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Agnès Varda et ses reflets dans le mirroir dans Les Plages d'Agnès
Interview

Interview de Saad Chakali autour du n°66 de la revue Éclipses consacré à Agnès Varda

Des Nouvelles du Front cinématographique
Saad Chakali a coordonné le n°66 de la revue Éclipses consacré à Agnès Varda. L'occasion était idéale de revenir avec lui sur les différentes perceptives travaillées par l'ensemble des contributeurs, ce qu'il a (re)découvert ou encore sur l'idée de bonheur qui traverse l’œuvre de la cinéaste. Mais aussi, dans une perspective critique, sur ce qui pourrait laisser sur le carreau certains spectateurs : la présence du personnage-Varda à l’écran et les « vagabondages poétiques » de la cinéaste qui se suffiraient à eux-mêmes en devenant la fin du processus créatif.

Héritage

En tant que coordinateur de ce numéro, comment avez-vous travaillé les différentes perspectives sur l’œuvre de Varda ?

L'exercice de coordination d'un numéro de la revue Éclipses(1) a ceci de passionnant qu'il invite d'abord à l'accueil de l'imprévisible, ensuite au montage des nécessités qui ne le deviennent qu'après coup, enfin aux rapports qui se révèlent en excédant toute volonté de les mettre en forme. D'autant qu'il s'agissait pour notre cas d'une première en la matière et c'est avec enthousiasme que l'on a répondu favorablement à l'amicale invitation du rédacteur en chef de la revue, Youri Deschamps, nous proposant d'assurer la responsabilité d'un numéro entier. Avec l'appel à contribution, tout est possible dès lors que le possible reste circonscrit à l'intérieur du cadre des réquisits implicites qui accompagnent la participation à l'écriture des textes. Aucune idée préconçue ne s'est donc imposée. On verrait bien et on fera avec ce qui se présentera. Le hasard est donc ce qu'il faut accueillir et savoir assumer comme condition architectonique déterminant la construction du numéro. En cela, c'est déjà être a minima fidèle à la conception ouverte, hasardeuse et généreuse du cinéma d'Agnès Varda qui, en affinité esthétique avec le mouvement surréaliste, fait si grande hospitalité au réel.

Le numéro de Revue Eclipses consacré à Agnès Varda

La réception des textes a donc commandé l'organisation qui s'en déduit. Avec l'attribution des places qui ne leur préexistent pas, la mise en relation peut être opératoire parce que les points de vue, s'ils partagent un même intérêt pour le cinéma d'Agnès Varda, ne se recoupent pas toujours quand ils peuvent même à distance dissoner. Il y a ainsi des textes qui font le point, par exemple sur la question du temps et des temporalités investie par Sophie Pierre ou bien sur le motif des chansons par Nathalie Mauffrey. D'autres fonctionnent par contrepoint. Ainsi, Le Bonheur est un film envisagé pour Myriam Villain dans la perspective d'un colorisme offrant à une forme libertaire de sensualité une théorie de l'amour d'inspiration platonicienne quand Aurélien Gras l'intègre dans un corpus afin de souligner la lucidité d'un regard qui voit avec la propension à l'attitude tolérante la reconduction douce des réflexes reproduisant autoritairement la hiérarchie des places existante.

C'est à la mesure des propositions reçues et retenues que trois grands axes se seront progressivement révélés, accordés aux grandes lignes qui traversent et modèlent en profondeur les paysages insulaires et maritimes d'Agnès Varda. Avec les textes qui se concentrent sur un seul film, nous avions des îles : île inaugurale et sétoise avec La Pointe-Courte (1955) considéré par Michaël Delavaud notamment à l'aune des expérimentations rosselliniennes ; île californienne de la contre-culture et ses limites contestataires avec Lions Love (...and Lies) (1970) revisité par Jérôme Lauté dans le champ-contrechamp de l'utopie hippie et de la dystopie télévisuelle ; île de l'épopée féministe offerte avec L'Une chante, l'autre pas (1977) dont Bamchade Pourvali interroge avec pertinence outre l'actualité politique les intuitions critiques concernant la situation historique de l'Iran ; autre île californienne des expressions murales et populaires de Mur Murs (1981) dont Violaine Caminade de Schuytter suit les effets de résonance jusque dans les statues parisiennes des Dites Cariatides (1984) où la beauté féminine est la résultante d'une pétrification exercée par le regard masculin.

Avec les textes qui travaillent transversalement l'œuvre (quand le chemin emprunté est traversier en buissonnant du côté des chansons, des cristaux de mémoire ou des effets subtils de la domination masculine) ou bien diagonalement (quand il s'agit de relier deux sommets comme le sont les enfants Rosalie Varda et Mathieu Demy dans le texte de Roland Carrée), nous avions par conséquent les archipels. Avec les textes qui interrogent les manières de faire d'Agnès Varda et les façons de vivre une vie en cinéma, nous avions enfin les plages comme celle qu'est devenue la rue Daguerre le temps d'une séquence des Plages d'Agnès (2008) dont Pierre-Antoine Bourquin décrit minutieusement l'aventureuse généalogie. Des plages sont venues des voix précieuses. La voix de Nurith Aviv pour un entretien au sujet de leurs aventures communes quand la photographie de Daguerréotypes (1975) lui a permis d'être reconnue par le CNC comme la première cheffe opératrice du cinéma français. La voix d'Agnès Varda elle-même grâce aux morceaux choisis d'une conversation de cinéma généreusement confiés par Jackie Buet du Festival International de Films de Femmes de Créteil.

