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Le soldat sous la neige à la fin de Les Damnés de Roberto Minervini
Rayon vert

« Les Damnés » de Roberto Minervini : Le désert des Tartares

David Fonseca
Avec Les Damnés, Roberto Minervini ouvre une nouvelle fois les abysses de l’Amérique, d'hier comme d’aujourd’hui. Dans un territoire invisible, aux marges de ses frontières, en pleine Guerre de Sécession, un groupe d'éclaireurs refait l'Ouest d’une nation de damnés condamnés pour l’éternité à s’entre-dévorer.
David Fonseca

« Les Damnés », un film de Roberto Minervini (2024)

Le loup n'est pas fait pour raconter l'histoire des hommes. En une scène d'ouverture saisissante, Roberto Minervini fait mentir Thomas Hobbes. Quelques loups, paisiblement, se repaissent de la bête au sol, quand bientôt des garous prendront place à l'écran, armes au poing. Des hommes en prise avec la fuite du temps, dans l'attente vaine d'une reconnaissance méritée comme d'une grande bataille finale, victorieuse et héroïque, dont la routine, la raison et le sort les priveront. Les Damnés en devient une œuvre en perpétuelle stagnation où l’on sent une montée en puissance qui jamais n'adviendra. Attaché à rapiécer les bris désordonnés de l'Amérique dans l’unité de son récit avec un lyrisme de conteur, Roberto Minervini parvient à sublimer la réalité sinistre sans pour autant la trahir. Au pays de l'action, le moteur est coupé depuis longtemps, la bride lâchée à toutes les formes d'exactions.

En 1862, l'armée des Etats-Unis envoie des volontaires afin de sonder et protéger des terres non cartographiées à la frontière de l'Ouest. Tourné entièrement en décors naturels dans le Montana, à l’époque territoire des indiens dakotas, et sans scénario, afin de permettre l’immersion d’un casting hétéroclite, Les Damnés offre un moment suspendu qui permet l’introspection et l’interrogation sur le sens de la guerre, souvent trop décrite au cinéma comme un dispositif ordonné, aux limites claires. Anti-clausewitzien, le réalisateur parvient ainsi à insuffler dans le récit de guerre une rare beauté élégiaque, qui ne cherche pas à plaire ni se complaire, beauté sans appas ni apprêt, l'Amérique aux portes du Désert des Tartares.

Fin explorateur de l’Amérique contemporaine et de ses fantômes, Roberto Minervini peint les certitudes, les peurs et les doutes (sur Dieu, la famille, la guerre, la nation) d’un petit groupe d’hommes saisis dans l’événement le plus traumatisant de la mémoire américaine : la Guerre de Sécession. Il en résulte un film esthétiquement bigarré, à la fois organique et sensoriel, trivial et sacré, au diapason de cette élégie prémonitoire d’une nation de damnés condamnés pour l’éternité à s’entre-dévorer.

Premier essai en fiction transformé par ce documentariste, qui dans une grande cohérence d'écriture cinématographique tient son cap de bout en bout, avec une mise en scène à sec, parfaitement soignée, Roberto Minervini ramène la guerre à ce qu'elle est : une absurdité mortifère, sans héros et sans gloire. Les visages filmés en gros plan, les focales courtes qui floutent l’arrière-plan, ou la blancheur de la neige qui renvoie à la pureté des origines, apportent au film une dimension quasi mystique. Et si la mise en scène fige le récit, c'est qu'au pays du cinéma, la fiction est au point-mort. Mise à mort.

Ce n'est pas faute d’une vraie confiance en la fiction, dans une mise en scène qui ne livre qu’une suite d’instantanés égarés entre ciel et terre, où les personnages en uniformes impeccables semblent défiler pour un bal costumé qui n'aura jamais lieu. Le film se dévore plutôt comme de lui-même, jusqu’à sa destination dans le territoire des morts. Est-on du côté de la fiction ou du documentaire ? De l’autre côté (The Over Side, 2015), semble répondre Roberto Minervini, sublimant une réalité sordide par le biais de cadres soignés, d’une photographie lumineuse et d’un regard attentif, plein d’empathie. Sa réussite est précisément là : dans sa capacité à faire de son cinéma une véritable fiction du réel, un véritable documentaire sur les fictions américaines. Comme nombre de ses précédents films, Les Damnés reconduit moins l'habituel mélange de documentaire et de fiction qu'il n'entérine la parfaite caducité des deux catégories. Il rappelle qu'il y a parfois plus de récit dans un silence, un papillotement de lumière que dans tous les romans de la terre – cette terre ôtée de son sel, dont il est tant question dans le film.

