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Jessie Buckley dans la maison de ses parents dans Je veux juste en finir
Critique

« Je veux juste en finir » de Charlie Kaufman : Les nuits blanches de Jake

David Fonseca
Je veux juste en finir raconte l’histoire de Jake, un personnage qui projette sa propre vie en la recréant de manière distordue sous l’effet de sa dépression comme on se raconte à soi-même des histoires pour tenir/dormir debout, des histoires fantastiques dont le film de Charlie Kaufman nous rappelle que le prodigieux qu’il produit comme l’effet de surnaturel induit n’est jamais rien d’autre qu’un trou dans le réel donnant lieu à un combat acharné, celui mené par Jake, afin de le résorber en une lutte sans donjons ni nécessairement dragons mais avec ses propres démons. Je veux juste en finir, film de chevalerie ? Sans doute un film mental qui serait un grand film d’action, réactivant la pratique archaïque mais aussi moyenâgeuse de l’ordalie comme forme d’auto-procès et d’auto-jugement de sa vie. Un film singulier, dont il faudrait également tenter une ressaisie à l’égard de l’histoire des formes comme des tendances qui se dégagent de cette année 2020.
David Fonseca

« Je veux juste en finir », un film de Charlie Kaufman (2020)

Aller à l’aventure pour ne pas démériter, rougir de soi. Espérer gagner sur l’effondrement. Se ramasser aussi dans les silences qu’on se donne. Transgresser d’emblée le cours des choses, la promptitude des hauteurs. Mais, dans le même temps, ne pas renoncer à la défaillance de ses pas, endurer le risque de sa ruine. « Tu seras un Homme mon fils », si tu en es capable. Mais si tel n’est pas le cas, que reste-t-il ? Kipling n’en dit rien, Charlie Kaufman s’y essaie, dans son dernier film, Je veux Juste en finir.

Quand Midsommar (Ari Aster, 2019) était sans doute un film d’horreur contre les conventions du genre, filmé le jour du solstice d’été, débarquement fait de ses personnages en Suède durant son Jour le plus long de l’année, Midsommar, une Belle de jour en pleine lumière/Bête de nuit plein soleil, l’anima pris dans les phares, Je veux juste en finir, de Charlie Kaufman, ne détourne pas les yeux, pour sa part, assume la nuit, qui lui confère sans doute davantage d’étrangetés.

Je veux juste en finir est précisément un film d’horreur où l’on n’y rencontre pas de monstres, dont les monstres sont internes au personnage central du film, Jake (le si précieux Jesse Plemons), un film d’horreur intimiste, c’est-à-dire encore un film d’amour épouvantail entrecroisant des Coeurs solitaires, Jesse et sa « fiancée », dans un épisode de la 4e dimension, Resnais ayant sans doute croisé la route de Lynch dans la tête de Kaufman, un soir de neige, cadre dans lequel s’inscrit longuement le film dans sa première partie. Je veux juste en finir, film transgenre, est encore un film choral mais avec personnage unique, les souvenirs de Jake occupant tout l’espace-temps dans le film comme autant de personnages en quête de leur auteur. Je veux juste en finir est donc une sorte de film protolynchien à tendance resnoïde, un trou dans le réel se produisant directement dans la psyché de Jake, comme dans l’esprit du spectateur, celui-ci ne sachant jamais comment se placer face à ce qui se déroule sur l’écran, spectateur déplacé en permanence, qui n’est pas tant une mise en abyme ni une manière de provoquer une prise de conscience chez lui, mais d’être l’observateur privilégié de la projection sur écran de l’omniscience de Charlie Kaufman qui, maîtrisant tellement les codes de la narration comme des genres cinématographiques, rend à l’écran ce qu’il est : un puits sans fond où il est agréable de se perdre. Film qui, finalement, met dans une appétence intellectuelle jamais pédante, qui nous prend par la main pour nous la couper, le négatif du film (la dépression comme la folie) produisant sa propre lumière, illustrée par le dernier plan, aussi lumineux que brillera longtemps une étoile morte.

Charlie Kaufman est un habitué du cinéma de type dépressif. Déjà connu pour ses scénarios de fin de vie (Dans la peau de John Malkovich, Spike Jonze, 1999 ; Human Nature, 2001 et Eternal Sunshine Of Spotless Mind, 2004, de M. Gondry) mais aussi son premier film Synecdoche, New York, en 2008, qui montrait déjà Caden Cottard, metteur en scène de théâtre qui, craignant une mort prochaine, recrée, à l’aide de ses comédiens, le décor comme l’ordinaire de sa vie au détail près, de sorte que plus sa vie avance, plus le studio prend les dimensions de la vie, où apparaît en nombre croissant des doubles d’acteur, une vie qu’il s’agira pour lui de juger. Veine dépressive continuée dans le tout autant asthénique Anomalisa, en 2015, dont Michael Stone, auteur réputé de type dépressif, en horreur face à son quotidien, pense en réchapper lors d’un congrès de professionnels, où il fait la rencontre de Lisa. Deux films, Synecdoche of New-York et Anomalisa dont Je veux juste en finir serait à l’intersection : l’histoire d’une relation amoureuse qui se terminerait dans un décor de théâtre pour avoir été fantasmé dans la salle de cinéma toute mentale de Jake.

Précisément, Je veux juste en finir est un film mental dont l’intrigue se déroule dans la boîte noire de Jake qui s’efforce de remonter son film/de refaire le match de sa vie dans sa tête, dont le psychisme reconfigure la métrique cinématographique, unité de temps et de lieu, de la tête de Jake à la scène de théâtre par laquelle se clôturera le film. Je veux juste en finir est, partant, un drôle de thriller qui se mange les membres depuis le crâne surchauffé de Jake, dont la victime comme le criminel sont une seule et même personne, Jake himself, tout ce bruit et cette fureur trop longtemps contenus que Jake voudrait libérer En quatrième vitesse. Si vite, que le film de Charlie grille la politesse à tous les genres cinématographiques, comme de la réalité de laquelle il voudrait s’affranchir.

