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Harper (Jessie Buckley) dans le tunnel dans la forêt dans Men
Critique

« Men » de Alex Garland : Le mâle engendre le mâle

Rédaction
Alex Garland signe avec Men un troisième film retors et un peu lourdingue qui surfe sur la vague des films post-MeToo tout en évitant in extremis la caricature totale grâce à un travail fantasmagorique sur la question du deuil. Néanmoins, plutôt qu’une grande allégorie féministe, le film pourrait être vu aussi comme une critique de ce que cette « ère » a pu engendrer comme atmosphère de peur constante, de méfiance voire de détestation entre les femmes et les hommes.
Rédaction

« Men », un film d'Alex Garland (2022)

Après Ex machina (2014) et Annihilation (2017), Alex Garland signe avec Men un troisième film retors et un peu lourdingue qui surfe sur la vague des films post-MeToo tout en évitant in extremis la caricature totale grâce à un travail fantasmagorique sur la question du deuil. Alors qu'elle vient de perdre son compagnon après une violente dispute conjugale — celui-ci l'a frappée pour la première fois avant de tomber du toit de leur appartement —, Harper (Jessie Buckley) se retire à la campagne pour retrouver de la sérénité mais elle est très vite confrontée à un être étrange qui vit dans les bois et à toute une série d'hommes bizarres qui finissent par s'introduire dans son quotidien. D'où le titre pesant du film, ces Men louches et libidineux qui la harcèlent, signe de cette fameuse et confuse masculinité toxique dont certain(e)s parlent parfois sans nuance. Heureusement, le film s'avère être plus complexe que cela et même plutôt original dans son traitement du deuil par l'horreur.

Men assume pleinement son récit allégorique qui manque pourtant au départ de subtilité. Lorsqu'Harper arrive dans la maison de campagne, elle commence par croquer dans une pomme qu'elle cueille sur le pommier du jardin. La référence à la Bible est involontairement drôle. Plus tard, lorsqu'elle se promène dans la forêt, elle se retrouve face à un long tunnel où elle aperçoit la lumière à sa sortie. Après avoir fait résonner sa voix dans le passage, une silhouette humaine apparaît là où la lumière se trouve : pour surmonter son deuil, Harper va donc devoir affronter un obstacle de taille. L'être horrible qui va la poursuivre jusque chez elle se révélera être un monstre protéiforme qui prendra le corps de plusieurs habitants du village (Geoffrey, le prêtre, l'enfant Samuel, le policier et l'ivrogne) et qui seront tous incarnés par le même acteur, Rory Kinnear. Cette trouvaille fait l'originalité de Men même si l'allégorie initiale sur la masculinité toxique est pesante. Néanmoins, dans le final où les êtres vont successivement se donner une nouvelle naissance, le dernier à renaître prendra la forme de James (Paapa Essiedu), son compagnon défunt. L'allégorie porte alors sur le deuil et le rapport qu'Harper entretient avec chaque personnage fait partie d'un grand processus mental et imaginaire où elle enclenche ce travail.

Il est amusant de constater qu'après Je veux juste en finir de Charlie Kaufman ou The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal, Jessie Buckley se retrouve une nouvelle fois dans un film-mental. Men plonge en effet le spectateur dans l'intimité de son héroïne et fait dans le même temps du manoir un espace mental qui lui correspond, c'est-à-dire une représentation de sa subjectivité. Un détail a toute son importance : la robe rose sortie tout droit d'un autre siècle qu'elle ne semble porter qu'à l'intérieur de la maison. Elle pourrait renvoyer à une forme d'innocence que la violence des Men vient troubler, la robe de petite fille qui ne connaît rien de tout ça. Le film est sur ce point très MeToo et Alex Garland joue clairement sur deux terrains, pour le pire et pour le meilleur.

Harper (Jessie Buckley) cueille une pomme dans l'arbre du jardin dans Men
© A24 Films (visuel fourni par Day One).