L'imaginaire insulaire ou plutôt archipélique qui caractérise les paysages d'Agnès Varda s'est ainsi déposé à la surface du numéro que l'on a essayé au fur et à mesure de polir comme un miroir, mais sans jamais arrondir les angles de ses bris. Jusqu'aux derniers galets jetés à la surface de l'œuvre par notre « Abécédaire à l'envers » pour s'amuser à en examiner à rebrousse-poil les courants bouillonnants qui lui assurent un bel avenir. C'est ainsi que l'on a tenté d'agencer les points de vue comme autant d'écarts parallactiques qui feraient autant écho aux kaléidoscopes de notre enfance qu'au perspectivisme caractérisant le regard de l'autrice de Cléo de 5 à 7 (1962), Sans toit ni loi (1985) et Jane B. par Agnès V. (1988)(2).

Quels aspects de l’œuvre avez-vous découvert ou redécouvert ?

L'œuvre est riche et forte de son hétérogénéité qui se joue sur trois plans de consistance concomitants : la photographie, le cinéma et l'art contemporain. Les trois versants sont comme des plaques tectoniques qui s'allieraient notamment pour faire sauter l'idée fausse d'une succession chronologique. Il est ainsi remarquable que l'œuvre cinématographique doive tant à la photographie comme le montrent les trois courts-métrages regroupés en 2004 sous la forme d'un programme intitulé Cinévardaphoto : Salut les Cubains (1963), Ulysse (1982) et Ydessa, les ours et etc. (2002). Comme la dimension plasticienne de l'œuvre s'affirme très tôt aussi, par exemple avec Oncle Yanco (1967). Avant que Les Glaneurs et la Glaneuse (2000) n'engrange suffisamment de patates pour qu'elles débordent le champ du cinéma en se déversant dans celui de l'art contemporain avec la première exposition, Patatutopia, abritée par la Biennale de Venise en 2003. Si l'aventure avignonnaise du TNP commencée sur l'invitation de Jean Vilar en 1948 s'arrête douze ans plus tard en 1960, Agnès Varda continue cependant à faire des photos et elle peut ainsi construire tout un film avec des photos prises pour cette seule occasion comme c'est le cas du merveilleux Salut les Cubains. L'hommage vibrant en 1.800 photographies à la sabor révolutionnaire apparaîtrait aussi comme une réponse du côté de l'optimisme de la volonté au pessimisme de la lucidité préféré par La Jetée (1962) de l'ami Chris. Marker sorti l'année d'avant. Ou bien alors Agnès Varda peut revenir sur la généalogie d'une photo précise et en tirer plus d'un fil qui brouille la mémoire et libère l'imaginaire comme c'est le cas avec Ulysse où la référence homérique (tout homme qui regarde la mer est un enfant d'Ithaque) côtoie la réminiscence buñulienne (la charogne rappelle à l'humeur marine que le sentiment d'éternité océanique a pour fond la terre grouillant de la pulsion de mort).

Avec Ydessa, le film le moins connu du triptyque Cinévardaphoto, la photographie devient l'objet d'une collection hétéroclite dont l'exposition artistique organisée à Munich par la curatrice Ydessa Hendeles fait voir à partir d'un objet de notre enfance (un ours en peluche) le rayonnement obscur des désastres du siècle et ses disparitions en masse. La collection elle-même possède une dimension plasticienne qui peut entrer en correspondance avec les installations de Christian Boltanski salué parmi d'autres artistes comme Annette Messager dans la série Agnès de ci de là Varda diffusée en 2011 sur Arte. Un film comme celui-là ou un autre comme Sans toit ni loi montrent aussi que sous les plages ensoleillées d'Agnès Varda il y a des ossuaires que sa radieuse figure a la pudeur d'abriter sans ostentation(3). La jardinière se double alors d'être la gardienne d'un vaste cimetière marin. Le veuvage est une chanson comme à la fin de Jacquot de Nantes (1990), c'est une autre plage comme celle où tournent en rond Quelques veuves de Noirmoutier (2005). Les sables mouvants du poème de Jacques Prévert se comprennent alors comme les sables émouvants d'un sablier à l'épreuve duquel se mesure la fidélité sans mesure d'un amour éternel.

Agnès Varda et le balai dans Varda par Agnès
Agnès Varda dans "Varda par Agnès" (photo mise à disposition par Cinéart Belgium)

On ne cesse donc pas de redécouvrir les effets de circulation des motifs plastiques comme des pratiques artistiques dans l’œuvre labyrinthique d'Agnès Varda. Il n'est dès lors pas difficile de reconnaître qu'elle a su susciter sinon construire des temporalités elles-mêmes hétérogènes qui rompent avec le temps homogène et vide des horloges dont on ne s'étonne d'ailleurs pas de les trouver en abondance dans ses films. Y compris quand on en récupère une du rebut comme c'est le cas dans Les Glaneurs et la Glaneuse. Autre exemple de récupération avec les bobines de pellicule de ses longs-métrages de fiction comme Le Bonheur (1965) et Les Créatures (1966) qui ont servi à construire la membrane de ses cabanes. Avec les rayons du soleil qui passent au travers de la membrane argentique, l'exposition doit ainsi savoir accueillir la possibilité d'une autre animation – d'une réanimation cinématographique. Avec la pratique de la récup, l'affinité avec l'arte povera ajointe la pratique enfantine du joujou avec la critique radicale d'une société de consommation qui produit des déchets en y incluant les gens qu'elle n'hésite pas quand elle les déclare superflus à jeter à la poubelle. Les Glaneurs et la Glaneuse a été non seulement précédé par Sans toit ni loi mais également par L'Opéra-Mouffe (1958), cet opéra de quatre sous dédié aux gueules cassées de la misère parisienne accueillant l'enfant qui vient depuis le ventre de la cinéaste.

