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La petite Fuki joue à deviner une chose avec sa mère dans Renoir
Rayon vert

« Renoir » de Chie Hayakawa : Fuki la petite sorcière

Guillaume Richard
À travers le portrait aux tonalités contrastées de Fuki qui lévite au-dessus du néant entre innocence et cruauté, Renoir de Chie Hayakawa touche peut-être à une expression possible de ce qu'on appelle « l'enfance de l'art » qui est aussi l'enfance que tout artiste ne doit jamais perdre. Si la cinéaste indique que le choix du titre du film vient d'une anecdote, il est possible d'aller beaucoup plus loin en révélant un lien secret qui unirait le cinéma et la peinture.
Guillaume Richard

« Renoir », un film de Chie Hayakawa (2025)

En intitulant son deuxième film Renoir, Chie Hayakawa prend le contrepied du morne Plan 75 en opposant aux tons grisâtres proches de la nature morte de ce dernier une gamme chromatique impressionniste associée à l'imaginaire et au regard inventés par le célèbre courant artistique apparu dans les années 1860 en France. Dans un premier temps, on pourrait reprocher à la cinéaste de livrer une pâle copie d'un Hirokazu Kore-Eda dans le portrait qu'elle dresse du quotidien à la fois mélancolique et féerique de Fuki dont le père est condamné à mourir d'un cancer. Ce tableau déjà reproduit de nombreuses fois à travers le monde au départ de la subjectivité d'une enfant montre comment celle-ci invente ses propres manières de réagir au drame à venir. Le spectateur découvre les mystères que son imaginaire orchestre sous diverses formes pour adoucir une tristesse retenue et pudique qui ne pointera jamais le bout de son nez, ce que soulignent quelques belles ellipses, surtout dans la dernière partie du film. Si Renoir dépasse la copie tout en contrastes enchanteurs et en hyper-sensibilité d'un Kore-Eda, qui n'est pas forcément de mauvaise facture loin de là, c'est en filmant certains liens précis entre la peinture et le cinéma et, d'autre part, en se rapprochant des enfants d'autre grand cinéaste japonais, Hayao Miyazaki, qui est littéralement cité une fois et ce n'est pas un hasard : le film, qui aurait pu s'intituler Fuki la petite sorcière, cherche à capter les intensités de l'enfance qu'il ne faudrait jamais oublier.

Le tableau de Pierre-Auguste Renoir auquel fait référence Chie Hayakawa pour intituler son film Renoir est La petite Irène, peint en 1880. Les raisons de ce choix sont en réalité plutôt prosaïques : « Enfant, j’ai été enchantée par le tableau de Renoir et mon père m’en a offert une reproduction, une anecdote personnelle que j’ai intégrée dans le film. Comme Fuki, je suppliais mon père d’acheter une copie du tableau. C’est pour cela que j’ai décidé d’intituler le film Renoir, le lien avec le tableau ou le peintre ne va pas plus loin. Parmi les grands impressionnistes, Renoir est particulièrement populaire au Japon et, dans les années 1980, on pouvait trouver des répliques de ses œuvres dans de nombreux foyers. Ces reproductions étaient devenues un symbole de l’admiration japonaise pour l’Occident, et du désir de "rattraper" ce dernier. »(1) Tout l'intérêt d'écrire autour du film consiste à dépasser cette anecdote et les intentions de la cinéaste qui n'auraient confirmé aucun lien entre les deux arts alors que certains points prouvent le contraire. Comment fonctionne ce lien ? De quelle nature est-il ? Le grand principe de Renoir est de s'approcher au plus près des diverses expérimentations qu'entreprend Fuki pour retrouver des repères là où tout se brouille. Les rapports qu'elle entretient avec la diversité de ce que lui offre le monde sont montrés par le biais de son regard d'enfant encore primitif et relativement émerveillé. Une certaine mièvrerie pourrait très vite recouvrir le récit de sa guimauve — le film en souffre quand même un peu par moments — sauf que chaque opportunité qui lui est offerte, chaque choix qu'elle décide de faire, est une aventure buissonnière où elle s'éloigne du gouffre au-dessus duquel elle plane avec un mystérieux pouvoir de lévitation. Ce gouffre invisible aux yeux mais pas pour le cœur, dans lequel elle entraperçoit la disparation prochaine de son père, l'attire sans cesse par ses forces adjacentes contre lesquelles elle lutte, dans toute sa douceur et avec les moyens d'une enfant.

