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Yūsuke (Hidetoshi Nishijima) conduit par Misaki (Tōko Miura) dans Drive My Car
Rayon vert

« Drive My Car » de Ryūsuke Hamaguchi : La vie, malgré tout

David Fonseca
Que fait-on de ses morts ? Comment faire son deuil ? Drive My Car de Ryūsuke Hamaguchi, offre une réflexion sur ce jour maudit où chacun apprend la vérité des choses, la mort des roses.
David Fonseca

« Drive My Car », un film de Ryūsuke Hamaguchi (2021)

La mort, ce « grand vent narcotique de l’ombre ». Comment conjurer ce malheur pour Yûsuke (Hidetoshi Nishijima), qui a perdu son enfant, puis sa femme, Kôji (Masaki Okada), dans Drive My Car ? Éviter la compassion, vivre dans la clandestinité son chagrin, espérer endiguer autant que possible la sinistre contagion des pleurs, l’émulation bouffonne du malheur où chacun, malgré soi, rivalise dans l’expression emphatique de la douleur ? Ce ne sera jamais le choix de Yûsuke. Mais, à bien y réfléchir, l’inverse n’est-il pas moins risible : la comédie stoïque de l’horreur surplombée, maîtrisée, l’effacement pseudo-héroïque de tous les signes du désespoir, pour lequel Yûsuke semble opter dans la toute première partie du film ? Comment faire seulement ?

Chacun meurt. Chacun, un jour, accouche de lui-même à l’envers. Vieillit, se rétrécit, pour faire rentrer sa tête au centre de son nombril. Mais la mort prématurée ? Qu’est-ce qu’éprouver la perte d’un proche, d’y porter le deuil dans le lieu de toutes les pertes, Hiroshima ? Il faudra continuer, malgré tout. Malgré tout, ce qui ne laisse pas d’être questionné comme mis en scène dans Drive My Car.

Continuer, malgré tout, ce sera d’abord prendre la route pour Yûsuke, acteur/metteur en scène de théâtre, direction Hiroshima, accepter d’y monter une pièce (Oncle Vania, de Tchekhov, l’histoire d’un ratage) dans toutes les langues possibles car c’est à n’y rien comprendre la vie, sauf à la traduire en un sens, celui d’accepter de se délester du poids de porter seul la responsabilité de son existence, se laissant conduire une fois arrivé dans les lieux, par une jeune femme, désormais son chauffeur personnel, Misaki (Toko Miura), personnage opérant comme le fantôme de sa fille, chacun se découvrant peu à peu, excavant leurs souvenirs allant leur direction.

Sur ce chemin, dans la voiture, depuis l’intérieur de cette voiture rouge omniprésente, personnage médiateur du film, quand Yûsuke pense à ses défunts, quand ils lui manquent, dans cette confession faite peu à peu à Misaki autant qu’elle se confiera doucement à lui, sans jamais aucun forçage, il ne veut pas dire seulement qu’il souffre de leur absence. De lui, en lui, quelque chose manquera désormais, qui est lui… Quelque chose manquera qui fera qu’il ne sera plus tout à fait lui-même, qu’il aura perdu toute possibilité de l’être jamais de nouveau. Et Yûsuke de s’apercevoir que même tous les autres ont sans doute l’avantage sur lui d’être entiers, comme ce jeune premier qui a séduit sa femme par le passé, de ne pas porter avec eux le risible corps amputé, le visage défiguré de ce qu’il est devenu. Il y aura dorénavant cette absence qui touche à ce qu’il a de plus secret, de si secret qu’il ne se l’explique pas sauf à vouloir le traduire dans toutes les langues possibles, jusqu’à celle, secrète, de la langue des signes, incarnée par l’une des actrices d’Oncle Vania, qui opérera comme révélateur du négatif en fin de film, parce qu’il faut bien vivre, malgré tout.

À travers ces pertes, ce n’est ni son corps ni son esprit qui ont disparu, mais quelque chose de plus intime qu’il ne conçoit même pas mais sans quoi il n’est rien du tout. L’homme-lettre ne sait plus les mots qui feraient sentir ce lieu en lui où tout ce qu’il était s’est défait le jour de leur disparition, qui lui donnaient son centre, sa forme, son contour. Ils lui ont ôté ce qu’il était, et il n’y a personne à qui il puisse réclamer ce qu’on lui a pris ce jour-là, cette part vivante qui a fait définitivement qu’il n’existera plus en dehors de cette absence-là.

