
« On vous croit » de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys : Les gueules de l'emploi
En plus de recycler des normes esthétiques et des archétypes du cinéma belge francophone à sujet, maintenant devenu art institutionnel, On vous croit de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys théorise également les emplois récurrents d'acteurs devenus partie intégrante de ce système clos et oppressif. S'il côtoie les bas-fonds avec ses têtes au carré, ses gorges profondes et ses personnages fonctions (flamande magique, clown grotesque et pédophile de service en tête), c'est surtout par sa manière de livrer en pâture l'incontinence fécale d'un enfant-martyr sacrificiel qu'il atteint des sommets d'abjection et gagne ses galons de film merdique.
« On vous croit », un film de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys (2025)
Dans notre texte consacré à Amal de Jawad Rhalib, sorti en 2024, nous montrions comment le film déroulait une vision de l’enseignement conforme à celle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, faisant en quelque sorte l’apologie de son système. La FWB, ayant également dans ses services le Centre du Cinéma, avait subventionné ce film « institutionnel » dont il faisait amplement la promotion, jusque sur la devanture de ses bureaux, par l’entremise d’une énorme – dans tous les sens du terme – affiche promotionnelle. C’est le même sentiment que l’on éprouve à la vision d’On vous croit de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys, qui met quant à lui en lumière la justice belge, et notamment le tribunal de la famille. Ce sentiment est confirmé par le fait que le film ait été initié par Charlotte Devillers, qui a travaillé en tant qu’infirmière dans un centre de santé sexuelle – et qui a été en contact avec des victimes d'abus. Devillers s’est trouvée un binôme de bon aloi en la personne d’Arnaud Dufeys – qui est la caution cinématographique, en d’autres mots le presse-bouton qui a permis à Charlotte Devillers d’écrire et réaliser un long-métrage quand bien même il serait légitime de se poser la question du rapport esthétique que les deux réalisateurs entretiennent avec le cinéma.
Dans On vous croit, la caméra inquisitrice suit le parcours du combattant d’une mère et de ses deux enfants (Alice, Etienne et Lila) dans les couloirs d’un tribunal de la famille. Ils sont convoqués pour une audition demandée par le père des enfants, lequel n’accepte pas de ne plus avoir de contact avec ses enfants. Les enfants et leur mère doivent donc réexpliquer la situation, à savoir qu’une autre procédure est en cours, visant à poursuivre le père pour viol sur la personne de son jeune fils Étienne. En restituant une audience en temps réel, On vous croit entend bien communiquer à son spectateur l’impression de claustration ressentie par les personnages, et tout particulièrement par celui d’Alice (Myriem Akheddiou), cette mère-courage d’abord bâillonnée puis sommée d’exposer la vérité dans le détail afin de protéger ses enfants d’un père prédateur. Outre ce choix radical d’une quasi-unité de temps et de lieu, On vous croit se complaît également à faire déambuler ses personnages dans les couloirs froids et impersonnels de ce tribunal, d’une blancheur immaculée et d’une neutralité effrayante.
La tête au carré
Dès la première scène d'On vous croit, capturant péniblement à la Dardenne le conflit en pleine rue d’une mère avec son jeune fils, la forme du film saute aux yeux : la facilité stylistique du cadre restreint, presque carré, et de plans très rapprochés, au plus près des personnages, enserrant la plupart du temps leurs visages dans de très gros plans qui les concassent et les étouffent, crée d’emblée l’impression de malaise que le film entend bien communiquer à son spectateur. Il faut à tout prix que celui-ci ressente le mal-être de ces personnages oppressés qui en ont gros sur la patate. Après s’être littéralement battue avec son fils, après être tombée par terre, Alice reprend son souffle en très gros plan. Elle est estomaquée par l’altercation physique, traduisant – on le pressent bien – un étouffement beaucoup plus général et beaucoup plus psychologique, que Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys ne manqueront pas d’approfondir et d’exposer en long et en large par la suite. Durant l’audition face à la juge, montrée in extenso, Alice sera en effet également oppressée, privée de souffle et de parole à plusieurs reprises, et contrainte d’écouter sans broncher les complaintes victimaires du père violeur attristé de ne plus avoir de nouvelles de sa progéniture, mais aussi la plaidoirie affligeante de l’avocat moumouté des enfants, lequel prie les deux parents de faire des efforts. Quand elle pourra enfin prendre la parole et exprimer la vérité, la caméra ne la quittera plus, ne relâchant jamais son étreinte.