Telle une petite sorcière, Fuki réussit à tenir en équilibre sur son balai magique avec lequel elle traverse les différents espaces qui l'écartent du néant au-dessus duquel elle lévite. Son ardeur est par moments aussi joyeuse et innocente que celle de Kiki la petite sorcière, mais si Renoir se rapproche d'un film de Hayao Miyazaki, c'est peut-être plus de Mon voisin Totoro. Le point de départ est similaire (la mère, atteinte d'une maladie grave, séjourne à l'hôpital) et la dimension fantastique, avec son bestiaire féerique, éclot d'abord dans le regard des enfants pour remédier à la mélancolie et à l'inquiétude que leur procure la santé de leur mère. Fuki ne s'évade pas dans un monde imaginaire mais elle semble dotée d'un pouvoir télépathique qui lui permet de découvrir ce à quoi pense la personne en face d'elle, que ce soit une carte, un nombre ou une pensée. Ce supposé pouvoir proviendrait en réalité d'un jeu initié par son père qui avait un goût pour la magie. Cette croyance teintée de mélancolie s'avère être moins réelle que la trace qu'elle conserve d'une relation père-fille vouée à disparaître. Fuki devine avec succès et du premier coup certaines cartes, tantôt elle rate, ce qui indique plutôt un coup de chance qu'un véritable pouvoir divinatoire. Celui-ci semble s'effacer au fur et à mesure que la condition de son père se dégrade. Les fantaisies se dissipent progressivement au profit d'un retour du réel. C'est ce qui rend Renoir beaucoup plus réaliste qu'un film de Miyazaki. Fuki ressent autrement encore la noirceur possible de ce vide qui s'empare d'elle quand elle fait souffrir son amie en lui montrant une ancienne photo de famille, lorsqu'elle se rend chez un pédophile qui manque d'abuser d'elle ou, au début du film, quand elle regarde une VHS où sont enregistrés des enfants en train de pleurer. Fuki se demande comment accueillir la douleur et la tristesse. Elle ne sait pas encore comment réagir, ni si et comment elle doit pleurer : le film capte son errance sur le terrain gris de ses expressions contrastées. Renoir peut émouvoir quand il parvient à capter ces tonalités grisâtres que Plan 75 affichait beaucoup plus sèchement avec un esthétisme appuyé.

La petite Fuki et son père dans Renoir
© Eurozoom

L'ancrage épistémologique du film se révèle plutôt commun : il se situe à un niveau de perception qui invite le spectateur à regarder le film à travers les yeux de l'enfant qu'il fut jadis et dont il a peut-être conservé des traces. Il demande de croire aux fantaisies de Fuki comme à sa mélancolie qui lui permettent d'exprimer une riche palette d'émotions. C'est en ce sens qu'un lien pourrait s'établir avec la peinture impressionniste : le spectateur découvre comment Fuki dessine son monde aux frontières indiscernables, aux contours flous, aux figures qui s'enchevêtrent et aux lumières solaires dégradées, sans pour autant en voir tous les paysages. Ainsi, Renoir travaille autant le visible que l'invisible. Le tableau que peint Chie Hayakawa est un assemblage d'impressions qui se traduisent par l'enregistrement d'empreintes qui s'effacent et dont on ne saisit pas toujours le sens ni la destination. Son portrait de Fuki est aussi fuyant que La petite Irène de Pierre-Auguste Renoir qui cherche à capturer quelque chose de son existence et de son âme. Renoir est peut-être aussi trop cérébral et plus abstrait encore que l'impressionnisme, ou bien est-ce une forme de sensibilité plus éclatée, ou seulement de la pudeur qui cherche à éviter tout excès de pathos ? Les véritables influences de Chie Hayakawa résideraient-elles ailleurs ? Dans l'art moderne ou l'art primitif du XXe siècle ?