Du deuil

C’est dans l’épreuve du deuil que la vérité peut apparaître. « Tu regarderas la nuit les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. C’est mieux comme ça. Mon étoile ce sera pour toi une des étoiles. Alors toutes les étoiles tu aimeras les regarder. Elles seront toutes tes amies. Et puis je vais te faire un cadeau. Quand tu regarderas le ciel la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d'elles, puisque je rirai dans l’une d'elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. », dit Le petit Prince au pilote avant de disparaître définitivement, mordu par le serpent, à la fin de l’histoire. Dans Drive My Car, il faut que Yûsuke ignore laquelle des étoiles qu’il pourrait contempler est celle de ceux qu’il a perdu. C’est seulement à cette condition-là que toutes les étoiles à la fois se mettront à briller et à rire de la lumière et du rire de l’étoile qui désormais fait défaut à celui qui contemple le ciel. L’enfant disparu en soi/la femme emportée au loin, Yûsuke reste seul. Il n’y a plus qu’une étoile qui brille au-dessus de ce qui est « et c’est le plus beau et le plus triste paysage du monde ». Une étoile qui lui murmure cette loi morale, qui lui dit que chacun est responsable de tous : Yûsuke de Misaki, Misaki de Yûsuke. Yûsuke, à cette condition, ne sera plus jamais seul. Un lien peut unir à autrui à partir de l’épreuve de la perte. « Nous sommes quelques-uns à veiller sur les hommes auxquelles les étoiles doivent leur réponses » ajoute Saint-Exupéry dans Citadelle. Voici Yûsuke/Misaki. Deux individus face au ciel étoilé et qui dans le spectacle de ce ciel étoilé trouvent la preuve de ce qui les unit à autrui, adressant au vide céleste une parole qui leur revient en retour sous forme de cette parole d’amour. Mais il n’y a pas d’étoiles dans Drive My Car. Pas de ciel davantage. Aucune verticalité. Où chercher l’étoile ? En allant sa pente, prendre la route, continuer d’emprunter l’horizontalité des chemins, malgré tout.

Yūsuke (Hidetoshi Nishijima) interpellé par sa femme dans Drive My Car
© Visuel fourni par Diaphana Distribution

Du transport

Quel peut bien être le sens, l’un des sens du voyage vers Hiroshima comme ces allées et venues en voiture ? Yûsuke se déplace en permanence. Avant la mort de sa femme, il est L’homme pressé de Paul Morand, occupé, au sens militaire du terme, par son travail, toujours sur le départ. Après sa mort, décision est prise de partir pour ce festival de théâtre à Hiroshima. A-t-il perdu quelque chose à tant vouloir disparaître comme ces fantômes qui lui reviennent ? Le sens de la vie. Mais pas n’importe lequel. Il y a bien du sens dans Drive My Car, du bon sens, au sens de la direction, un peu comme chacun sait que le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest. Et tout le monde de le regarder sans pouvoir l’atteindre. Observer ce soleil qui se lève et se couche sans jamais avoir la possibilité de bouger un doigt. De la folie, donc. Le sens de la vie est une illusion. « L’obstacle, c’est le but », écrit Picabia. Reste le mouvement, se déplacer, le vrai sens, dans l’attente d’un je-ne-sais-quoi, d’un presque-rien. Chacun s’efforce pourtant de se donner une croyance, le théâtre pour Yûsuke. Un sens. Faire des liens. Et la déliaison ? Vivre de fragments, de bouts de vie, de fleurs éparses. Vivre d’extraits. Vivre de la vie, de la mort des autres, comme Yûsuke et Misaki vont en faire l’apprentissage au cours de Drive My Car.

