Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Daniel London et Will Oldham autour d'un feu dans la forêt dans Old Joy
Rayon vert

« Old Joy » de Kelly Reichardt : Héros du quotidien

David Fonseca
Comment se sauver ? Existe-t-il simplement une issue ? Oui ! En ne se sauvant pas, raconte Old Joy, de Kelly Reichardt. En acceptant l’idée que l’échappée se trouve en soi, le soi étant toujours-déjà ailleurs, en voyage. Le combat à mener, dès lors, se fait au quotidien, depuis le quotidien, dans le quotidien. Old Joy, de Kelly Reichardt, délivre les armes qui font les héros de ces petits riens, les héros du quotidien.
David Fonseca

« Old Joy », un film de Kelly Reichardt (2006)

Old Joy (2007), de Kelly Reichardt, son deuxième long-métrage(1), a tantôt été qualifié de contemplatif, voire d’élégiaco-malickien, un proto-film écologique célébrant un retour à Gaïa, mère Nature, tantôt, par son minimalisme dans ses effets comme sa durée, mais aussi par son refus du sensationnalisme, d’inviter à retourner à l’essentiel, pour l’opposer à la trivialité du quotidien. Peut-être serait-il temps de faire un pas de côté, road trip oblige dans le film. Tout comme André Bazin définissait l’existence d’un « sur-western », un western qui aurait besoin d’un supplément d’âme, esthétique, moral, politique, sociologique… « supposé l’enrichir », sous-genre/sur-genre auquel, à certains égards, La dernière piste (2010), de la réalisatrice, pourrait s’apparenter, Old Joy entre peut-être dans une catégorie alternative. Il ne serait pas un sur-road movie, car rien n’est plus étranger à la réalisatrice que le point de vue surplombant, quand le road movie est un genre essentiel qui fait sans doute l’americana, construit sur le thème de la conquête de son Ouest mythique, une route que deux hommes reprennent dans le film. Old Joy serait plutôt un under-road movie, un film d’avant le voyage vers l’Ouest, qui reconduit sa frontière non pas dans une quête de l’extraordinaire mais qui met plutôt en place une praxis comme une philosophie du quotidien, ou comment les individus, dans un monde dit désenchanté, apprennent à devenir des héros de la vie ordinaire, ou comment, encore, se ménager un recès aux dimensions de l’univers depuis ce quotidien. Dès lors, à rebours de ce que disait André Bazin à propos du « sur-western », qui serait un western qui aurait « honte de n’être que lui-même », l’under-road movie de Kelly Reichardt s’assume comme tel, le film reprenant la route là où son illustre devancier se terminait sur une illusion, dans Le magicien d’OZ, film sans doute matriciel du road movie. Road movie à pied, road trip, deux amis reprennent, en effet, la route dans le film de Kelly Reichardt. Mais où se trouve leur Wilderness ? Ni dans le plus proche, ni dans le lointain, mais tout cela à la fois, en même temps, au même moment, le film en revenant aux conditions de possibilité du voyage, propose en somme un voyage d’avant le voyage, un voyage vers le plus extraordinaire des continents, le quotidien. Regardez bien : la forêt est partout. La forêt est en vous !

Trois moments clés du film permettent de repenser ce rapport au quotidien : son entame dans la maison d’un couple, le voyage de deux amis au cœur de la forêt qui les conduit vers un bain chaud en pleine nature, la scène finale du retour à l’ordinaire. Et puisqu’il est question de quotidienneté, de l’under-, avant d’en dégager le sens, le sur-, il faudra passer par le menu détail tous les détails qui font la somme du combat de nos deux héros du commun.