Avec la récupération des objets comme la pellicule, l'arte povera permet à l'énoncé proverbial de Lavoisier (« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ») de résonner en coupant l'herbe sous le pied à tout misérabilisme. Voilà parmi d'autres quelques preuves concrètes d'un vitalisme qui transcende la seule bonne idée à laquelle se réduisent trop souvent les propositions issues de l'art contemporain au nom d'un souci chaleureux qui est celui des peaux, des visages et des sensibilités. À cet égard, le beau travail engagé par le numéro d'Éclipses dédié à Agnès Varda aura offert un remède inattendu aux atteintes à notre intégrité fragilisée avec la crise immunitaire.

La revue revient notamment sur le caractère précurseur de l’œuvre de Varda lorsqu’on la pense à partir de l’émergence d’une modernité cinématographique. Comment mesurez-vous l’influence du cinéma de Varda sur le cinéma contemporain ?

Soyons radicaux : la modernité cinématographique a des leçons qui n'intéressent au fond que très peu le cinéma contemporain. Ce dernier s'apparente à une morne plaine globalement partagée entre les suivistes d'un naturalisme mâtiné de cinéma de genre, les partisans d'un néoclassicisme prudent et les joyeux drilles d'un postmodernisme dont les idées fusent aussi vite qu'elles font pschitt. Les grands festivals en renouvellent d'ailleurs la preuve d'année en année. Il faut vraiment chercher, notamment sur le versant documentaire, des propositions qui, parfois si modestes dans leur économie et si peu visibles dans leur diffusion, manifestent quand même qu'elles n'ont pas cédé sur la question longtemps obscurcie de la modernité. Créer des formes qui résistent aux pressions normatives à la réconciliation ; inventer des rapports d'indétermination émancipatrice entre l'art et la vie ; concevoir une redistribution non hiérarchique des formes de l'expérience sensible pour parler comme Jacques Rancière : voilà les linéaments d'une définition encore et toujours valable du moderne. Concevoir des opérations fictionnelles et imageantes pour parler désormais comme Marie José Mondzain, au nom desquelles des formes nouvelles s'efforcent à penser les forces conflictuelles travaillant contradictoirement l'époque, est en effet un désir plus minoritaire que jamais, au cinéma comme ailleurs.

Si l'on pense à Valérie Donzelli comme héritière du cinéma d'Agnès Varda et Jacques Demy parce que l'on y pousse la chansonnette en regardant la caméra (après tout elle aurait une petite légitimité en évoquant sa participation comme actrice au Lion volatil en 2003), on admettra bien volontiers que Varda n'a pas fait école. Pas davantage que Jean-Luc Godard dont l'université longtemps fréquentée s'est continuellement désemplie jusqu'au seuil critique des jérémiades symptomatiques du Redoutable de Michel Hazanavicius (2017) qui déplore sérieusement que l'auteur de Pierrot le fou ne se soit pas contenté de faire et refaire toujours le même film. Étrange déploration, pour le coup vraiment caricaturale, pour un reproche au final abscons.

La droitisation tendancielle du monde comme l'appelle François Cusset est ce à quoi le cinéma n'échappe pas plus que n'importe quel autre champ social. Modernité et radicalité sont, on le sait, des termes obscurcis depuis que l'hégémonie néolibérale rend plus facile d'imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. Le triomphe est à la révolution conservatrice, à la revanche qui pue le ressentiment des fiers réactionnaires. La production cinématographique actuelle en atteste en même temps que l'on a davantage besoin de cinéma pour nous redonner croyance et confiance dans le monde. La politique des auteurs ressemble de plus en plus aujourd'hui à un consortium des signatures, Jean-Luc Godard s'en plaint déjà au moment de Mai 68. L'association d'un style et d'une thématique ou d'une manière et d'un dossier de société ne suffit plus si tant est que cela ait jamais suffi. Modernité reste alors le nom d'un désir de formes critiques qui ne désespèrent pas du présent, radicalement. Il y a évidemment des foyers épars de résistance, des marges buissonnières dont les herbes folles croissent dans le cinéma documentaire davantage que dans le cinéma de fiction, aussi dans certaines régions dites du sud où perdre le nord fait lever quelques orients prometteurs.

Agnès Varda et Alain Resnais dans Varda par Agnès
Agnès Varda et Alain Resnais dans "Varda par Agnès" (photo mise à disposition par Cinéart Belgium)

Après tout, il n'y a pas à se plaindre qu'un cinéaste ne fasse pas école. Un art s'il a besoin d'institutions pour vivre n'a pas besoin d'instituteurs. Si le cinéma est un art, c'est en faisant lever des puissances constituantes pour ses praticiens et ses amateurs, du côté de la création comme de la réception.