Dans l’attente, en se déplaçant, Yûsuke espère régler un vieux contentieux avec le temps. Il pense avoir trouvé dans ses déplacements matière à le ralentir. L’alchimie de ce transport en voiture épaissirait les secondes. Celles passées sur la route fileraient moins vite que les autres, provoquant la durée du film (trois heures, environ). Il lui faut chaque jour refaire l’horizon. Cette voiture y invite, à la sortie comme au départ. Pour se refaire l’exil lié à la perte. Pour se refaire la vie, dans l’espoir d’atteindre un coma de juste mesure. Être sans cesse sur les roues. Avoir le départ comme cadence. Des déplacements qui commencent comme des fuites et finissent en course-poursuite contre les heures. Mais Yûsuke l’apprendra bientôt : il ne se déplace pas, il est traversé par le temps, ordonné par le cœur. Or, le cœur, ça ne bat pas. Ça circule. Et il faut pouvoir suivre son rythme, avec l’espoir d’éterniser le temps perdu.

Yûsuke s’efforce pourtant vainement au déplacement (dans l’espace/sur la scène du théâtre, tantôt acteur/metteur en scène) parce qu’un jour il a perdu son chemin. Un jour le chemin s’est refermé sur lui, comme une carte qui se replie, ne lui permettant plus de distinguer sa gauche de sa droite, tout devenant étrange, déplacé de la terre, déboîté de son propre corps : tout s’est mis à bouger sans lui. Il s’est alors délocalisé dans le temps/tout le temps, car comment savoir qui l’on est quand on n’est plus de sa propre fondation, quand on n’est plus de sa propre pierre ?

Face à la mort, Yûsuke est dès lors, dans un premier temps, seul, si seul que plus rien ne lui permet de vérifier sa propre existence. Tout commence à sombrer avec la disparition d’un être cher. Alors, ce jour-là, un mot manquera toujours au monde, et il en faudra bien des langues pour espérer l’attraper. Cette absence mangera le langage alentour. Dans ce trou creusé, le sens, celui auquel Yûsuke conférait de l’estime, en viendra inévitablement à sombrer. Ne lui reste alors plus qu’à faire le deuil, comme s’il s’agissait d’un « travail ».

Ce « travail du deuil » qu’il faudrait faire, quelle bêtise crasse ! Cette insupportable condescendance de ceux qui prétendent énoncer la norme, psychanalyste en tête, cette inexorable loi par laquelle il n’y aurait pas d’autre solution d’en passer. Tout ce discours ordinaire repose sur l’affirmation dans Drive My Car que Misaki et Yusûke devraient laisser leur désir se réinvestir en de nouveaux objets, une pièce de théâtre, par exemple. Cela supposerait que leur fille, leur femme, leur mère, soient des objets et que ces objets puissent se substituer les uns aux autres. Or, rien ne pourra prendre la place d’autre chose. Chaque mort ou tout autre drame révélera toujours, au contraire, leurs corps dans leur insubstituabilité. Jamais Misaki et Yusûke ne feront le deuil. Ils vivront avec leurs morts : « Ceux qui survivent continuent de penser aux morts » dit Yusûke à Misaki, en fin de film. Ils leur parleront comme ils ne cessent plus de se confesser l’un à l’autre. À cette condition il deviendra peut-être possible de surmonter leur propre folie, comme celle de la mère de Misaki, une confession faite par cette dernière à Yûsuke lorsqu’ils retournent ensemble sur le lieu où elle vivait autrefois, lieu englouti, dieu de l’enfance enfoui dans un désert enneigé.

Avec toute cette neige, à la fin de Drive My Car, Misaki et Yûsuke voient sans doute mieux maintenant, comme si c’était la première fois. Comme si naissait en eux le sentiment que tout va s’accomplir dans cet enfouissement blanc des commencements. Il a neigé et ils voient, peut-être, pour la première fois doucement s’écarter les panneaux lourds des façades des maisons alentour, leurs écrans immobiles de pierre, assistent au spectacle de tous ces volumes tristes rentrant magiquement à l’intérieur d’eux-mêmes et que se dégage tout autour d’eux un grand horizon aérien inouï de solitude. Comme s’ils pouvaient ainsi croire que s’abolissait toute cette fatigante géométrie de mort et d’ennui des lieux. La neige, c’est comme le soleil dans d’autres pays : il enfouit. Seront-ils heureux, désormais ? Comment le savoir ? Le corps de la mère enseveli sous la neige, on n’entend rien. On n’entend plus les appels à l’aide d’une mère. Comment une petite fille pourrait-elle lui porter secours ? Voulait-elle simplement aider cette demie-folle tandis que la maison s’écroulait ? La folie est une désertion de l’intérieur, comment l’habiter durablement pour l’enfant qui se demanderait : à quoi rêvent les couteaux dans leurs sombres tiroirs ?