Je veux juste en finir, tout comme le cerveau de Jake, est en effet constellé de plus d’étoiles que le ciel ne saurait en contenir, à la fois un drame, une comédie musicale qui fait un pas chassé direction l’horreur, celle de Robert Eggers dans The Witch. Film de science-fiction aussi, par ces aller-retours, entre passé, présent, futur des personnages, qui se lisent instantanément sur leurs visages, les transformant au gré des situations, toujours furtivement : un film de Christopher Nolan qui n’en aurait conservé que l’émotion, un anti-Nolan, une réflexion sur le temps qui va, tout s’en va... Film fantastique qui rendrait également The Visit à ses souvenirs, sur ce que Jake est/ce qu’il a fait de sa vie/ce qui fait son identité malgré le temps qui passe (y a-t-il toujours du même dans le changement qui s’opère en lui, ou bien est-ce le changement qui serait le même?). Ce fichu temps, cette manière de ployer le genou avec le temps, de voir vieillir ses parents : Toni Colette en mère creepy – de Ari Aster, dans Hérédité à Charlie Kaufman, une affaire de transmission/contamination –, le père (David Thewlys), personnage baveux aux blagues graveleuses, et leur fils Jake d’observer leurs dégradations physiques et mentales, leur Alzheimer débutant. Curieux parents auxquels Jake et son alter ego, Louise/Lucy… – on ne sait pas trop bien comment la nommer avec précision, son prénom se modifiant sans cesse au cours du voyage, appelons-là par convention la fiancée (Jessie Buckley) de ce drôle de pirate Jake, Louise/Lucy et consorts, laissons-nous prendre au jeu, qu’on présuppose au début du film être la fiancée de Jake –, ces curieux parents, donc, à qui ils vont rendre visite dans les premiers mois de leur relation. Voilà la trame de cette histoire, road movie mental, et ce ne sera pas New-York-Miami, la rencontre d’une vie, mais l’occasion favorable, durant le trajet en voiture, sous tempête de neige, la nuit, de faire le point sur leur relation comme on tourne en rond dans ses questions.

Fiancée qui, allant rencontrer pour la première fois les parents de Jake, voudrait juste en finir avec cette histoire qui ne la mène nulle part comme Jake voudrait solder sa mémoire. Curieux voyage anxiogène en sorte de semi séquestration, la fiancée qui voudrait bien s’échapper de la tête de Jake/Jason qui donne l’impression de vouloir lui trancher la gorge sans posséder l’armada, le moindre couteau, une glauquerie, mais glauquerie qui n’a jamais pour but d’advenir à l’écran : un tiers du film montre en main se déroule ainsi durant ce trajet, dans le seul habitacle d’une voiture qui pèse comme un couvercle sur les personnages, dans une chaleur non pas de resserre mais d’un bloc de glace dont les inuits nous ont appris l’efficacité redoutable sous température négative dans leurs igloos, aucune échappatoire possible. Ce n’est donc pas qu’il s’agisse pour Charlie Kaufman de les assujettir à l’épreuve, sous pression, en les soumettant à la question, allant au feu, sentiment d’oppression renforcée par le choix de mise en scène, film en format 1/33, format télévisuel qui resserre les plans. Non, Jake a plutôt la dé-pression froide, facile, qui circule jusqu’à contaminer sa fiancée, dépression qui n’est pas, en effet, le coup de chaud, mais la température sans la température, le degré O°C de la température ; la dépression, ce qui lui sied sous Kaufman, c’est la neige, la neige qui tombe en abondance dans le film, non pas la pluie qui tomberait drue, mais une pluie qui prend son temps, une pluie qui s’agglomère jusqu’à former flocon, se minéralise sous l’effet du froid ; la dépression de Jake, c’est une nuit constellée d’étoiles filantes qui ne cessent pas de tomber dans sa tête, un 10 août sur la terre qui aurait lieu plein hiver, un mois de janvier, le premier mois de l’année, le dernier d’une vie, des flocons comme des étoiles qui tombent, des rêves qui s’évanouissent, s’enfouissent, une vie aussi dense qu’un flocon, qui à l’instant qu’on la saisit s’évanouit entre les mains de Jake, qui n’en laisse que le souvenir de ce qu’elle a été, une larme coulée.

Young Woman (Jessie Buckley) et Jake (Jesse Plemons) dans la voiture sous la neige dans I'm Thinking Of Ending Things
© Mary Cybulski - Netflix

La dépression de Jake est, à cet égard, de type singulière. Jake est un toxicomane de la cendre, un toxicomane de la ressouvenance; un toxicomane qui ne consomme donc aucune drogue qui lui soit, on dira de manière un peu facile, extra-diégétique, des consommables qui lui soient adventices, extérieurs comme autant de produits dopants. Jake est plutôt un toxicomane de type original sous ses abords de gentil garçon. Il se shoote à ses souvenirs comme d’autres s’envoient au ciel temporairement ou définitivement les veines pleines de leur mors aux dents. Jake est un toxicomane dont la toxicomanie, nouveau déplacement opéré par Charlie Kaufman, est intra-diégétique à son personnage, des souvenirs qui lui font un son comme une musique entêtante qu’il est seul à pouvoir entendre, drogue puissante en circulation continue, neuronale, souvenirs en réseau qui s’échangent les humeurs : Jake, comme tant d’autres, est addict à ses souvenirs comme ses regrets. La question : qu’en fera-t-il ?

Répondre à et de cette question, c’est apercevoir que l’espace comme le temps, dans le film, sont enserrés, pris entre les tenailles de deux personnages non-fictifs quand la fiancée de Jake est fantasmée, deux personnages, disons-le d’emblée, deux versions de Jake, dont la progression va aller se resserrant jusqu’à leur point de rencontre pour faire connaître leur véritable identité, en un Duel pas au soleil mais sous la neige, Je veux juste en finir étant un film de cow-boy dépressif, tourné dans un Grand silence (Sergio Corbucci, 1968) qu’aurait traversé John McCabe (Robert Altman, 1971), point de rencontre dans une scène finale se déroulant dans un théâtre qui soldera leur dette l’un à l’égard de l’autre. Mais qui l’emportera de chacun, de la réalité sur la fiction ? De la réalité plus dure qu’un roc sur les espoirs déçus d’un individu qui ne sera jamais parvenu à hauteur de ses ambitions, un problème d’échelle pour décrocher sa lune (devenir, dans le cas de Jake, un grand physicien mais aussi un alchimiste des sentiments, transformer son plomb en or, vivre une grande passion amoureuse avec sa fiancée de circonstance), au fond, qui de la vie ou de la mort surmontera l’autre ?