Annonce des fêtes immobiles

Deux amis. Tout est une question de (re-)connection dans Old Joy. L’un, Kurt (Will Oldham), défini par une lecture trop hâtive par le syndrome de Peter Pan par la critique, ne semble pas vouloir grandir, un être désinstallé quand son ami Mark (Daniel London) est antipode, un homme installé : femme, maison, chien, bébé à venir. Un adulte versus un adolescent. Un buddy movie, Old Joy, articulé sur la logique des contraires, La chèvre en Amérique ? Adulescence de l’un qui semble révéler un problème de liaison : Kurt, son Ouest est intime autant qu’extime. Se gagner comme reprendre contact avec son ami de toujours, partir en randonnée, les deux amis gagnant la forêt pour en revenir aux conditions de l’alliance, d’un certain type d’alliance.

Comment être au monde, dans son monde ? De ce point de vue, la construction du film, sur le plan formel, est exemplaire. Old Joy, par son minimalisme non étudié, sa courte durée (1h16), dit le fond par la forme : un style fluide pour évoquer une multitude de petits riens révélant, par effet d’accumulation, la puissance du quotidien. Old Joy contracte les informations en une somme d’énergie rendue dans les premières minutes gestatrices du film. Si la vie d’un enfant se conditionne dans les deux premières années de sa vie, disent les pédopsychiatres, celle d’un film se joue souvent dans ces cinq premières minutes motrices, cinq minutes qui s’allongeraient aux dimensions d’une vie dans Old Joy. Pourtant, il est souvent remarqué que rien ne se passe, ou si peu, dans le cinéma de Kelly Reichardt, son cinéma montrant une déflation du quotidien par sa mise en récit. Rien ne se passe, effectivement, comme le quotidien va, pour qui aurait opté pour la politique de la vache devant le train-train du quotidien qui défile. Mais la vache de First Cow (2021) était-elle si désengagée de son monde ? Car le rien, chez Kelly Reichardt, n’est pas rien. Il est dévastant.

La scène d’ouverture de Old Joy est, à cet égard, essentielle : elle débute non pas par une image, mais se trouve encore prise dans le générique du début du film(2). Voici que les noms de l’équipe technique défilent à l’écran au bruit d’un gong japonisant, d’une eau coulante dont les ronflements contiennent sans doute la promesse d’un équilibre à retrouver avec soi/en soi comme avec la nature, le piaillement d’un oiseau s’ajoutant à l’ambiance sonore, promettant, pour sa part, l’envol vers des cieux plus cléments et dégagés de l’embarras de tout ce qui fait l’ordinaire d’un être humain, ses contingences terrestres. Old Joy mettrait-il en place une ambiance zen que jalouserait n’importe quelle CD promettant bien-être et sérénité afin d’arracher le quidam à sa quotidienneté, à tout ce qui harassait son existence? Le film de Kelly Reichardt serait-il donc une énième version de coaching life ? Plutôt, ce qui est promis (par le son) est non pas barré d’emblée dans ses intentions, mais déplacé vers un point de rencontre, un ailleurs vers lequel la réalisatrice ne va pas cesser de faire converger tous les éléments contenus dans le film comme ceux de la vie de ses protagonistes : noms et prénoms de l’équipe technique, comme autant de lignes profanes, horizontalo-immanentes, croisent les éléments spirituels, verticalo-transcendants, de ce début de film, ceux de l’oiseau, de l’eau, du gong, chacun à la rencontre de l’autre, plutôt les uns dans les autres, les uns comme les autres ailleurs qu’en eux-mêmes. Autrement dit, il ne s’agira pas pour Kelly Reichardt d’opposer vainement une activité sociale spécialisée de type supérieure, la quête de spiritualité à ce qui resterait des miettes sur la table, le morne quotidien, d’opposer encore la nature à la culture. Pas davantage, non plus, de verser dans la loi de bipolarité des erreurs si chère à Gaston Bachelard, en optant pour un choix radicalement opposé, en une version freudienne, montrer à l’écran l’inquiétante étrangeté du quotidien, mais d’opter pour la nuance, la si difficile nuance à saisir écrivait Nietzsche à l’adresse de ses admirateurs, en guise d’avertissement : filmer l’immanence dans la transcendance, la transcendance dans l’immanence pour Kelly Reichardt, non pas pour en réaliser la synthèse mais pour les observer dans leurs agencements. Filmer leur labilité. