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Agnès Varda et JR jouent aux beatles dans Visages Villages
Interview

Agnès Varda : sur les enjeux et la conception de « Visages, Villages »

Thibaut Grégoire
Agnès Varda revient sur les rencontres artistiques et humaines de « Visages, Villages » : pour réinventer la vie par les images, avec les gens qui les créent, loin des clichés qui les capturent.
Thibaut Grégoire

Visages, Villages : Entretien avec Agnès Varda

Dans le documentaire qu’ils ont réalisé ensemble, Agnès Varda et JR écument les villages de France afin de mettre en valeur et en images – dans tous les sens du terme – les gens qu’ils rencontrent, qu’il s’agisse d’anciens mineurs, d’agriculteurs ou d’ouvriers. À la croisée des chemins entre le travail de longue haleine de JR autour des photos et de leurs expositions plus ou moins éphémères sur du matériel urbain, et la démarche documentaire d’Agnès Varda telle qu’elle l’a développée tout au long de sa carrière, Visages, Villages a pour ambition affichée de donner la parole à ceux qui n’ont pas l’habitude de l’avoir. Mais le film dépasse également son propos humaniste en touchant à une réflexion sur le cinéma et le regard. Pour notre part, nous laissons ci-dessous la parole à Agnès Varda, venue présenter son film en avant-première à Bruxelles, et dont les propos ont été recueillis et compilés à l’occasion d’une conférence de presse. Elle nous parle de sa rencontre avec son co-réalisateur, de la structure du tournage et de celle du montage, ainsi que de la manière dont ont été conçues les différentes rencontres mises en scène dans le film.

Rencontre artistique...

« Je pensais que Les Plages d’Agnès serait mon dernier film, et puis j’ai rencontré JR par l’intermédiaire de ma fille Rosalie. Il avait fait un film (Women Are Heroes) pour lequel il avait rencontré des femmes de par le monde. Le film n’avait pas très bien marché, il était peut-être un peu maladroit, mais il était déjà dans cette démarche que l’on a approfondie dans Visages, Villages. Il est venu dans mon atelier, puis je suis allé dans le sien, et c’est devenu assez vite une évidence que nous allions travailler ensemble. C’était une sorte de coup de foudre professionnel, parce que nous avons tous les deux la volonté de mettre les gens en valeur.

Quand j’ai fait Mur Murs dans les années 80, j’étais déjà très intéressée par ces artistes qui montaient des images sur les murs, gratuitement, pour les gens. Et c’est ce que fait JR aujourd’hui. Quand les gens entrent dans son camion-photo, ils sont tout petits, et quand la photo sort, ils sont grands, majestueux, et ils s’assemblent sur les murs. Moi aussi, j’ai toujours eu comme démarche de filmer des gens anonymes, qui n’ont pas de pouvoir. Ce sont des personnes qui n’ont pas l’habitude d’être mises en valeur. Dans le film, on a essayé de leur donner la parole, mais surtout de les mettre en position de conversation, et pas uniquement de question-réponse. Tout le monde a des capacités d’imagination et d’invention, et parmi les gens que nous avons filmés, il y en a quelques-uns qui ont dit des choses vraiment magnifiques. On a vraiment eu beaucoup de chance. Par exemple, quand on était dans l’usine, on est tombé par hasard sur cet homme dont c’était le dernier jour de travail, et il nous a dit des choses qui sont un peu à contre-courant, concernant la retraite. C’est quelqu’un dont c’est le dernier jour à l’usine et qui se sent comme au bord d’une falaise. C’est un discours qui échappe à toute forme de sociologie politique, c’est une personne qui parle à d’autres personnes. »

...et rencontres humaines

« Il faut dire aussi que l’on est dans une configuration particulière, qui n’a rien à voir avec un reportage tel que l’on pourrait le voir à la télévision. Le personnage de JR permet aussi d’arriver à des situations singulières, parce qu’il tisse des liens particuliers avec les gens, ne serait-ce que par sa grande silhouette dégingandée. Il est drôle et il dégage une vraie humanité qui facilite le contact. Quand, par exemple, cette fille de mineur, qui nous a émus aux larmes en évoquant ses souvenirs, voit sa photo recouvrant la façade de sa maison et qu’elle se met à pleurer, JR va près d’elle et lui propose un câlin. Ça, c’est quelque chose qui serait impensable avec des reporters de télévision, et pourtant ce sont des petits détails comme ça qui amènent les gens à se livrer. Et puis surtout, ce n’était pas préparé, c’est une part d’imprévu qui est salutaire. On est donc à l’écoute de ce que les gens disent et de ce qu’ils ressentent, mais on est aussi bien sûr toujours dans l’interaction. Et c’est la rencontre entre eux et nous qui va produire quelque chose.