Alors on revoit un film d'Agnès Varda. Certains ont été rattrapés par la mollesse consensuelle de l'époque comme c'est le cas des Cent et Une Nuits de Simon Cinéma (1994) ou Visages Villages (2017) co-réalisé avec JR. Malgré tout, l'autrice de l'hommage brinquebalant au centenaire du cinéma a peut-être été la bonne étoile du berger inspirant Il était une fois Beyrouth, histoire d'une star (1995) de la réalisatrice libanaise Jocelyne Saab. D'autres films d'Agnès Varda demeurent cependant et absolument nos contemporains : Cléo de 5 à 7 montre comment une plainte aussi vive que celle d'un corps malade n'est pas insensible aux maux d'un monde ravagé par plus d'une guerre, front spectaculaire et front algérien, fin du colonialisme et aliénation sexiste ; Documenteur (1981) investit la singulière coïncidence californienne d'un exil féminin dans le désert du désamour avec un reflux des luttes politiques sous le soleil noir d'une mélancolie océanique ; Sans toi ni loi suit la trajectoire erratique d'une vagabonde qui fait marcher la machine à projections et fictions tout en y étant indifférente, épuisant dans un rire qui fait mal un refus que ne soutient plus aucune des relèves alternatives proposées par la décennie précédente.

Voilà des grands contemporains qui bousculent la balance des rapports entre l'actuel et l'inactuel en indiquant que l'enregistrement documentaire du désastre n'empêche pas aux fugueurs de la fiction de continuer à vivre et écrire la suite du monde.

Bonheurs

Pourquoi ce titre, « le bonheur cinéma » ?

Agnès Varda le bonheur cinéma : on voudrait y entendre un ABC auquel répondrait à la fin notre abécédaire à l'envers. Le temps est un enfant qui joue, Héraclite nous l'a appris. Un enfant qui joue est une image possible du bonheur et il y en a tant chez Agnès Varda. Il est vrai que son cinéma plus souvent qu'à son tour s'amuse à prendre les flots du temps à contre-courant et faire éclore à la surface de nos blessures des gouttes d'or du bonheur. Le bonheur n'est pas toujours gai quand l'enfant qui joue voudrait enfermer sa mère dans le château de son amour exclusif. Ou bien, après avoir un peu grandi, quand il voudrait dorénavant garder captive la femme qui l'aime en ayant l'âge de sa maman dans l'imaginaire de son jeu vidéo préféré. On parle dans les deux cas de Mathieu Demy, dans Documenteur et dans Kung-Fu Master, et à chaque fois le bonheur s'incarne dans le savoir de l'écart entre des jeux d'enfant pas si innocents et des jeux d'adultes qui voudraient ne pas avoir sacrifié leur enfance. Le bonheur de voir Mathieu Demy sublimer l'enfant qu'il est encore en vrai se double ainsi du bonheur de voir Jane Birkin jouer à la fiction pour mieux se dévoiler.

Un film d'Agnès Varda en indiquerait explicitement la préoccupation : il s'agit du Bonheur. On a peut-être oublié que le film, qui fait signe en direction d'Une femme mariée de Jean-Luc Godard (1964), a comme ce dernier fait scandale en étant interdit aux moins de 18 ans. D'un côté, les héliotropes illuminent un monde où les couleurs rayonnent en s'accordant aux désirs de ceux qui vivent un rapport à la nature sublimé par le filtre de la peinture impressionniste. De l'autre, les tournesols ont la puissance de mort des soleils de Van Gogh. Ils aveuglent ceux qui ne voient pas que le désir naturel est une construction qui, sous couvert d'une nouveauté sociétale posant le relâchement des mœurs, convient cependant mieux aux hommes qu'aux femmes. Ce conflit des perspectives qui traverse les textes respectifs de Myriam Villain et Aurélien Gras rappelle à la quête du bonheur les inévitables douleurs qu'elle convoque et dont se matelassent ses perpétuels apprentissages. Le bonheur n'est pas toujours gai mais savoir qu'il existe en motive le désir qui se construit dans le battement intervallaire des points de vue comme autant d'écarts parallactiques.

Dans la quatrième partie de L'Éthique qui porte sur l'esclavage qu'exercent les passions sur nous, précisément à l'aide de la démonstration de la proposition XXI, Spinoza conceptualise le bonheur ainsi : « le désir de bien vivre ou de vivre heureux, de bien agir, etc., est l'essence de l'homme ». Bien vivre dans une cause commune (les luttes féministes de L'Une chante, l'autre pas en 1977) diffère de bien vivre dans une fugue solitaire (Mona dans Sans toit ni loi). Le bonheur se joue en parallaxe qui est autant manifeste avec le cubisme perceptuel de Cléo de 5 à 7 que sensible avec la segmentation narrative des témoignages dans Sans toit ni loi. Le bonheur s'attrape au bond comme joue un enfant et comme spectateur il y en a tant à glaner ou grappiller. La couronne de pain tenue par le couple d'artisans boulangers de Daguerréotypes (1975) comme la peau fouillée de l'aimée malade à la fin de Jacquot de Nantes sont pour nous des images de bonheur et séjourner auprès d'elles s'accomplit dans le néant qui les borde.