Malgré cet ancrage a priori très « parlant » dans un style de cinéma de genre post-MeToo, du moins en apparence, Men s’ouvre néanmoins à la possibilité d’autres grilles de lecture, plus circonstanciées, voire contradictoires. Si l’allégorie première que propose le film, à savoir celle de la féminité enfermée et prise au piège, acculée, par une masculinité toxique omniprésente, persiste durant une bonne partie du film, arrive cependant presque inévitablement le moment où une question se pose : et si, précisément, cette façon de présenter les événements était à prendre à rebrousse-poil, jusqu’à être totalement retournée comme une crêpe ? En effet, plus ou moins à mi-parcours, au moment où l’élément fantastique voire fantasmagorique ou fantasmé, se donne comme imparable, lorsque notamment tous les visages des « hommes » apparaissent comme étant le même seul visage, celui de l’acteur Rory Kinnear, la peur à laquelle se trouve confrontée Harper apparaît de plus en plus comme une paranoïa insensée, folle et « déréalisée ». Le personnage commence à avoir des comportements extrêmes, comme lorsqu’elle se met à crier en pleurant dans une église, par exemple. Men ne serait-il pas dès lors, plutôt qu’une grande allégorie féministe post-MeToo, une critique de ce que cette « ère » a pu engendrer comme atmosphère de peur constante, de méfiance voire de détestation entre les femmes et les hommes ? Peut-être Alex Garland a-t-il véritablement pensé cet aspect-là, peut-être a-t-il pour tout le moins envisagé que l’on pourrait en faire cette lecture…. Car si ce n’est pas le cas, alors c’est que Men est réellement lourdingue, voire qu’il rate totalement sa cible à force de surlignage et d’emphase constante. On lui laissera donc le bénéfice du doute.

Admettons qu'Alex Garland ait délibérément travaillé cette zone grise, cette ambiguïté dans la conception de son film : le fait même qu’un seul acteur joue tous les rôles masculins accentue cette impression de paranoïa, comme si le personnage principal, Harper, ne faisait plus la différence entre « les hommes » en tant qu’individualités mais les identifiait à une seule entité, hors de laquelle elle parviendrait tout de même à extirper et à situer, dans sa singularité, un seul homme, à savoir son ex-mari décédé – le fait qu’il soit joué par un acteur noir aidant évidemment à cette singularisation, y compris pour le spectateur. Il y a également une autre donnée, assez bizarre et imprécise, qui semble donner du crédit à cette thèse de la paranoïa et du film-mental dont on parlait précédemment, c’est que l’acteur Rory Kinnear, dans les traits de son visage, ressemble beaucoup à l’actrice Jessie Buckley, qui joue Harper. Les deux acteurs arborent notamment l’un et l’autre des fossettes – ou rides d’expression – très marquées, de part et d’autre de leur bouche, ce qui est un signe distinctif permettant a priori d’assimiler assez vite le fait que Rory Kinnear joue tous les personnages masculins, mais également que Harper et ces « hommes » sont liés, d’une certaine manière, comme s’ils étaient une sorte de projection mentale qu’elle se faisait, combinant à la fois des idées préconçues et/ou des stéréotypes sur les hommes et une image peu flatteuse d’elle-même qu’elle se renverrait en pleine face.

Le final en forme de « climax » de Men démystifie d’ailleurs l’aspect menaçant des « hommes » toxiques en tant qu’entité puisqu’ils finissent par accoucher successivement d’eux-mêmes – ils ont donc un appareil reproducteur féminin – dans une grande débauche gore qui rappelle par certains aspects quelques films de Cronenberg et, presque inévitablement, le final du Titane de Julia Ducournau. Il y a d’ailleurs un vrai lien à creuser entre les deux films, notamment dans ce travail sur le et les genres, sexuels et cinématographiques. En tout cas, comme Men semble mettre en évidence une sorte de cercle vicieux dans lequel la limite reste floue entre la peur panique des hommes et les exactions véritables de ceux-ci envers les femmes, on peut dire, par l'intermédiaire d'un jeu de mots approximatif, qu'il s'agit d'un film sur le mâle qui engendre le mâle.


Un texte de Guillaume Richard et Thibaut Grégoire.