Mais le contrecoup de cette oppression soutenue par tous ces bourreaux – le père violeur, le système judiciaire, et la caméra harceleuse – s’exprimera après l’audience, et avant l’épilogue. Suite à l’audition, le père entre de force dans la pièce où attendent les enfants pour les voir et leur offrir des cadeaux. Pétrifié, le jeune Étienne attend le départ de son géniteur pour ouvrir le paquet, dévoilant un tuba et un masque de plongée. Excédée, Alice s’en saisit et suit son ex-mari jusque dans les toilettes pour lui faire littéralement bouffer son cadeau, en lui infligeant ni plus ni moins qu’une gorge profonde avec le tuba. Ce qui sert donc normalement à reprendre de l’air, à reprendre son souffle, est ici utilisé comme un outil pour en priver quelqu’un et l’étouffer. On vous croit pousse ainsi le cynisme à son extrémité, en faisant de ce climax une scène de vengeance lors de laquelle un personnage oppressé tout le long du film fait subir à l’oppresseur – ou un des oppresseurs – ce qu’elle a ressenti : l’étouffement, la perte de souffle. En lui fourrant son tuyau dans la gorge, elle le ramène également à la brutalité d’une pénétration forcée et en fait une sorte d’arroseur arrosé, ou de violeur violé. C’est un peu comme si le personnage se vengeait des sévices que lui ont infligé tous ses bourreaux, à la fois cet ex-mari prédateur qui a abusé de son fils, mais aussi le système judiciaire qui l’a obligé dans un premier temps à se taire et à subir les paroles illégitimes des autres puis à déballer son histoire sans filtres, au détriment de toute pudeur et de toute dignité. Enfin et surtout, elle se venge aussi des oppresseurs suprêmes, les deux cinéastes pervers qui ont mis en scène son calvaire durant une heure quart – plus long aurait été inhumain. Après s’être fait mettre la tête dans un étau tout le film durant, écrasée par ce cadre carré étouffant, Alice peut enfin à son tour faire la tête au carré à son bourreau, en le privant également de souffle.

Cela nous mène à une réflexion sur l’esprit de vengeance que semble prôner On vous croit. Pourrait-on envisager de l’étendre au spectateur, lui qui vient également d’être malmené ? En effet, au sortir de certains films particulièrement pénibles, il nous arrive parfois de ressentir l’envie irrépressible de ne pas laisser impuni le soufflet que l’on vient de se prendre. C’est notamment ce qui motive malheureusement des textes un tantinet vindicatifs envers ce qui a été ressenti comme une purge ou comme une insulte pure et simple à la cinéphilie, voire à la dignité humaine. C’est aussi ce qui pousse parfois certains spectateurs à exprimer leur mécontentement haut et fort en sortant d’une projection. Puisque que l’on ne peut pas casser les fauteuils ou lacérer l’écran, que la bienséance et la raison nous freinent à de tels débordements, ne pourrait-on pas simplement s’imaginer, comme Alice, enfoncer un objet oblong dans le goitre de ceux qui nous ont oppressés le long de leur méfait filmique ? Bien sûr, cette réflexion n’est qu’une rêverie que l’on n'oserait en aucun cas satisfaire, mais si l’on appliquait la même violence et la même absence d’éthique et de remords empruntées par le film, nous en serions probablement là.
La dérive de l’incontinent
Comme on vient de le voir, la violence dans On vous croit est loin d’être exclusivement psychologique, il s’agit également d’une violence physique réelle qui s’exprime par débordement. Cependant, le pire des violences charriées par le film est celle qui est faite à un personnage en son absence, lui qui a très peu droit à la parole. Le jeune Etienne est en effet la victime sacrificielle, et pas seulement parce qu’il est cet enfant violé dont les adultes débattent du sort, et qui doit subir l’affront de devoir côtoyer son père alors qu’il avait explicitement demandé de ne pas le croiser. Mais aussi et surtout parce que l’on expose, lors de l’audition, la maladie de l’enfant, causée par son traumatisme, à savoir l’encoprésie – traduire « une incontinence fécale handicapante ». Si le film charrie donc de manière prévisible les déjections comme tous ses semblables de la qualité belgo-scatologique, il le fait à la fois sans avoir l’air d’y toucher mais aussi de la façon la plus abjecte qui soit, en étalant cette incontinence dans des tartines de dialogues tournant autour de ce sujet décidément obsédant.
On en vient à se demander si le but de l’audience à laquelle on assiste n’est pas de déterminer le degré de gravité de l’incontinence du pauvre Étienne, et de bien signifier par cet étalage verbal de merde que cette affaire sent mauvais. Effectivement, il y a quelque chose de pourri au royaume de Belgique, et On vous croit est un film merdique de plus qui vient en attester. C’est donc dans les déjections que s’expriment le trauma et toute la fange que remue le film ne peut que s’exprimer dans les traces de caca laissées un peu partout par Étienne – sa mère précise bien qu’elle retrouve régulièrement des selles tout autour de son lit. Encore heureux que le film se concentre sur l’audition et ne fait qu’évoquer – abondamment – cette incontinence par la parole. Mais par cette incontinence verbale, le film expose la sienne propre, son incapacité chronique à se retenir, et à ne pas laisser des traces de merde sur son passage. On vous croit est véritablement indécrottable.