Et puis, franchement, quel bonheur d'avoir participé à la coordination de ce numéro d'Éclipses. L'enthousiasme a plus qu'aidé à reprendre son souffle, a donné à respirer à grandes bouffées. Le bonheur de sentir et penser avec Agnès Varda a eu des pouvoirs pharmacologiques évidents au moment où aura coulé sur les têtes le plomb du confinement.

Un regard rapide et superficiel aurait vite fait de réduire le cinéma d’Agnès Varda, et particulièrement ses derniers films, à de l’autofiction qui conditionnerait le bonheur à l’intimité (les bons moments passés avec la famille, les collègues de travail ou les amis). Myriam Villain fait plutôt le pari d’une métaphysique de l’Amour et évoque un bonheur qui « préexiste à l’homme » (cf. « Quand la couleur raconte des histoires », p. 26). Pouvez-vous revenir sur les rapports entre l’intime et ce qui le déborde, le bonheur psychologique et le bonheur métaphysique dans le cinéma de Varda ?

On commencerait à répondre en pensant à Gilles Deleuze : l'émotion ne dit pas je parce qu'elle est de l'ordre de l'événement. Ou bien alors l'émotion se décline avec toutes les personnes du féminin et du masculin, du singulier et du pluriel. Et puis d'autres que l'on ne connaît pas encore ou que l'on identifierait moins facilement (on pense en particulier à la « quatrième personne du singulier » du poète Lawrence Ferlinghetti dont Valère Novarina a autrement relayé l'idée). L'émotion qui relève de l'événement permet d'échapper au registre narcissique des petites affaires personnelles en faisant valoir et entendre la frappe impersonnelle des puissances sur le tympan des subjectivités. Le cinéma est une grande machine à produire des images visuelles et sonores dont les intensités impersonnelles ont cette force effractive qui soulève hors de soi en poussant à aller voir et se faire voir ailleurs.

L'intimité, oui, mais pour la déborder en effet, pour l'emmener en balade et lui faire prendre l'air plutôt que de se faire balader par elle et mener par le petit bout du nez. Que l'intimité s'ouvre au dehors en raison des émotions qui nous soulèvent et qui la débordent, qu'elle déploie sa corolle et qu'avec la déhiscence de sa fleur de soleil éclose l'extimité qui en est l'envers. L'intimité ne vaudrait qu'à être ressaisie depuis le rayonnement centripète de son héliotropisme.

L'émotion ne dit pas je, on y pense souvent devant les films d'Agnès Varda. Le Bonheur reste à cet égard un exemple passionnément intrigant en ceci qu'il a invité un acteur connu pour ses rôles télévisuels (Jean-Claude Drouot) et les membres réels de sa famille (Claire son épouse et leurs deux enfants, Olivier et Sandrine) à jouer ensemble une situation de fiction qui pourrait aisément s'apparenter à une histoire qui pourrait leur arriver. L'écart subtil construit par le geste fictionnel entre le réel et une variante possible de celui-ci est l'infra-mince battement des certitudes au nom des tropismes dont les flux font les couches de notre intranquillité (on connaît la proximité d'Agnès Varda avec Nathalie Sarraute à qui elle a dédié Sans toit ni loi). Entre le réel et le possible il y aurait comme des rapports de vraie fausse gémellité qui caractérise l'œuvre d'une artiste née à l'instar de son compagnon Jacques Demy sous le signe des Gémeaux. La scandale alors provoqué par Le Bonheur a de multiples raisons mais on aime à penser que l'adultère vécu sans jugement moral et la tolérance libertaire à la bigamie auront été encore plus insupportables quand un acteur de télévision, à l'aura toute domestique, en interprète en famille les troublantes équivoques. Comme nous sommes loin alors du narcissisme des petites différences cultivé par les petits maîtres de l'autofiction.

La famille et les tournesols dans Le Bonheur d'Agnès Varda
"Le bonheur"

L'intime est une question reposée au cinéma sous les aspects de l'extimité, cela est particulièrement manifeste chez Agnès Varda. D'autres films en témoignent. Le ventre de la femme enceinte qui tourne L'Opéra-Mouffe s'emplit ainsi des vies précaires du quartier dans laquelle elle vit. Et l'enfant qui vient ressemblera aux bébés qu'ont été dans une autre vie les « mouffetards » avant d'avoir la gueule cassée par la pauvreté. Le ventre de la femme enceinte revient d'une autre façon dans le ciné-tract Réponse de femmes : notre corps, notre sexe (1975) en remuant à nouveau ces spectateurs qui ont fait exploser le standard d'Antenne Deux en hurlant à l'obscénité d'une telle image, au point de suspendre le film de toute diffusion ultérieure. Roland Carrée consacre pour sa part de belles pages aux destins croisés de Rosalie Varda et Mathieu Demy dans les films de leur mère. Celle-ci offre à l'une de poursuivre un héritage de luttes sociales dans d'autres luttes qui ne seront pas moins dures mais qui le seront avec plus d'évidence (c'est la fin magnifique de L'Une chante, l'autre pas). Et à l'autre de jouer avec ses propres turpitudes d'enfant qui aurait voulu garder rien que pour lui sa maman (Documenteur). L'intimité retournée par le cinéma en extimité fait la peau des clôtures narcissiques en préférant suivre les lapins blancs de la rencontre, du hasard et du réel. On pense entre autres exemples aux vraies histoires féminines de solitude, d'exil et de mort qui contredisent les amitiés militantes et féministes de la décennie précédente en s'imposant à l'enquête documentaire menant à la réalisation vagabonde de Sans toit ni loi.

Dans la dernière image de tout son cinéma, Agnès Varda dit qu'elle nous quitte et son dernier mot soufflé se mêle à la tempête de sable qui clôt Visages Villages. La mer emporte tout mais Sans toit ni loi nous l'aura cependant appris : la pauvre fille gelée dans la rigor mortis du fait divers peut être chaleureusement remise en mouvement quand on l'imagine sortant de la mer. Les commencements sont des recommencements, la mort n'est pas une fin, la naissance de Vénus a de l'avenir.

Poétique

Plusieurs textes de ce recueil font le constat des « vagabondages poétiques » pratiqués par Agnès Varda. Or, parfois ceux-ci semblent se suffire à eux-mêmes, devenir la fin du processus créatif (re-créer autant que récréer, pour reprendre les mots de Nathalie Mauffrey à propos de l’utilisation de la chanson dans le cinéma de Varda, cf. « Ô saisons, Ô chansons »). À tant insister sur les jeux et fantaisies de Varda, ne risque-t-on pas de tourner en rond, d’en rester à ce « désir de jeu et d’utopie renouvelé » (cf. « Abécédaire à l’envers », introduction et l’entrée « jeu » qui en répertorie de nombreux dans l’œuvre de Varda) qui, jusqu’à la pirouette de fin, n’aurait jamais produit que des mondes parallèles, c’est-à-dire croisant ou débordant peu d’autres formes de réalité à toujours-déjà être ailleurs ?

On a déjà largement commencé à répondre à cette critique. Agnès Varda a le goût du monde, ses saveurs – sa sabor. Sa curiosité est un nomadisme toujours renouvelé, une sapience qui ne s'est jamais démentie avec les années. La vraie vie est ailleurs et l'amour est à réinventer sont des vers rimbaldiens qui auront été pour elle des orientations existentielles autant qu'artistiques. Les vagabondages ne sont dès lors poétiques qu'à témoigner de la saveur et la poéticité du fait révolutionnaire cubain, du militantisme des Black Panthers, des mobilisations féministes des années 1970 et de l'intelligence pratique dans les bricolages de survie des naufragés du néolibéralisme. Le court-métrage dédié aux Black Panthers rassemblés à Oakland en septembre 1968 en soutien à Huey P. Newton alors accusé d'homicide agence les slogans et les discours avec une mosaïque fragmentaire de corps et de visages qui composent ensemble une communauté en train de construire dans le toujours là de l'inégalité raciale le déjà là de la dignité retrouvée.

On a également une pensée pour les films disparus : le sketch non retenu de Loin du Vietnam (1967) coordonné par Chris Marker où la violence expropriatrice de la crise du logement fait un circuit avec l'impérialisme des bombardements étasuniens ; le téléfilm Nausicaa (1970) tourné pour l'INA où l'enquête auprès des exilés de la Grèce sous la coupe de la dictature des colonels a suscité une telle hostilité des autorités françaises qu'elles en ont commandité la disparition pure et simple avant son retour d'entre les limbes en 2017 grâce à la Cinémathèque de Belgique et le Festival Entrevues de Belfort.

Les mondes parallèles dont vous parlez représentent pour nous les nouveaux plis d'un seul et même monde ainsi redonné dans la grâce curieuse d'un art qui a le souci tactile du dépli. Veuillez considérer encore La Pointe-Courte où le non rapport entre le couple bourgeois et les pointus sétois en devient un sous l'influence exercée par la construction narrative des Palmiers sauvages (1939) de William Faulkner, en livrant l'étonnante allégorie des rapports nourris par le cinéma français d'alors (et encore) entre la fiction et le documentaire. Sinon, les utopies concrètes fleurissent dans toutes les histoires d'Amérique d'Agnès Varda, de Cuba à la Californie. Et quand vient le reflux, quand la désertification avance, la cinéaste n'y est pas insensible, loin de là. Documenteur montre cela à l'endroit même où l'intimité du deuil amoureux se retrouve raccord avec les nouveaux déserts urbains dépeuplés des fêtards culs nus de la contre-culture hippie.

Les îles forment des archipels qui activent des circulations à partir des foyers d'un monde qui ne tourne pas toujours rond. C'est ainsi que l'on y déambule en inventant nos propres sentes buissonnières. Les trajectoires ouvertes sont toujours préférées aux trajets fermés. Et même quand le fait divers veut clôturer l'enquête policière, il y a tout un film à faire dédié au destin tragique de la jeune femme qui dit non à la commisération, toujours rebelle et rétive à ce que l'on lui tire le portrait, préférant la compagnie des chiens jusqu'à mourir comme eux. Le monde ne tourne pas en rond en s'engorgeant notamment des vies foutues qui enfouissent sous les plages quelques ossuaires. C'est pourquoi Agnès Varda conçoit notamment avec l'aide de Nurith Aviv un travelling latéral qui trace une ligne de fuite diagonale aux lignes de faille des violences du présent. Une carte fabuleuse est ainsi dessinée où la fiction est l'autre nom pour les puissances de désir et d'imagination qui ne nourrissent aucune satisfaction devant les pressions sociales à l'assignation.

Le jeu s'impose alors comme une modalité privilégiée pour vérifier qu'il y a de l'enfance dans nos pratiques et qu'il y a du jeu entre le possible et le réel comme entre la fiction et le documentaire. On peut jouer seuls ou à plusieurs. Regardons encore Documenteur. Le cinéma est un jeu qui exige pour ses relances dialectiques la présence nécessaire de l'autre. Ainsi, quand la cinéaste retrouve la maison familiale à Ixelles dans Les Plages d'Agnès, c'est pour s'intéresser dans la foulée à la passion de son actuel occupant ferrovipathe, autrement dit collectionneur de trains miniatures. Dans Agnès de ci de là Varda elle retrouve le passionné de boutons Michel Jeannès rencontré dans Les Glaneurs et la Glaneuse en faisant du fibulanomiste un égal des artistes à la renommée internationale Miquel Barcelò et Christian Boltanski. Que le jeu se suffise à lui-même chez Agnès Varda est une critique intenable, on croit l'avoir assez montré. On joue dans le monde, avec lui. Agnès Varda fait des films comme on s'amuse, c'est ainsi qu'elle est au monde et nous le sommes aussi en acceptant de jouer à ses côtés. La critique serait intenable autrement si l'on pense aux finalités sans fin de l'art dégagées par Kant dans sa Critique de la faculté de juger (1790), d'une universalité sans concept ni condition, sans cause ni représentation. Parce qu'avec la question des fins se pose mécaniquement celle des moyens et le danger mortel pour l'art serait alors celui d'une instrumentalité intéressée, d'un arraisonnement comme celui de la propagande, d'un utilitarisme.

Essayons d'aller un pas plus loin que Kant en suivant dorénavant Friedrich von Schiller. Entre 1794 et 1795, l'écrivain qui est l'ami de Goethe et a lu Kant rédige ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme en proposant une nouvelle conceptualisation philosophique du jeu à l'aune des conséquences de la Révolution française, conséquences politiques autant qu'esthétiques. Le jeu comme troisième instinct humain articulant dialectiquement la nature sensible et la nature intelligible pose qu'avec la raison de nos déterminations existent aussi une marge de manœuvre raisonnable, des puissances d'indétermination, une radicale liberté – toutes choses que l'on retrouve dans la « zone » cultivée aujourd'hui par la philosophe Marie José Mondzain. La zone où documentaire et fiction sont des manières de jouer avec le possible et le réel dont le monde est fait, Agnès Varda y est à plusieurs reprises entrée et nous avec elle, on ne s'est pas gêné-e-s.

Nous croyons cependant avec Jacques Rancière qu'en finir avec la « pauvre dramaturgie des fins » est un labeur aussi nécessaire qu'interminable dans nos rapports aux choses de la politique et de l'art. Après, rien n'oblige à jouer, on peut toujours aller voir et se faire voir ailleurs.

La présence du personnage-Varda à l’écran, de plus en plus affirmée de film en film, n’a-t-elle pas laissé quelques spectateurs hors-jeu, hors de ce jeu qui, se sachant et se regardant jouer, ne nous laisserait d’autre choix que d’en être le témoin compatissant. Une telle présence ne finit-elle pas par faire écran ?

Agnès Varda est devenue une icône culturelle à partir des années 2000. Son personnage publique identifié par sa coupe au bol genre vanille-fraise a été abondamment fêté. Tout cela ne doit cependant pas faire écran aux films dans lesquels sa présence se distribue dans une constellation de signes, fragments, indices et blasons dont les éléments recomposent comme un kaléidoscope les images d'un corps aussi reconnaissable qu'il n'est jamais identique à lui-même. Le ventre de la femme enceinte de L'Opéra-Mouffe précède les tâches de vieillesse piaulant la peau des Glaneurs et la Glaneuse et l'opération de l'œil de Visages Villages. Le corps a des prothèses numériques, des paysages énigmatiques et des plaques tectoniques pour que ses interstices s'emplissent de sable ou bien s'engorgent de l'eau des mers et des océans. Le monde s'y dépose alors dans le suivi des affects que ses éclats provoquent. Un monde a été habité de mille façons, les morcellements du corps en témoignent et la restauration progressive de son unité s'accomplit quand approche le temps de la fin.

Agnès Varda sur la plage dans Varda par Agnès
Agnès Varda dans "Varda par Agnès" (photo mise à disposition par Cinéart Belgium)

Votre question nous fait songer à la critique formulée par Alain F., l'un des glaneurs rencontrés dans Les Glaneurs et la Glaneuse qu'Agnès Varda retrouve dans la suite de son film intitulé Deux ans après (2002). Votre film est intéressant, lui disait-il en substance, mais votre présence à l'écran est gênante, superfétatoire, inutile. En conservant cette critique dans le montage final de son film, la cinéaste montre qu'elle ne craint pas la contradiction tant est grand son besoin de l'autre. Elle le montrait déjà en se disputant avec Shirley Clarke dans Lions Love (... and Lies), pour de vrai ou pour de faux c'est indistinct voire indifférent. Ce qui insiste cependant demeure un corps dont l'exposition dispose d'un coefficient certain de provocation. Il y a chez Agnès Varda des manières de nudité qui suscitent quelquefois le dérangement. Le ventre d'une femme enceinte dérange, la vieillesse de son corps autrement. On sent la même hantise qui s'exacerbe dans les vies naufragées de la société de consommation qui est une société de gaspillage et de production des déchets. Et elle se raconte autrement avec la récupération artistique des choses consommées, épuisées dans leur finalité instrumentale, afin de leur offrir un nouvel mode d'être et d'exposition opératoire en dehors du circuit économique des valeurs d'usage et d'échange, avec comme exemple blason celui du tubercule de pomme de terre et ses radicelles en forme de cœur.