Une belle séquence offre une piste possible parmi d'autres. Après avoir accompagné son père à une course de chevaux où il a semble-t-il ses habitudes (peut-être était-ce même une tradition familiale), Fuki, après avoir fugué pour se rendre chez le pédophile, retourne à l'hippodrome sur le chemin du retour. Il n'y a pas de compétition ce jour-là, ce qui lui permet d'avoir accès aux couloirs d'où sortent les cavaliers. Un mur attire son attention. Il est recouvert de chevaux peints grossièrement. Ceux-ci peuvent faire penser à la célèbre fresque des équidés de la Grotte Chauvet qui date de 36.000 ans autant qu'à The Horse in Motion (1878) de Eadweard Muybridge, cette fameuse décomposition du mouvement d'un cheval au galop remise au goût du jour par Nope de Jordan Peele, qui remonte à la préhistoire du cinéma. Renoir toucherait-il à une expression possible de ce qu'on appelle « l'enfance de l'art » qui est aussi cette enfance que tout artiste ne devrait jamais perdre de vue ? L'épreuve que Fuki traverse, et toutes ses ramifications, relèvent-elles d'une expérimentation primitive du monde que les peintres, impressionnistes ou non, retrouvent au moment où ils commencent une toile ? Voilà peut-être le lien secret que pose Renoir entre le cinéma et la peinture : l'enfance du regard serait toujours ce moment à ressaisir pour voir le monde avec le plus de singularité possible en le débarrassant des conventions qui l'entachent. Il s'agit bien sûr d'une conception possible de l'art. Certains spécialistes refusent par exemple une histoire linéaire et progressiste, comme le prouvent le retour et le succès de l'art primitif, ainsi que les peintures rupestres de Chauvet elles-mêmes : « Comme les statuettes des sites aurignaciens d'Allemagne, elles témoignent que, vers - 40.000 ans, les images sont techniquement et formellement abouties. Il n'y a pas d'enfance de l'art. La grotte Chauvet apportait ainsi la démonstration que la notion de progrès n'existe pas dans le domaine de l'art. »(2). On peut rejoindre cette théorie dans la mesure où, effectivement, les peintures de Chauvet sont toujours déjà indépassables, et que c'est l'enfance du regard, qui n'a rien à voir avec l'infantilisation, qu'il ne faut jamais perdre. L'enfance godardienne ou morettienne de Palombella rossa est sont des exemples parmi tant d'autres. On peut aussi refuser cette théorie en montrant que l'histoire de la peinture et du cinéma est indissociable d'une évolution esthétique et technologique qui n'implique pas forcément une idée du progrès ni une dévaluation des œuvres du passé. Le geste artistique est universel, transversal et transhistorique, il porte entre autres les contrastes et la profondeur de l'enfance enfouie en nous.

Fuki n'est jamais filmée en train de peindre mais elle colore son monde de tonalités contrastées faites d'innocence et d'émerveillement, mais aussi de mélancolie et de cruauté, voire d'une certaine perversité. Renoir en est la fresque, plus abstraite que monumentale, plus primitive que sensorielle. Et à la question de savoir comment on pleure un parent qui disparaît, Chie Hayakawa répond pudiquement avec une très belle ellipse qui nous montre simplement la chambre d’hôpital vide et le lit refait. Et à la table du dîner, quand Fuki regarde en face d'elle, le contrechamp se révèle désespérément vide. La souffrance est immense mais reste silencieuse et invisible. Rien de bien neuf dans ce cinéma à l'écoute du deuil, mais l'étrangeté de Renoir prouve qu'il y a des aspects plus complexes à mettre en lumière qu'un simple clin d’œil au tableau de Pierre-Auguste Renoir. Enfin, comment comprendre le plan final dans lequel Fuki monte sur un bateau de croisière pour danser avec quelques passagers ? L'affiche française du film repart étrangement de cette scène. Il faut dire qu'elle est plutôt ratée : le désir de Fuki de s'évader se traduit par un rêve de luxe qui n'est pas sans rappeler le cauchemar de Sans filtre de Ruben Östlund. De manière attendue, elle chasse peut-être un temps la mélancolie pour ouvrir une trajectoire définitivement plus solaire.

Notes[+]