De l’enfermement

Il y a simplement, maintenant que confession est faite, cette voiture rouge qui les attend, en un dernier plan sur elle, long plan, véhicule immobile, qui délivre peut-être enfin un réseau de significations : un véhicule en forme de cellule, mais laquelle ? La cellule de vie ? Petite cellule rouge, cellule de sang qui fait circuler biologiquement le destin comme elle l’organise par son flux ? La cellule du reclus ? Mais il faudrait encore choisir entre la cellule monastique, cella, le petit ciel, l’endroit le plus proche de dieu sur terre malgré sa logique d’enfermement ou bien la cellule mortuaire, du corbillard qui va son train ? Ce sera la cellule de vie pour Misaki et Yûsuke.

Yūsuke (Hidetoshi Nishijima) en pleine répétition de la pièce de théâtre Oncle Vania dans Drive My Car
© Visuel fourni par Diaphana Distribution

Le véhicule rouge ne remplit donc pas simplement une fonction dans Drive My Car, il joue comme opérateur de distanciation. Il médiatise l’ensemble des relations par le jeu qu’autorise cet écart, au sens où il y a du jeu partout (celui des acteurs de théâtre comme il y a du jeu dans l’axe de la vie de chacun) : la distance qui mène Yûsuke de son lieu de résidence au festival d’Hiroshima, où il ne s’agit plus de se déplacer d’un point vers un autre, mais de filmer l’entre des choses, leur antre ; la distance induite par l’écoute d’une cassette audio de sa femme défunte tout comme par l’effet de la répétition de pièces de théâtres en conduisant ; la distance à parcourir entre lui et Misaki dans ce véhicule, offrant un plan dans le plan, une distance dans la distance pour un réalisateur qui n’a eu de cesse dans sa quadrilogie Senses (2015) de travailler sur la communication, la connaissance de soi à travers autrui, comme celle du deuil ; la distance provoquée par le dispositif du film, entre la tragédie fortissimo des situations vécues (le rouge vif du véhicule) et l’expression moderato des sentiments.

Cette distance/effet de distanciation place les personnages de Drive My Car au centre d’un dispositif filmique singulier : le palimpseste. Ce dernier, qui crée toujours un effet d’écart entre ce qui a été effacé et ce qui s’écrit, devient l’endroit où vient se loger, en réalité, l’essentiel du film : l’indicible, l’invisible, l’impalpable. Par l’effet de cette distance, chacun peut alors se ressaisir non pas par l’effet de sa seule force comme de sa propre volonté, mais au sens où cette ressaisie opère dans le même temps comme une dessaisie. C’est par le retrait de sa puissance (d’homme, de metteur en scène, d’acteur) que la liberté pourra, en effet, être rendue à Yûsuke. Il ne pourra (re-)devenir, non pas en s’augmentant, mais par une diminution, une faiblesse, un renoncement, en acceptant la politique de la main tendue, qui est toujours une politique difficile, qui pourrait être une main perdue. Cet affaiblissement de soi, ce « Retrait-Eclaircissement » dont parle Heidegger, est dès lors une chance pour Yûsuke, qui s’appelle la grâce. La grâce qui est tout le contraire de la pesanteur, qu’il faut entendre au sens physique d’attraction, c’est-à-dire encore de ce qui a la propriété de tout ramener à soi. Au contraire, la grâce est toujours suivie d’une restitution : le film étant lui-même en gestation d’une pièce de théâtre tout comme chacun finit par être dans le don de soi.