La tendance à l'immonde qui travaille obscurément le monde, Agnès Varda n'en est pas prémunie, son corps est entièrement traversé par l'obsession du rebut. Finir charogne, mourir dans les ordures. Le corps n'est pas un écran à ces réalités-là mais, au contraire, la membrane qui enveloppe les plus terribles devenirs que seul rédime un ultime poudroiement cosmique.

Féminismes

Y a-t-il des ponts entre le féminisme de Varda, qui en passe par des descriptions fines du patriarcat sans pour autant rechigner à montrer ce qui lui échappe, en ce compris des hommes qui ne s’y réduisent pas (cf. L’amour à l’épreuve de la domination masculine, d’Aurélien Gras), et l’androgynie de Nelly Kaplan, qui a toujours refusé l’étiquette de féminisme. Quand nous regardons la Mona de Sans toit ni loi, nous pensons à la frondeuse Marie de La Fiancée du pirate.

On serait bien en peine de pouvoir vous répondre. On voudrait déjà revoir La Fiancée du pirate même si l'on a gardé un vif souvenir de l'abattage de Bernadette Lafont qui s'y donnait avec une littéralité équivalente à un carnaval de férocité, comme un numéro de Hara-Kiri. On voudrait aussi découvrir les films de Nelly Kaplan que l'on n'a toujours pas vus comme Papa, les petits bateaux... (1971) et Charlie et Lucie (1979). On reconnaît également une passion commune pour le surréalisme et l'une et l'autre ont été parmi les quelques réalisatrices françaises à tourner des films qui, dans le courant des années 1960 et 1970, ont avec des énergies différentes et des formes spécifiques participé à bousculer l'ordre des habitudes de la représentation cinématographique, notamment en ce qui concerne la fiction des rapports entre les hommes et les femmes.

Ce qui est certain, c'est que pour Agnès Varda le féminisme nomme un combat dont elle a été partie prenante avec la signature du manifeste des 343 publié en avril 1971 par le Nouvel Observateur à l'époque du combat pour l'IVG, et au sujet duquel elle n'aura jamais cédé en faisant l'admiration des initiatrices du mouvement #MeToo. Ce qui l'est autant est que le féminisme n'a pas induit pour elle l'arraisonnement du cinéma à la « pauvre dramaturgie des fins », notamment politiques. Le féminisme ne dit en effet rien de décisif concernant la multiplicité des figures féminines qui peuplent son cinéma et dont la variété compose des bouquets relativement autonomes face aux questions militantes strictes.

Même un film aussi symbolique que L'Une chante, l'autre pas a la disposition de montrer comment le féminisme se divise déjà au moins en deux : entre Pauline surnommée Pomme (Valérie Mairesse) l'artiste et activiste croisant sur les routes de France et des Pays-Bas la liberté sexuelle, l'utopie hippie et les happenings populaires déconstruisant les stéréotypes de genre, et Suzanne (Thérèse Liotard) la travailleuse sociale qui lutte dans le planning familial contre les normes de la domination intériorisées par ses usagères. Dans L'Une chante, l'autre pas il y a des féministes qui ne sont pas d'accord et s'engueulent sur le sens de ce qu'elles énoncent, des femmes qui ne vivent pas de la même manière leur rapport aux féminismes et puis d'autres femmes encore pour lesquelles le féminisme reste une réalité exotique. On y trouve même des hommes qui ont différemment intérêt aux avancées conquises de haute lutte par les féministes s'ils ne veulent plus souffrir, ni des contradictions entre leurs idéaux libertaires et la conservation culturelle de l'ordre des choses, ni des culpabilités qui les rongent en les poussant au suicide quand ils n'assument pas les enfants qu'ils font.

Le féminisme contemporain se conjugue au pluriel : nous avons affaire aujourd'hui à des féminismes conflictuels dont la controverse montre que la pluralité ne se donne pas sans contradiction. La pluralité à la fois contradictoire et non contradictoire des figures, des manières et des postures est cependant déjà à l'œuvre dans L'Une chante, l'autre pas dont le bilan pose pour les jeunes femmes d'alors à l'instar de Rosalie Varda un legs à hériter tout en ouvrant un avenir à d'autres luttes qui ne seront pas moins difficiles. « Personne ne pensait que ce serait plus facile pour elle mais ce serait peut-être plus simple, plus clair » explique off Agnès Varda quand sa fille est à l'image, in. Poursuivre à jouer au jeu des formes et de leurs relances éclaire la souffrance qui nous opprime comme la faible et fragile possibilité de la rédimer. L'éclaircissement des vies dans la construction joueuse des formes qui les soutiennent est une éducation esthétique à laquelle tient le spectateur qui persévère à croire au monde en dépit de son enténébrement critique.


Entretien réalisé par Sébastion Barbion et Guillaume Richard

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