Dans cette perspective, ces deux personnages empruntent un curieux chemin, chemin durant lequel, contrairement à un schéma narratif classique où plus la bobine déroule son film, plus les personnages prennent de la consistance, dans le film de Charlie Kaufman, plus les deux Jake vont, plus ils s’appauvrissent, lavant leur sel gros de leurs fantasmes jusqu’à ne plus posséder que la consistance d’un flocon de neige, ce personnage en forme de salaud dont parle Sartre, ce gros plein d’être qu’il faudrait dégorger en permanence. Chemin de croix durant lequel il s’agit de se dépouiller, car, en vérité, ces deux personnages ne sont qu’une seule et même personne, Jake himself. Mais un Jake qui serait diffracté dans le temps comme l’espace, personnage coupé en deux : Jake le jeune, celui qui, accompagné de sa fiancée, se rend chez ses parents, porté par ses espoirs, l’homme du voyage qui a encore le temps d’aller son chemin en voiture, s’inventer un destin ; Jake le vieux, en bout de course, statique, arrivé sans doute à destination, qui ne sait plus qu’effacer ses propres pas comme ceux des autres comme on se nettoie la mémoire, devenu homme de ménage dans un lycée, homme à tout faire, ce lycée où Jake a sans doute côtoyé, un jour, cette Louise, ici ou ailleurs, peut-être dans un bar, sans jamais oser l’approcher, qui le regrettera toute sa vie durant au point de fantasmer une relation amoureuse avec elle ; Jake le jeune, qu’on imagine comme un enfant solitaire, dont on aperçoit les cendres du chien de son enfance, son seul ami certainement, depuis l’urne cinéraire qui trône dans sa chambre lorsque sa fiancée s’y rendra une fois parvenue au domicile des parents de Jake ; Jake mi-romantique façon vieille Europe (dans sa chambre, une célèbre peinture de Caspar David Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages, un livre de poésie de Woodsworth), mi-gothique (quelques cassettes VHS, Maniac de William Lustig, The Thing, de John Carpenter) ; Jake qui aurait tant aimé devenir un grand physicien, reconnu et honoré en fin de film par ses pairs en une scène toute théâtrale, mais dont les seuls diplômes encadrés dans la chambre seront ces quelques livres de physique disposés çà et là, çà et là comme on fait sa vie, comme on devient plutôt Factotum sur le tard, l’homme à tout faire, l’homme de main de son propre destin, balai entre Les griffes de [s]a nuit, à défaut d’avoir le jeu de jambes pour s’échapper, Jake le vieux, propre à nettoyer les sols par où les autres passent, Jake L’effaceur, un homme à nettoyer les destins que d’autres s’inventent à sa place.

Que faire ? Oui, que dois-je faire de ma vie ? Que puis-je espérer ? Qu’est-ce qui fait un homme, se demandait déjà Kant ? Le grand ménage, répond Jake, le grand chambardement au risque de l’embardée ? C’est le risque assumé que décide de prendre, finalement, Jake le vieux: de bien regarder dans les yeux Jake le jeune, avec lucidité. Alors, Jake le vieux s’essaie à mener l’enquête. Fais le tri dans ses souvenirs, dont on sait combien la mémoire s’amuse, traque son serial killer. Je veux juste en finir, un film policier où l’enquêteur, la victime et le meurtrier sont une seule et même personne qui, rebattant les cartes de son jeu, redistribue aussi celle des genres cinématographiques. Film mental, film à dialogues, dont le sous-titre pour un critique comme un spectateur pressé pourrait-être : fuis ! Toi qui ne goûte que l’action, Je veux juste en finir étant précisément un grand film d’action dont les dialogues entre les personnages tout comme leurs monologues mettent en place le lieu d’un affrontement, une logomachie, bataille entre leurs dialogues, leurs pensées internes, bataille entre les souvenirs mais aussi bataille entre réalité et fiction, vérité et fantasme, mémoire et souvenir, bataille entre Jake le jeune et Jake le vieux. Du point de vue de la taxinomie, Je Veux juste en finir, est sans doute un film cérébral, un film « bavard », Woody Allen dans un mauvais jour, est un film d’action anti et anté-entertainment au possible, sans doute, mais si Piège de cristal est tout autant un film mental se préoccupant en permanence de la question de l’espace, Je veux juste en finir est le Piège de Cristal de Charlie Kaufman, un très grand film d’action : comment se débarrasser de ce qui nous terrasse, nos propres terroristes, se débarrasser de ce qui encombre au risque d’aller à l’os, avant que la tour s’effondre, finir en tombe ?

Jake est ainsi un drôle de guerrier, Pale Rider sans arme ni cheval, qui n’a d’autre communauté à défendre que le seul anneau de ses souvenirs, ruban de Möbius qui voudrait recycler à l’infini ses déchets, ses souvenirs qui lui font un peuple sans bornes sur lequel il faudrait un jour que Jake exerce enfin son pouvoir souverain comme d’en délimiter les frontières, au risque de l’ensevelissement. Jake le guerrier va s’efforcer, ce faisant, de pratiquer à son égard une justice punitive, une justice expéditive, installant un tribunal d’exception dans sa tête, afin d’y effectuer une pesée de son âme comme de son existence : une psychostasie, un geste d’auto-jugement comme d’auto-punition, c’est-à-dire opter pour une conduite de type ordalique.

La conduite de type ordalique est, à cet égard, un concept non-théorique issu de la pratique clinique à l’égard des toxicomanes comme de toute forme de dépendance, y compris, notamment, la dépendance de type amoureuse, qui remettrait au goût du jour l’ordalie, dont le cas de Jake serait une illustration dans le film de Charlie Kaufman.

Jake, pour sa part, est du type révolté introverti, à l’instar de nombreux toxicomanes, consciemment ou inconsciemment, mais un révolté non pas de la réalité, mais de son propre ordre social, de sa petite communauté interne, la foule de ses rancœurs, révolté qui aurait décidé, en fin de vie, de s’acculer, tout remettre en cause. Jake est un fou, mais non pas encore au sens psychotique, dont la psyché n’a pas choisi de se réfugier dans le délire psychotique, mais d’affronter, tant bien que mal, sa réalité, Jake, une espèce de Tim Burton qui, passant au numérique, laverait ses rêves de jeune homme pour n’en plus laisser passer les couleurs, un fou, donc, mais du type déraisonnable, non pas dérangé mais dérangeant, qui souffre d’un trouble de la personnalité anti-social, sorte de Alex de Orange mécanique non plus extraverti mais introverti qui, par son désir indompté et sauvage s’obligerait au pire : Jake ne remettrait pas simplement en cause l’ordre social, en cherchant à s’arc-bouter sur lui-même afin de se préserver contre le reste du monde, mais en défaisant précisément les lignes de ce qui le font comme individu.

