral de gauche à droite qui suit les amants marchant le long d'un mur de pierres situé dans le jardin du château, transportés par le lyrisme de la voix soufflant de la radio comme un vol de papillon ; le troisième plan coupe cependant l'élan du précédent en réitérant le mouvement mais la musique a disparu et les amants eux-mêmes apparaissent alors, emmitouflés dans des couvertures de fortune, comme des figures flottantes et incertaines s'évanouissant derrière le mur.

Douze, nombre sublime : Mona la paria qui pue, Mona la maudite dont on dit du mal, la fugueuse têtue figurant un non sans relève, aura marché suffisamment pour retourner malgré sa mort dans le dehors. C'est pourquoi elle marche encore. On se souvient soudain du vieux couple de boulangers de la rue Daguerre apparaissant dans Daguerréotypes (1975). Une couronne de pain qu'ils tenaient en mains comme un girasol rayonnant donnait l'image simple et sublime de leur union. Le treizième travelling de Sans toit ni loi a beau être fragmenté comme un mur accidenté, il a beau être tiraillé par des forces contraires (végétation et pierre, château de conte de fée et précarité des sans-abris, sentiment concret et amour volatile), il contiendrait la vérité d'une expression comme « treize à la douzaine » qui provient d'un édit du roi Henri III d'Angleterre (« The Long Measure », « la mesure longue ») obligeant au 13ème siècle les boulangers à prévoir un treizième pain lors d'une commande de douze unités.

Treize à la douzaine : l'exception est le supplément qui bouscule la série en faisant sauter les comptes du petit commerce, y compris de cinéma. L'exception souveraine qu'incarne Mona en si peu de temps mais à jamais désormais, dans un monde où la maladie du calcul rend le pain sec et cassant, en s'apparentant au chancre coloré qui gangrène les platanes.

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