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Le poster de la 80ème édition de la Mostra de Venise 2023
Festival

Mostra de Venise 2023 : Tragédie des frontières dépassées

Guillaume Richard
Retour sur la 80ème édition de la Mostra de Venise qui se tenait du 30 août au 9 septembre 2023. Elle a été marquée par le terrible diptyque sur les horreurs des crises migratoires proposé par Agnieszka Holland et Matteo Garrone. Deux films qui se retrouvent au palmarès mais heureusement pas sur les plus hautes marches. D'autre part, Richard Linklater et Quentin Dupieux ont signé deux très bons films, et nous avons fait la belle découverte de Love Is a Gun de Lee Hong-chi, qui repart avec le prix du meilleur premier film.
Guillaume Richard

Petit bilan mitigé et palmarès de la Mostra de Venise 2023

Lorsqu'on visite Venise, on ne peut être que frappé par son grand paradoxe. La ville est semble-t-il, à ce jour, condamnée à être ensevelie sous les eaux dans un futur pas si lointain, tandis qu'elle continue à servir de vache à lait pour des milliers de touristes l'enfonçant toujours un peu plus dans la lagune. Le spectre de la disparition est proche : les souvenirs des morts qui hantent encore la ville à chaque coin de rue, dans chaque maison et chaque palais, vont bientôt s'évanouir pour rendre à la nature ses droits. C'est la première fois que je participais à la Mostra, qui se déroule dans le cadre idyllique du célèbre Lido, où, à l'inverse, des palais qui n'en sont pas (tel le PalaBiennale) sont construits pour célébrer un art toujours bien vivant. Autour du Palazzo del Cinema et du Casinò, une vraie fourmilière s'agite, aussi grouillante et bling-bling qu'à Cannes. Je suis resté trois jours en explorateur pour revenir l'année prochaine. J'ai quand même pu voir onze films de cette Mostra de Venise 2023 pour un bilan très contrasté. La mort, qui est certes le sujet d'un nombre incalculable de films, était aussi présente à l'écran que dans l'aura spectrale de la cité des Doges. Richard Linklater et Quentin Dupieux la narguaient avec joie et inventivité pendant que la sinistre Agnieszka Holland et Matteo Garrone ont, sans aucuns scrupules, repoussé les frontières de la représentation de l'horreur des crises migratoires. La tragédie est ainsi double : elle vient du monde et on ne peut que compatir et s'indigner (mais ça, la critique doit pouvoir en faire abstraction), elle se trouve à l'écran et on se doit de la combattre quand elle prend des formes aussi putassières.

Le premier film que j'ai vu est justement celui d'un mort, The Caine Mutiny Court-Martial de William Friedkin, qui s'ouvre sur une citation du cinéaste sur le sens de son œuvre (recueillant les applaudissements de la salle) et se termine par une dédicace au grand Lance Reddick, mémorable chef de bureau dans The Wire et Fringe, disparu lui aussi cette année. The Caine Mutiny Court-Martial est un film de procès rigide dont la seule bonne idée est de dessiner les contours d'un personnage pratiquement absent à l'écran. Il est difficile de passer après Anatomie d'une chute de Justine Triet, qui se montre beaucoup plus fin et complexe que cette soi-disante « leçon de cinéma » de William Friedkin. Sans doute que certains ont été impressionnés par le grotesque twist final, proprement réactionnaire, qui vient réveiller d'autres morts et un pan de l'histoire récente des États-Unis dont on pensait que le cinéma américain s'était débarrassé, du moins dans sa forme patriotique comme c'est le cas ici. La mort traverse également Evil Does Not Exist, qui remporte le Grand Prix du jury, dont Ryûsuke Hamaguchi loupe malheureusement le final. Le film est fort, évoluant entre différents personnages et touchant à diverses problématiques écologiques actuelles, et on retrouve toute la délicatesse de la mise en scène d'Hamaguchi. Le film lorgne même sur Dersou Ousala d'Akira Kurosawa avec un humanisme presque inespéré dans sa deuxième partie, avant de finir par céder au ressentiment, exactement comme dans Contes du hasard et autres fantaisies. Il faudra cependant attendre de voir Gift, avec lequel Evil Does Not Exist forme un diptyque, pour retrouver peut-être ce qui fait la grandeur de Drive My Car.