Jake demande une réparation d’un genre particulier, une demande qu’il ne formule pas à l’égard de la société, en adoptant un comportement antisocial, mais une réparation à l’égard de lui-même. Il n’exige pas réparation, il s’exige réparation, une « dette inversée », que le théoricien de la psychanalyse Daniel W. Winnicott définit également comme source de la tendance anti-sociale, Jake est un punk dont les attributs comme la forme sont internes, un cerveau clouté. Son quotidien va devenir le territoire où les bandes organisées et rivales de ses souvenirs vont s’affronter, sorte de Warriors intra-muros (Walter Hill, 1979), une prise de risque, mélange de western et de galères où ses souvenirs vont tenir les armes.

Cette variation dans les tons, entre fantasme et réalité de Jake, intervient assez tôt dans le film, le personnage de la fiancée officiant comme pierre d’achoppement sur laquelle se réfracte les enjeux du film, joue autant comme indice dans cette enquête psychique, la couleur de son gilet, oscillant du rouge au bleu, son prénom se modifiant, sa profession tout autant, physicienne puis peintre, dont le visage également subit une légère modification durant le trajet, Jake le vieux, pendant ses pause-repas, regardant des comédies romantiques, dont le visage de l’une des actrices se retrouve à la place de la tête de la fiancée. Fluctuation qui vont au gré des flux de conscience de Jake, film sous intraveineuse du stream of consciousness, présent en voix off, flux sans doute littéraire dans le film, qu’on trouve chez Henry James, Joyce, Faulkner, Italo Svevo, Virginia Woolf, mais flux par l’image également, autant de citations culturelles du film qui n’en font pas un pensum, chaque citation ayant trait avec ce dont parle le film, qui situe notre existence à hauteur de la lucidité qu’il faut pour apercevoir que nous serions sans cesse l’acteur d’un spectacle monté par un autre, effet augmenté par le minimalisme du casting, démultiplié par la puissance d’interprétation, flux qui crée et recrée en permanence le champ de la réalité de Jake. Rien n’est vrai, rien n’est jamais original, dit le film, le personnage de Jake comme celui de la fiancée n’étant que le produit d’un montage, d’un collage, leurs mots étant toujours ceux d’un autre, parlant sans cesse dans la bouche de cet autre, des paroles qui y font l’aller comme le retour, leur discussion paraissant sans cesse parasitée par des bruits extérieurs qui en effacent le sens, ces voix venues d’outre-tombe comme sortis de l’imaginaire de Jake ; ils parlent comme ils sont parlés par quelqu’un d’autre ; ils sont et, ce faisant, s’ubiquisent jusqu’à la disparition : ainsi, ce poème que déclame dans la voiture la fiancée à Jake, dont elle dit qu’elle est l’autrice, dont on découvre pourtant, lorsqu’elle se retrouvera dans la chambre de Jake, chez ses parents, qu’il n’est qu’un copier-coller d’un célèbre poème de Woodsworth ; même révélation lorsqu’elle se met à parler depuis la bouche de Pauline Kael, dans la critique qu’elle faisait de Cassavettes, parce que cette fiancée n’en peut plus d’être Une femme sous influence, tout comme elle cite sans s’en apercevoir Guy Debord, lasse de ce spectacle mais aussi David Foster Wallace, elle qui ne voudrait plus être la note en bas de page de la fiction de Jake. Un film, celui de de Charlie Kaufman, dont il faut encore signaler qu’il est une Adaptation du roman de Iain Reid, dont toute l’introduction du film est une reprise mot pour mot, qui pose in fine la question de savoir si une parole peut jamais être véritablement originale, si chacun de nous sommes véritablement un exemplaire unique de cette humanité que l’on porterait, ou bien ne serions-nous pas davantage le produit d’une construction dont nous ne serions ni à l’origine, ni à la manœuvre ? Jake, à l’instant de sombrer définitivement, s’efforce dès lors de se tenir dans la hauteur de cette parole retranscrite dont il n’est pas certain qu’elle soit encore de lui. Ses souvenirs ? Sans doute un masque posé sur son visage. Dessous, y manque l’air. Il y parle dans sa bouche. Son haleine y fait l’aller comme le retour. L’y asphyxie. Lui, enfoui. Et, en attendant le jugement dernier, Jake, pour résoudre ces questions, s’en remet à une pratique ordalique, un jugement de type particulier.

Le vieux balayeur et les projections de Jessie et Jesse dans le couloir de l'école dans Je veux juste en finir
© Netflix

Au Moyen-Age, le jugement ordalique est un moyen de s’en remettre au jugement de Dieu en soumettant les individus à l’épreuve d’éléments naturels, principalement, l’eau et le feu. Dans une version contemporaine, chez les toxicomanes, cette pratique ordalique serait un moyen, pour les individus, de se soumettre de façon répétitive à des épreuves comportant un risque mortel, épreuves dont l’issue serait toujours incertaine, qui distinguerait donc, comme chez Jake, ce jugement ordalique du suicide. Qu’il soit ancien ou récent, le comportement ordalique s’en remet donc toujours à un  Autre, qu’il s’agisse de la main de Dieu ou du destin, de la chance ou du hasard, il s’agit de montrer par sa survie son droit à la vie, par son échec, son droit à la mort ; une conduite qui est donc biface : l’abandon ou la soumission au verdict du destin, mais aussi, dans le cas de Jake, une tentative de reprise du contrôle sur sa vie. Une prise de risque qui est vécue comme une épreuve, totalement subjective (c’est de Jake dont il s’agit) et fantasmatiquement objective (c’est le destin qui tranchera) qui implique tout à la fois une déprise et un sentiment de maîtrise, de la possibilité de contrôler son destin, c’est-à-dire opter pour un comportement de type magique au cours duquel il s’agirait de naître enfin à soi, d’ad-venir : une mort-renaissance devenant auto-engendrement. Une prise de risque qui est tout autant un désir de s’exciper de la loi commune, en la défiant, ainsi Jake par son comportement addictif à l’égard de ses souvenirs chahute-t-il son psychisme et, partant, l’ordre social lui-même, mais, dans le même temps, comportement transgressif qui en appelle à un au-delà de la loi commune, une loi supérieure, celle qui ferait son identité, qui le constituerait en tant que personne. Le corps comme le psychisme de Jake deviennent ce faisant, dans le film, l’espace d’une profanation que, depuis Sade, Freud et Bataille, Foucault attribuait à la sexualité, au sens d’une profanation dans un monde désenchanté, sans possibilité de recours à un au-delà, une profanation « repliée sur soi » (M. Foucault). Cette mise en danger du corps de Jake comme de sa psyché, hors toute sexualité, s’apparente dès lors à une hiérophanie : sous-entendu à un corps comme à un moi idéal devenu écrasant, Jake ne cessant jamais de se fantasmer comme de fantasmer l’autre, soit en accédant à la renommée professionnelle, soit personnelle sous les traits d’une belle jeune femme conquise, lui renvoyant une image non plus dégradée de lui-même.