Le clown perruqué et la flamande magique
Parmi les personnages de professionnels de la justice, le plus négatif, celui qui fait objectivement le plus mal son travail, est l’avocat des enfants. Le fait qu’il soit tourné d’emblée en dérision par une coiffure des plus hasardeuses qui lui donne déjà des allures de clown – ridicule poussé à son extrême lorsque l’on découvrira qu’il s’agit de surcroît d’une moumoute – n’est que la moindre des ambiguïtés concernant ce personnage. Car le plus pénible est probablement qu’il soit joué par un acteur d’origine maghrébine (Mounir Bennaoum), ce qui fait du plus mauvais avocat le seul personnage d’origine étrangère parmi les tenants de la justice (avocats et juge). En contrepartie, la juge impartiale – mais dont on comprendra dans l’épilogue qu’elle est véritablement du côté des enfants – est interprétée par une actrice flamande (Natali Broods), en faisant une digne représentante de cette figure du cinéma belge francophone que nous avions théorisée dans notre texte sur Amal : le (ou la) flamand(e) magique.
Ce personnage détenant indubitablement la sagesse et l’ascendant sur tous les autres est ici une sorte de statue du commandeur qui ne vacille apparemment jamais. Mais il s’agit néanmoins d’un personnage humain, comme le révélera, tout de suite après l’audition de toutes les parties, un plan signifiant grotesque dans lequel elle se lève de son trône pour contempler la ville de haut, avec tristesse et commisération. La flamande magique est ici une sorte de figure transcendante qui toise ses contemporains avec dépit tout en étant néanmoins pétrie d’une humanité que lui dénie pourtant son statut de demi-déesse du Mont Olympe, surplombant le commun des mortels du haut des lois qu’elle a pour devoir d’appliquer et de faire respecter. Dans le cinéma belge institutionnel, on aura bien compris que les emplois sont fixes et que les clichés doivent être respectés. L’emploi du sage est dévolu à un comédien ou une comédienne flamande, l’emploi du clown à un comédien d’origine étrangère à l’accoutrement ou au grimage ridicule. Mais il faut également ajouter à cette galerie de clichés un troisième emploi, pour lequel un acteur en particulier, semble avoir la primeur sur tous les autres.
Le pédophile idéal
Laurent Capelluto est apparemment l’acteur idéal pour endosser le rôle du pédophile. C’est la deuxième fois en moins de deux ans qu’il le fait, après avoir incarné une sorte d’ersatz de Marc Dutroux dans Les Poings serrés de Vivian Gofette. Il faut déjà s’interroger sur la récurrence de la figure du pédophile dans nombre de films belges récents (Les Poings serrés, Maldoror, Dalva, Un silence de l’inénarrable Joachim Lafosse, dejà précurseur du genre avec Élève libre). Le cinéma belge semble en effet se décomplexer progressivement sur ce sujet. Ce qui était tabou dans le pays durant plus de vingt ans suite à l’affaire Dutroux semble s’être frayé un chemin jusqu’aux films à sujets cautionnés, voire commandés, par les institutions. Quel sujet, en effet ! Le cinéma belge francophone ne pouvait pas passer à côté, avide de sensations fortes et de claques potentielles. Mais encore plus que cette amère constatation, la question soulevée notamment par la vision d’On vous croit est celle de la récurrence d’un même acteur dans ce rôle ingrat du pédophile de service dans deux de ces films à sujets délicats, à savoir Laurent Capelluto qui a visiblement la gueule de l’emploi.
On vous croit cristallise en effet le cantonnement des acteurs à des emplois et à des clichés maintenant devenus des figures archétypales d’un cinéma clos : un(e)tel(le) en flamand(e) magique, untel en clown bizarroïde, unetelle en mère-courage, untel en pédophile de service. Le cinéma belge francophone est définitivement devenu une petite industrie qui utilise ses matières premières (ses acteurs, ses décors, ses archétypes,…) pour fabriquer les produits les plus directs et formatés possibles. Ce sont effectivement des claques efficaces qui sont maintenant produites, des uppercuts dans la face du spectateur content de se faire administrer une correction, comme un consommateur lambda est content de se trouer l’estomac en ingurgitant du cola ou de s’intoxiquer avec des cigarettes. Le cinéma belge francophone est définitivement devenu une industrie donc, et de moins en moins un art, ne se contentant que de développer des sujets et de les traiter de la manière la plus percutante possible. Le seul art pratiqué par ce type de productions induites et encouragées par le Centre du cinéma et son comité de censure (oups… de lecture) est désormais celui de l’enfumage.
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