Tout se passe comme si Ryūsuke Hamaguchi, dans son film, voulait opposer à la misère de l’homme séparé de lui-même (par la mort de ses proches) la plénitude de l’homme qui dépasse l’anxiété de l’isolement en s’identifiant à un groupe communiel, ce groupe si présent, déjà, dans Senses. C’est ce groupe investi d’images de communion qu’il s’agit d’enseigner aux individus. Dans une version optimiste de cette œuvre, émerge alors le modèle d’un individu désirant, avide de communication, cherchant dans la dépendance du groupe/la troupe de théâtre et de sa loi les conditions de son propre équilibre. Ryūsuke Hamaguchi met alors l’accent sur la dynamique unifiante, la création collective d’un univers de règles non-écrites par lesquelles les individus vivent consensuellement leur lien au groupe. Cependant, tout en enseignant aux hommes les vertus du groupe uni, le réalisateur rend compte dans le même temps de l’existence d’une limite des hommes, la radicale coupure du sujet qui est dépossédé d’une partie de son être qu’il ne peut retrouver que parmi les autres. Il faut donc quitter le royaume heureux de l’esprit immédiat, l’origine, connaître les déchirements, connaître ses limites et envisager de constituer « un nouveau moi qui soit un Nous, un nous qui soit le Moi » (Jean-Jacques Rousseau). S’opposer à une version cyclopéenne de soi-même.

Cet invisible par quoi tiennent les relations semble donc bien rendu par le dispositif de Drive My Car, celui du palimpseste. Yûsuke, soumis à la loi de ses deux fantômes, celui de sa femme qu’il écoute sur radio cassette dans la voiture, celui de sa fille à travers le personnage de Misaki, donne en effet l’impression de vivre des choses déjà vécues. Une vie, donc, en forme de palimpseste. Vivre en palimpseste, c’est alors vivre sur une couche qui existe sous l’image, un vivant sous un autre mort, à la façon de ces manuscrits grattés afin qu’il soit possible d’y écrire à nouveau : son histoire, son propre scénario, sa pièce de théâtre. Vivre en palimpseste, c’est être à la fois mort et vivant, pour Yûsuke comme Misaki. Vivre en palimpseste, c’est essayer encore de faire revivre en permanence quelque chose de mort. Vivre en palimpseste, c’est sans cesse gratter la surface du visible pour continuer de parler avec ses morts, car personne ne reviendra. Il n’y aura plus jamais d’innocence. Misaki et Yûsuke ne se baigneront pas deux fois dans la même rivière. Les Satori ne se répètent pas. La hiérophanie est à usage unique. « Je veux revoir Oto. On ne peut plus revenir en arrière », confie-t-il à Misaki. Vivre en palimpseste, ce sera, finalement, toujours être en retard de vivre, d’où tout ce chemin à parcourir. Le temps n’offre pas de deuxième chance. La vie se joue à un coup, chaque jour, un nouveau jour, une représentation, un soir. C’est pour cela qu’un jour il faut partir, comme une balle perdue.

Reste alors la vie comme elle va : « Toi et moi on va devoir vivre ainsi », se disent Misaki et Yûsuke à la fin de Drive My Car, juste avant la première d’Oncle Vania, enlacés, dans ce décor enneigé puis, les yeux dans les yeux « On va devoir vivre », « On va y arriver », « Je suis sûr... qu’on va y arriver », auquel répondra plus tard, lors de la dernière scène du film, une réplique de la pièce jouée en public : « Nous vivrons Oncle Vania ». Parmi les morts, présents au cœur de l’absence. André Bazin écrivait à ce propos que la photographie est le premier art où la présence humaine n’est plus mais l’absence. Ryūsuke Hamaguchi donne à voir, pour sa part, la mort au travail (Cocteau) au cinéma, parlant des présents, rendre ce qui leur est dû, leur absence.

Le souvenir, c’est la liberté du passé. Ce devrait être la liberté du passé. Laisser venir la poussière dans l’huître qui fera perle. Sauf à être dans la morne répétition. La révérence à ses morts. Le contraire de l’oubli n’est pas le souvenir, c’est apprendre, être toujours dans le mouvement de ce qui vient. Il n’y aura donc, décidément, jamais aucun « travail de deuil » à faire. Une seule chose, continuer d’apprendre son Métier de vivre (Pavese).

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