Par exemple, la rencontre avec les dockers et leurs femmes a été formidable, parce qu’ils ont contribué de leur manière à nos idées féministes. On voulait faire venir les femmes des dockers sur les docks, qui ne sont a priori pas un endroit 'pour les femmes'. Et ce qui est très beau, c’est que les dockers nous ont aidé. C’était un jour de grève, donc ils n’ont pas pris du temps des patrons. Et finalement, ils ont trouvé que les femmes, telles que nous les avions mises en valeur, avaient tout à fait leur place sur les docks. C’est un peu le seul endroit où l'on a été vraiment interventionnistes. Sinon, la plupart du temps, on a pris les gens tels qu’ils voulaient bien se raconter.

On a aussi eu la chance de tomber sur des gens qui contournaient les clichés. Par exemple, sur l’agriculture, on a parfois des images en tête qui sont trop bien ancrées mais qui ne renvoient plus à rien de concret ou de réel. Là, on est tombé sur un agriculteur qui cultive 800 hectares tout seul et dont le meilleur ami est son ordinateur. Et sur ces sujets-là, on n’est pas non plus rentrés dans les questions politiques brûlantes, sur les problèmes que rencontrent aujourd’hui les agriculteurs. On ne leur a par exemple jamais demandé pour qui ils votaient. On voulait voir ce qui allait résulter de la rencontre, qu’ils soient dans la confidence ou dans l’invention. Il fallait qu’ils aient l’occasion de dire des choses qui ne soient pas en rapport avec une plainte nationale, collective. C’est vrai que l’on a voulu s’extraire un peu d’un contexte politique ou d’actualité, mais il ne s’agit pas non plus vraiment d’être à contre-courant. On n’a jamais cherché à être original. Seul comptait le lien avec les personnes. Les gens sont plein de surprises, si l'on prend le temps d’attendre cette surprise. Je pense qu’ils ont aimé nous rencontrer, et c’était bien sûr réciproque. On avait constamment l’impression d’être dans ce que le documentaire peut faire, à savoir mettre les gens en valeur. »

Regard de tournage, regard de montage

« Étant donné que je suis quand même un peu fatiguée, on a tourné une semaine par mois, pas plus. Et ma fille, Rosalie Varda, qui a produit le film, a compris qu’il fallait produire d’une certaine façon. On ne pouvait pas tourner tout aux mêmes endroits, dans les mêmes conditions ni avec la même équipe. Mais ça nous donnait l’occasion de chercher à chaque fois d’autres lieux et d’autres idées. On n’a pas vraiment suivi de plan de tournage. On a organisé des rencontres, des moments, et même des événements, comme ce pique-nique qui peut paraître improvisé mais qui ne l’est bien sûr pas. Mais le hasard nous a aussi beaucoup guidé. Le fait que la maison de l’agriculteur se trouve à quelques mètres de celle de Nathalie Sarraute, que j’avais beaucoup aimée et que j’avais visitée, était complètement fortuit, par exemple.

Quant au montage, il a été fait en deux temps. On montait déjà un peu après chaque session de tournage, pour avoir une idée de ce que l'on avait. Mais après, j’ai fait cinq mois de montage de mon côté. JR était d’ailleurs d’accord que ça, c’était mon domaine, cette 'cinécriture' qui m’est chère. Mais il est quand même venu me voir pendant le montage, il avait son mot à dire. C’est lui qui a insisté pour laisser toute la séquence du rendez-vous manqué avec Godard et ma réaction qui s’en est suivie. On a été cueillis par surprise par cette fin qui s’est très vite imposée comme telle. JR y enlève enfin ses lunettes, alors que je cours après lui tout le long du film pour qu’il le fasse. Et le fait que je sois, paisible, au bord du lac, à raconter de bons souvenirs, apportait à cette fin un certain calme, une certaine grâce. Cette intervention bizarre de Godard a complètement réorienté la structure du film, et JR le fait d’ailleurs remarquer lorsqu’il dit : 'il a écrit avec toi la fin du film'.

Mais si je voulais tellement que JR me montre son regard, c’est parce que le regard est avant tout une attitude, et que ça a aussi beaucoup à voir avec le cinéma, que ce soit dans sa pratique ou dans sa réception. On a été nombreux, par exemple, à avoir été marqués par cette image de l’œil coupé en deux dans Un chien andalou de Luis Buñuel. Et dans le film, nous mettons ça en parallèle avec mon examen oculaire, que l’on a du coup transformé en le mettant en perspective avec une image de cinéma. C’est un peu l’idée principale du film, le fait que l’on puisse voir la vie réinventée par les images, et le cinéma est primordial pour ça. »


Propos recueillis lors d’une interview en groupe, le 3 juillet 2017 à Bruxelles. Photo en une : Visages Villages ©Agnès Varda-JR-Ciné-Tamaris, Social Animals 2016.