Charlie Kaufman, dans son film, ne montre pas cependant cette épreuve du feu pour Jake de n’importe quelle manière. Ce comportement ordalique aurait bien pu être l’occasion de filmer le comportement d’un personnage, par exemple, addict au jeu, s’en remettant aux puissances extérieures du destin comme de la chance qu’il s’agirait pour le joueur de domestiquer. Charlie Kaufman choisit plutôt la relation amoureuse. Pour Jake, puisqu’il s’agit d’une relation naissante, même si aucun des protagonistes du film n’est capable de la délimiter précisément dans le temps, cette histoire est encore neuve de promesses à tenir. Or, l’investissement, ou bien plutôt le surinvestissement de type amoureux, celui de Jake en l’occurrence, est bien souvent une manière de remettre en cause l’ordre social existant, comme les conventions, dont, à cet égard, le roman de Tristan et Yseult, à travers l’épreuve du feu à laquelle se soumettra Yseult ou bien encore Roméo et Juliette pourraient constituer les paradigmes, chacun s’efforçant d’imposer leur loi à la loi du groupe, au risque de leur vie, dont le succès ou la défaite à l’épreuve serait soit une légitimation, soit un désaveu, en notant, toutefois, que, dans le cas de Tristan et Yseult, le roman vient simplement cristalliser l’épreuve de l’ordalie dans son moment chrétien, que cette pratique est antérieure, le mot ordalie provenant du Franc « or deal », sans partage, qui désigne la procédure ultime lorsque plus aucun recours n’est possible, aucune réparation ni aucune peine (J.-P. Poly, « L’ordalie, droit et histoire », revue Greco), l’ordalie précédant et, en quelque sorte, préfigurant la possibilité d’un jugement par Dieu, invalidant, par la mise en jeu du corps de celui qui y est soumis, toute forme de représentation de la loi humaine.

La passion amoureuse, celle de Jake pour sa fiancée est, en effet, une passion au sens de la passion délirante, puisqu’elle est sans objet et univoque et, en ce sens, produit un effet addictif chez celui qui l’entretient. Si le terme « addict » dépasse dès lors le cadre de la pharmacodépendance et des drogues, S. Peele et A. Brodsky, avait déjà fait déborder de son canevas ce concept pour en établir le lien avec les passions amoureuses (in Love and Addiction, 1975), établissant une relation entre la dépendance à une drogue comme la dépendance à une personne. L’addiction de Jake, dès lors, opère sous la forme d’un Janus, dont l’un des visages est de participer, à travers la dépendance amoureuse comme le délire à laquelle elle le confine, à sa désubjectivation par une mécanisation de son existence, à travers cette dépendance physique et sans doute physiologique dans le cas de sa relation amoureuse fantasmée, relation amoureuse qui produit le même effet qu’une drogue : des effets hallucinogènes (Jake le jeune n’ayant plus d’identité propre) ; l’autre visage de ce Janus étant celui que Jake le vieux s’efforce de reconquérir (métaphorisée par le balai qu’il ne cesse de passer dans les couloirs du lycée), s’efforçant à l’instauration d’un nouvel ordre, d’effacer sa dette à l’égard de ses souvenirs, à travers donc un effort pour tenter de reprendre en main son existence, mais aussi, on le verra, dans cette reconfiguration, faisant violence à son fantasme, pratiquant la tabula rasa, se fera violence à lui-même. La transgression ordalique qu’opère Jake le vieux, qui correspond au versant le plus risqué et, au fond, le plus addictif, s’oppose ce faisant à l’autre versant de la dépendance incarnée par Jake le jeune, qui est recherche d’oubli de soi, de refuge, de répétition, la fiancée, fantasmée par Jake, ne faisant que répéter les mots comme les phrases écrites par d’autres comme les enfants se rassurent écoutant le soir venu toujours les mêmes histoires.

Jake met en place une sorte d’ordalie-dépendance, par où vient l’horreur dans le film : Jake est un monstre hybride. Au fond, dès lors, que cette histoire d’amour ait été fictive prend son sens dans un cadre analytique, au sens d’un affect, d’une décompensation de la réalité qu’opère à travers cette passion Jake. Décompensation qui montre que cette histoire est bien une manière de révolte, qui sans doute met en lumière les sautes d’humeur de Jake lors du voyage en voiture, incompréhensibles pour la fiancée comme le spectateur, expression d’un corps en lutte, révolte qui, pour Jake, est une tentative encore inconsciente de désaffiliation à l’égard de tout ce qu’il aurait été comme de ses parents (quand bien même n’en sait-on rien, voit-on un Jake fuyant le moindre contact avec sa mère comme est étrange cette porte fermée ne donnant sur rien d’autre qu’elle-même, mémoire sous-scellé, porte présentant de curieuses griffures inexpliquées, comme sont étranges les parents de Jake, évoquant les figures lointaines des vieux personnages du film de M. Night Shyamalan, The Visit, 2015), désaffiliation, également, à l’égard de l’image de ce qu’il se fait de lui-même comme de ce qu’il représente, désaffiliation sur fond d’insurrection dont West Side Story (Robert Wise, 1961) ou encore La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1951) pourraient constituer le pendant cinématographique. Il y a, dès lors, sans doute une dimension antigonienne dans cette voie de traverse qu’emprunte Jake, la recherche d’une loi plus légitime, c’est-à-dire une loi qui soit la sienne propre dans son cas, une loi qui marquerait du sceau son identité, ce qui fait qu’il est Jake à nul autre pareil, mais, démarche antigonienne sous cette seule réserve qu’Antigone cherche encore à préserver les liens familiaux contre l’ordre socio-politique quand Jake le vieux entreprend le chemin inverse de la désaffiliation. Sa révolte tend à l’invalidation de l’ordre antérieur, son passé.