Un soldat attend dans le froid dans Les Damnés de Roberto Minervini
© Okta Film

Les Damnés prend pour contexte une frontière de l'Ouest encore inexplorée. Or, la frontière n'est pas n'importe quel territoire dans le cinéma nord-américain. Elle est le berceau de toutes ses fictions. C’est ce qu’avaient compris très tôt parmi les premiers présidents nord-américains Thomas Jefferson et Andrew Jackson, à travers l’importance pour l’État naissant de sa poussée vers l’Ouest. Un historien, Frederick Jackson Turner, en montrera la logique comme les effets dans son célèbre ouvrage The Frontier in American History. L’historien montre combien cette expansion est concomitante du développement de la démocratie comme de la civilisation nord-américaine, raisonnant par analogie à partir du parcours de Thomas Jefferson et celui des premiers pionniers : « Jefferson was the first prophet of American democracy […] Jefferson himself was born in the frontier region of Virginia […] His father was a pioneer »(1). Cette frontière devient ainsi le chemin de tous les possibles comme elle est auréolée d’une majesté particulière : elle permettrait l’apparition d’un homme nouveau. Les conditions de vie rugueuses à l’Ouest favoriseraient la promotion du common man (l’homme du peuple), comme un esprit de solidarité. Au contact de la frontière, les Européens deviendraient de véritables Américains : « The frontier is the line of most rapid and effective americanization »(2).

La frontière devient le lieu d'une vie dangereuse où le pionnier se forge définitivement son optimisme, frontière où chacun, de jour comme de nuit, doit décider seul ou en groupe dans Les Damnés, rapidement, en ne comptant que sur l’aide de Dieu. Autant de thèmes qui sont au fondement d'une certaine pensée américaine, méfiante – paraît-il – à l’égard de toute forme d’organisation centralisée, (simili-)libertarienne, empreinte d’une forte religiosité, l'Amérique trumpienne.

Le thème de la frontière n’a donc jamais cessé de produire une certaine image de l’Amérique, confiante ou défaite, comme la mise en récit de la construction d’un peuple singulier. À cette histoire de la frontière, dont la conquête de l’Ouest est le pendant quasi naturel, qui a été tantôt physique, terrestre, mais aussi spatiale, mentale, autant que culturelle, économique, juridique, sociale... Roberto Minervini en retranche toutes les fictions. Chaque image porte ainsi le poids politique que le cinéaste entend donner à son film : au nom de sa liberté, l’Amérique se fait la guerre comme personne, comme un réflexe qu’elle tentera d’expliquer plus tard, un jour, dans un examen de conscience dont ses artistes ont le secret. Décalé de toute lecture grandiose ou conquérante de l’histoire de l’Amérique, Les Damnés reste alors sur le bord, et regarde les uniformes se perdre dans le paysage jusqu’à ensevelissement, le bleu recouvert par le blanc.

Dans cette atmosphère envapée, le temps et l'espace se brouillent, le présent rejoint le passé. Et le réalisateur finit par faire ressentir, avec un mélange de rudesse et de poésie, comment la guerre engloutit progressivement les hommes qui depuis des millénaires jouent aux soldats. Dans un huis clos humain étouffant, sans effets, dont la réalisation est dépouillement. Un film de guerre tout en soustraction, qui décrit avec une sensorialité saisissante les temps morts d’un conflit armé. Où le temps mort devient littéralement un temps de mort. Où parfois la beauté surgit, au gré de ce regard brut, proche de la nature, où la valse de flocons de neige inondant un visage offert résonne étrangement comme un refuge quand les vastes plaines figées, ou les bois enneigés, sont semblables à des limbes engourdis. Où la violence des confrontations n’éclate pas, mais ronge ces éclaireurs de l’intérieur, qui s’interrogent sur leur engagement et sur leur vie même.

Que reste-t-il, finalement ? Des hommes à la flamme d'une torche, hommes-bougies, qui fondent dans la nuit. Des hommes à terre, sur qui l'on tire, hommes-glaise, en terre. Des hommes fouettés par les vents, dans le vent, au destin de feuille morte. Des hommes bleus, azuréens, engouachés dans le décor. Une poignée d'hommes, les derniers des hommes, qui finissent dans le blanc des commencements, le blanc de l'enfouissement, l'ensevelissement d'une certaine Amérique à la logique impériale, grosse de son ventre immonde, déjà prête pour les derniers honneurs. Les Damnés, finalement, un film convoi, pour mise au tombeau, un fossoyement pour lequel il n'y aura aucune forme d'apitoiement.

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