Evil Does Not Exist présenté à la Mostra Venise 2023
Evil Does Not Exist de Ryûsuke Hamaguchi (© NEOPA - Fictive)

J'ai certainement choisi les mauvais jours pour venir à la Mostra car j'ai enduré le terrible diptyque sur les crises migratoires proposé à distance par Agnieszka Holland et Matteo Garrone. Green Border et Io capitano s'emboîtent parfaitement car ils ont exactement les défauts opposés mais un même projet : instrumentaliser des migrants dans un récit exhibitionniste en immersion dans l'horreur des traitements inhumains, soit ce que le cinéma peut offrir de pire esthétiquement. On comprend bien l'importance symbolique de tels films, mais leur traitement moral est désastreux et amnésique, comme si tout était permis et rien n'avait été écrit, pensé et filmé sur la représentation de la barbarie humaine au cinéma. Io Capitano s'en sort un peu mieux que le lamentable Green Border, film coup-de-poing sans morale et naïf où Agnieszka Holland ose tout sans scrupules ni intelligence. Matteo Garrone a un plus grand cœur même s'il n'évite pas une mièvrerie pompière et une esthétique téléfilmesque. Green Border et Io capitano repoussent les frontières de l'abjection (je m'excuse d'utiliser ce concept usé de la cinéphilie mais c'est celui qui convient le mieux) et c'est une tragédie pour le cinéma. La Liste Schindler de Steven Spielberg avait ouvert les portes à toutes les indécences en dramatisant la représentation de la Shoah et en la transformant en grand spectacle (on ne va pa revenir sur la longue polémique et les positions qui ont été prises, de Godard à Didi-Huberman). Agnieszka Holland lui doit beaucoup tout en louchant par moments sur la lourdeur d'un Ken Loach. Un air de Berlin planait sur cette Mostra de Venise 2023 pour la plomber avec des films à sujet laborieux. Green Border n'a heureusement remporter que le Prix Spécial du Jury, qui a tout d'un prix de consolation obtenu par les quelques défenseurs du film au sein d'un jury où il n'aura visiblement pas fait l'unanimité (attendue ?), et c'est donc une bonne nouvelle. Matteo Garrone remporte quant à lui le Lion d'Argent du meilleur réalisateur, ce qui apparaît incompréhensible au vu de la concurrence et de la manière dont il édulcore son film.

Heureusement, de nombreux films de cette Mostra de Venise 2023 valaient le détour. Love is Gun de Lee Hong-Chi réussit avec panache et légèreté le pari compliqué du « film de retour à la maison », un cliché à partir duquel il est difficile d'innover. Il remporte le prix du meilleur premier film et j'espère qu'il sera distribué par chez nous. Malqueridas de Tana Gilbert est entièrement composé d'images tournées par des prisonnières chiliennes avec leurs téléphones portables, donnant à voir leur quotidien et leurs difficultés sans aucune lourdeur narrative. Sem Coração (Heartless) de Nara Normande et Tião s'inscrit dans la lignée des films d'initiations adolescentes poreux, exploitant visuellement un terreau fantasmatique, même si cette tendance commence certainement à se répéter comme une formule qui n'a plus rien de magique. Deux grands noms ont signé les meilleurs films de ma Mostra, Richard Linklater et Quentin Dupieux. Hit Man fait partie des meilleures comédies de ces dernières années grâce à une écriture tellement aboutie et fine qu'elle finit par rendre le comique naturel. Il faut évidemment beaucoup de talent pour arriver à un tel résultat. Le film cultive plusieurs ambiguïtés sans jamais céder aux discours dominants qui peuvent freiner l'anticonformisme porté par la comédie (comme chez Adam Sandler par exemple). Et puis Richard Linklater filme un curieux travestissement, un processus rendu aussi possible par l'être aimé qui peut nous changer de A à Z. Enfin, Daaaaaali ! est peut-être le meilleur Quentin Dupieux depuis son retour en France. Labyrinthique et reproduisant la non-logique du surréalisme auquel il rend hommage, le film, avec tous ses emboîtements, rappelle le sommet de Dupieux, Réalité. C'est aussi et évidemment son film le plus buñuelien, avec un peu du Dumont de Ma Loute. Reste à savoir, à la revoyure, si Dupieux ne ridiculise pas Dali en le faisant passer pour un con fini. Il repousse les frontières du biopic avec une imagination débordante et pour se foutre royalement de la mort.

Palmarès de la 80ème Mostra

Lion d'or: Poor Things de Yórgos Lánthimos
Lion d'argent - Grand Prix : Evil Does Not Exist de Ryūsuke Hamaguchi
Lion d'argent du meilleur réalisateur : Matteo Garrone pour Io capitano
Prix spécial du jury : Green Border d'Agnieszka Holland
Meilleur scénario : Guillermo Calderón et Pablo Larraín pour El Conde
Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine : Cailee Spaeny dans Priscilla
Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine : Peter Sarsgaard dans Memory
Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir : Seydou Sarr dans Io capitano
Prix du meilleur film Orizonti : Explanation for Everything de Gábor Reisz
Prix du meilleur premier film : Love Is a Gun de Lee Hong-chi