Entre l’abandon au destin et la tentative de ressaisie de son existence, tentative de déprise et d’emprise conduite en même temps, l’ordalie de Jake se situe dans un mouvement de mise en risque vital de son existence pour celui qui tente d’échapper à la condition d’objet, de res, au sens latin, de celui qui serait réifié par les autres pour n’avoir pas eu de substance propre. Je veux juste en finir est donc, bel et bien, un grand film d’action qui reconfigure le temps et l’espace aux dimensions de l’esprit d’un individu, mettant en scène une confrontation, rejouant la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave ou comme dans la décision de passer à l’acte pour La horde sauvage primitive freudienne. Cette épreuve ultime à laquelle Jake le vieux se soumet n’est cependant pas un acte de nihilisme pur. Cette épreuve ultime, épreuve mortelle, vient donner rétrospectivement sens et ordre à ce qui n’en avait plus, en se déroulant, en fin de film, dans un théâtre, le théâtre comme opérateur des forces antagonistes de Jake, point de rencontre entre Jake le jeune et Jake le vieux.

Dans ce cadre, une hiérarchie entre le temps et l’espace s’établit dans le film où le souvenir est roi, où la falsification de la mémoire fait foi : le temps n’y est rien, n’existe pas, puisqu’il importe seulement de se rapporter aux souvenirs de Jake, comme si l’ « image-temps » (Deleuze) était prise de « mouvement » : seul existe l’espace de l’écriture où se joue la transcription de cette quête, ici, dans un théâtre comme dans la tête de Jake. Cet espace est alors tout au plus une métaphore de ce qui ne doit pas être perdu : la mémoire de Jake. Et si le film jouait le jeu de la chronologie, cette chronologie a été, au fond, toujours bousculée dès le départ puisque articulée sur le retour du même.

Le film met donc en scène des souvenirs fantasmés dans ce décor théâtral. Ce déploiement logique des souvenirs est inquiété par Charlie Kaufman, qui se demande, au fond, à travers le personnage de Jake, quel est le lien entre souvenirs et savoir de soi, quand la question semble aller de soi ? Qu’est-ce qui fait l’identité d’un individu ? C’est, semble-t-il, un détour nécessaire : pour se dire, il faut suivre les voies du langage de la mémoire, des souvenirs de Jake, donc. Et l’autoportrait que Jake se fera de lui-même naîtra de cette confrontation, d’une manière indirecte : l’autoportrait se conçoit dans le film comme le microcosme, écrit à la première personne, d’un parcours encyclopédique et comme l’inscription de l’attention portée par le Je de Jake aux événements rencontrés au long de son parcours. Non pas portrait solipsiste – ou narcissique – mais autoportrait au couteau de Jake, autoportrait qui apparaît comme une « bibliothèque intériorisée » pour reprendre la formule de Umbert Eco. Jake, somme de savoirs, de films, de lectures, de (non-)rencontres, d’évènements, qui ne reflètent en définitive que le regard qui a saisi ces morceaux de vie, dévoilant ainsi l’angle de son regard à l’instant de son jugement.

En effet, dans le cas de Jake, cette mise à l’épreuve de son existence est, non pas encore tout à fait en acte, mais en puissance : actée, c’est-à-dire mise en scène dans les derniers plans du film où Jake, dans ce décor théâtral revisite son existence, remerciant ses pairs qui viennent de le consacrer, fictivement, comme physicien de renommée, en présence de sa fiancée, à qui il dédie l’essentiel de son existence, chacun, regardant le film comprenant bien qu’il s’agit pour Jake de mettre en scène sa vie, les spectateurs tout comme Jake étant grimés et vieillis grossièrement, scène en forme de pastiche, car il n’est plus la peine de faire semblant désormais, Jake rejouant mot pour mot la scène d’Un homme d’exception (Ron Howard, 2001) lorsque John Forbes Jr (Russell Crowe) reçoit un prix pour l’ensemble de sa carrière de physicien, homme de la lumière quand Jake serait The Invisible Man. Jake, en quelque sorte, jouerait-il sa propre pièce, acteur comme spectateur de son propre spectacle ? Plutôt, vient-il mettre en pièces son existence, en la mettant en jeu ; par ce geste, Charlie Kaufman renouvelle l’approche que l’on se fait traditionnellement du jeu comme épreuve où se rejoue sans cesse la vie comme la mort, non plus « pour de faux », comme disent les enfants, mais « pour de vrai ».

A priori, pourtant, cette théâtralisation de son existence semblerait montrer que Jake ne se trouve pas pris dans le cadre d’une ordalie réelle, en mettant véritablement en jeu son existence, mais, au contraire, par le jeu et sa médiation induite, opterait plutôt pour une ordalie mise en scène, où cette vie serait représentée par un substitut, le fantasme de ce qu’aurait voulu être Jake : célèbre et reconnu, amoureux devant l’éternel.

A cet égard, traditionnellement, le jeu est vu comme une « futilisation » des oracles comme des ordalies, depuis Roger Caillois, comme à sa suite Marcel Neveux, ces derniers ayant montré que le jeu, dans un monde depuis lequel les dieux auraient quitté la surface de la terre (dans le cas des polythéismes) comme désertés les cieux (dans le cas des monothéismes), le jeu en aurait cependant conservé la trace : il en serait l’enveloppe vidée de sens de pratiques cultuelles devenues obsolètes, un divertissement tout pascalien propre à nous détourner les yeux de l’essentiel, soit, la mort qui nous guetterait en permanence. Toutefois, par l’effet de sa répétition, le jeu ne pourrait pas être simplement qu’une réponse inappropriée à un défaut de sens. Son utilisation rémanente fait au contraire sens, en constituant une forme d’action, il installe une pratique divinatoire et ordalique. En effet, y compris les jeux les plus enfantins, d’apparence gratuits et futiles, tous témoignent d’une quête de sens, renvoyant à des perspectives notamment eschatologiques ; comme la marelle est une recréation de la terre, du ciel comme de l’enfer auquel il s’agit d’échapper poussant son caillou, il comporte une dimension divinatoire, interroger les oracles, dans une quête de sens.

Mais, dans le jeu théâtral de Jake, le caillou n’est plus figuré : Jake mise son existence et risque de la perdre réellement. Je veux juste en finir, c’est la Fin de partie de Beckett, le jeu comme conduite ordalique, poussé à l’extrême, qui n’a plus rien d’un jeu, une roulette russe le barillet pleine charge, où subjectivement et objectivement Jake mise sa vie : il la soupèse à l’instant du jugement dont il est l’accusé comme l’accusateur, gardien de sa propre justice comme il garde l’entrée d’un lycée. La mise en abyme théâtrale tient à cette situation extrême où Jake attend le verdict, non pas du destin, du hasard ou de la chance mais de sa main comme on a une bonne main au poker. Poker menteur ? Cette scène permet à Jake de rejouer en un instant ce qui l’a hanté toute sa vie : doit-il s’abandonner totalement à la volonté de ce qui lui a toujours échappé, ses rêves, fut-ce au prix de fantasmer sa vie afin de s’y conformer ou peut-il en avoir raison, fut-ce au prix de la dette de jeu/dette de sang ? On pourra voir dans cette scène ce que René Girard dit du désir mimétique, le désir à la fois de Jake de se conformer à son propre modèle et le désir de le détruire, dans la mesure où Jake est son propre rival.

La force de Je veux juste en finir est de conserver intact toutes ces questions sur le sens d’une vie, de les mettre en scène dans la séquence finale du film, les rendant, de la sorte, universelles en en faisant un équivalent du jugement de Dieu dans un monde désenchanté, en n’oubliant jamais que le spectateur se trouve au cinéma, dans un système de projection, où se mêlent personnages et situations comme ce que nous y projetons, là où se crée une mémoire collective cinévisuelle et sensorielle. Mais, ici-bas, dans ce décor de théâtre, Jake ne fait pas que jouer. La tête d’Alfredo Garcia, il se l’apporte sur un plateau. La mort n’y sera pas un événement secondaire, réitérable de représentation en représentation, ce à quoi soir après soir Jake le jeune se réduisait ; la mort n’y sera plus nullement irréversible. Au fond, sa vie durant, Jake a préparé sa pièce, lisant et relisant jusqu’à plus soif son texte en vue de la représentation finale. Là où Jake ne se fera plus les balles. Plus aucun tir à blanc. Non plus une énième fuite devant les responsabilités comme les difficultés de l’existence, un refuge contre l’aléatoire : plutôt rendre l’épaisseur à ce qui n’en avait plus, conférer l’être à ses songes qui, définitivement, comme un linceul blanc, épais manteau de neige par lequel se termine le film, le plombera, Jake le vieux sortant de sa voiture, se déshabillant comme il se consume littéralement de l’intérieur, neige recouvrant définitivement tout ce qui restait de vie en lui, Jake, désormais aussi léger qu’une chose à son début.



Post-scriptum aux épiphanies, notre non-top 2020

Il faudrait aussi, bilan oblige, inscrire le film de Charlie Kaufman dans la production cinématographique de l’année 2020. Précisément, sa singularité peut être ressaisie dans le cadre d’un mouvement général, qui dit qu’il n’est pas simplement la miniature à quoi l’on pourrait le réduire facilement. À cet égard, les années 2000, sous de nombreuses réserves évidemment, ont pu paraître parfois comme étant des années de plomb du cinéma, après son/ses âges d’or successifs (analyse du critique de cinéma J.-B. Thoret), notamment, dans le viseur, le cinéma des studios américains et la marvelisation/merveillisation ? en cours, les séries télévisées, pour les meilleures d’entre elles (production HBO en tête) occupant pratiquement dorénavant le champ de la création artistique, une critique comme manière de considérer que le spectateur des années 2000 aurait eu le cinéma qu’il méritait : un cinéma médiocre. Je veux juste en finir, à propos de cette histoire, participerait de ce sentiment général d’après lequel lesdits grands studios se défausseraient désormais de plus en plus vers les « consortiums » de la petite lucarne, Netflix en tête, Amazon Prime, voire Disney+. Je veux juste en finir, par la qualité de son cinéma, n’augurerait-il pas, ce faisant, d’une remontada ?

L’année 2020 semble, en effet, en termes de productions cinématographiques (et du point de vue des grands studios ou ce qu’il en reste), relativement surnager, avec des films hors-studios du type de celui de David Fincher (Mank), de Charlie Kaufman ou encore des frères Safdie (Uncut Gems), qui ne sont, certes, pas tous des productions Netflix (voir Uncut Gems), mais des films qui, comme celui de leurs prédécesseurs dans le cas des frères Coen (La ballade de Buster Scruggs, 2018), Martin Scorsese (The Irishman, 2019), et, déjà, comme perdu parmi tous, le film de Alfonso Cuarón (Roma, 2018), des films, donc, qui montreraient que se creuse sans doute de plus en plus un écart entre un cinéma dit « auteurisant », du moins considéré comme tel, un cinéma de niche et un cinéma de (la) masse (abêtissant), deux cinémas qui n’auraient plus rien en partage comme ce fut le cas naguère, sans tomber dans une forme d’idéalisation rétrospective, avec un cinéma de type majoritaire, s’inscrivant dans des genres très codés, mais produisant un cinéma de contrebandier, où des auteurs, en sous-main, proposaient dans le même temps qu’un grand spectacle aux dimensions macroscopiques la microscopie de leur univers. Et, pour ne pas apparaître comme une analyse d’arrière-garde, de ne pas trop remonter dans le temps, il faudrait citer, pour les seules années 90, le cinéma de John McTiernan comme de Paul Verhoeven : un cinéma qui charrierait un grand public sans jamais le crétiniser. Aujourd’hui, ce serait dire le malaise, cette case serait occupée par Christopher Nolan à Hollywood ou encore Sam Mendes et Denis Villeneuve, non pas par le cinéma de James Mangold, ce qu’il pouvait/pourrait laisser espérer avec Le mans 66, c’est-à-dire l’envers des McTiernan et Verhoeven, des réalisateurs, dans le cas des Nolan et cie, qui se sont fait une spécialité de la spécialisation, affichant leur auteurisme comme produit marketing, qui, à force d’être répété jusqu’à le ressasser s’en sont fait une vérité, plutôt pseudo-vérité ou semi-idée du cinéma, avortons de la pensée que Spinoza récusait comme étant de simples effets de vent (flatus vocis).

En contrepoint, on se souviendra de ce que disait John Ford comme tant d’autres, ne parlant jamais autrement de son travail que comme celui d’un artisan, de celui qui fait en s’efforçant de parvenir à la perfection du geste, mais par le seul effet de la répétition, de film en film, sans jamais laisser croire qu’il y aurait là une démarche autrement originale que celle de faire simplement son métier ; même sentiment à écouter le directeur photographie de Michael Powell et Emeric Pressburger, Jack Cardiff (et même si Jack Cardiff terminera une carrière sur Rambo II dont, au minimum, toutefois, on notera que la photographie est belle, à défaut de son scénario). A l’inverse, des films comme Tenet ou 1917 n’ont pas été proposés au public comme film de guerre ou de SF, mais lancés comme des produits d’appel à raison de leur connotation auteurisante, ce qui semble inédit dans la politique des studios, qui renseigne sur le malaise en cours dont Je veux juste en finir, mais aussi Mank de Fincher participent de cet écart entre deux cinémas qui semblent dorénavant aller leur chemin (séparé) : malgré les qualités qu’on puisse leur reconnaître, ces films insistent peut-être par trop sur leur côté anti-spectacle (même si, chez Charlie Kaufman, ce reproche manquerait d’apercevoir qu’il n’est pas le produit d’une intention comme d’un calcul, mais la signature de son cinéma), anti-spectacle montrant combien ils s’adresseraient à un public de CSP+ lecteur des Cahiers du cinéma, des films « intelligents », leur aspect théâtral accentuant cette impression.

Cette évolution augure-t-elle, dès lors, du meilleur ? Sauf à croire qu’on puisse dévier les planètes de leur trajectoire en rejouant Madame soleil, tout en considérant que la réalité (de la production cinématographique) aura toujours plus d’imagination qu’on ne saurait en avoir, à la lumière de cette fracture, on peut au minimum apercevoir que si l’on peut évidemment se réjouir que des films comme Je veux juste en finir et Mank puissent exister, dans le même temps, on doit signaler qu’ils sont marqués, également, au coin de la difficulté :

- Tout d’abord, Netflix n’est pas feu Canal+ grande période de production, donnant sa chance au « quidam », laissant carte blanche au premier « petit » film venu d’un néo-réalisateur. En effet, tous les films « auteurisant » proposés par Netflix ont été des films de cinéastes déjà consacrés, de sorte qu’aucun espace n’ait été encore aménagé pour un cinéma de type émergent (à l’exception notable, par exemple, de Plateforme de l’espagnol Galder Gaztelu-Urrutia, cette année). On se rassurera, cependant, que d’autres cinémas venus d’ailleurs (depuis l’étranger) fassent leur apparition (voir, notamment, le non top 2020 des Nouvelles du Front), qui pose cependant encore la question de sa visibilité quand les films Netflix sont mis à disposition de leurs abonnés, en dehors de tout paramétrage algorithmique de leurs choix, dans le cadre des « nouveautés ».

- Ensuite, ce qui ne semble plus exister : un cinéma qui produirait de la norme par les marges esthétiques, lorsque Hollywood intégrait encore lesdites marges venus des quatre coins du monde dans son cinéma, allemand, français, italien, hong-kongais… Une réflexion que l’on pourrait avoir avec la figure émergente et déjà émergé en Espagne de Rodrigo Sorogoyen qui, il y a une quinzaine d’années, aurait sans doute intégré ces studios.

- Enfin, dernière difficulté, le cinéma Netflix, version auteurisante, semble proposer, pour l’heure encore, un même cahier des charges, un charte graphique identique, à l’exception de Je veux juste en finir, ce film labyrinthe qui perd son monde, pas simplement l’abonné Netflix, avec son ton dépressif, sa forme dépressive, sa fin dépressive, qui renouvelle dans le même temps ladite charte graphique des autres inattendus de Netflix, dont l’image n’était souvent pas très belle (voir les derniers Scorsese et frères Coen), la boîte de production A 24, celle du cinéma de Ari Aster comme des frères Safdie, ayant produit ces derniers temps une imagerie relativement normée, avec une esthétique propre à un certain cinéma indépendant, un nouveau cinéma d’horreur, moins intrigant. Va ton assister, dès lors, à la naissance d’une même esthétique, une école Netflix ?

Cette tendance paraît, pour l’heure, inévitable. Évidemment, le cinéma est aussi une question de support. Chacun n’ayant pas chez soi un écran géant, voire un projecteur ou un téléviseur en HD, armé d’un bagage technique qui permettrait d’apercevoir les nuances, par exemple, en termes de photographies. De la sorte, Netflix propose un cinéma tous supports, téléviseurs et, il ne faudrait pas non plus négliger cette tendance, les smartphones compris, un public s’agrégeant aujourd’hui autour de cette manière quantique de regarder le cinéma, qui participe du même geste que celui du MP3 vers l’analogique, ses fréquences en moins. Un type de cinéma qui crée une extrémité de proposition, refaisant le débat entre la télévision carrée et le cinémascope, auxquels 1917 et Tenet ont (lourdement) participé cette année, par effet d’annonce, vendus comme la nouvelle attraction de Disneyland, insistant sur le caractère exceptionnel de ce qui était promis aux spectateurs (un son d’une inégale qualité [pour qui ne va plus au cinéma depuis longtemps], une photographie sublime [pour celui qui ignorait que des salles étaient dédiées à cet effet]), en somme de proposer une expérience inédite quand il ne s’agissait rien d’autre que de promettre l’ordinaire du cinéma. Une proposition de cinéma aux dimensions de la mémoire d’un poisson rouge, donc, qui voudrait nous faire croire que le cinéma n’avait jamais existé avant eux, qu’il n’en demeurera que si peu de choses après leur passage. De notre côté, parmi d’autres, on continuera la poursuite, la recherche des illusions (merveilleuses ?) dans un cinéma déjà fait, toujours à défricher, à déchiffrer/d’un cinéma toujours en train de se faire s’actualisant se réactualisant/d’un cinéma à-venir, même s’il faudrait plusieurs vies pour les atte(i)ndre comme les épuiser. En attendant, on fera quoi ? Oui, se demandait déjà Beckett, « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? », « On attend », « Oui, mais en attendant ? » En attendant sa venue, pour notre part, on ira au cinéma, où que cela se passe, où que cela se produise.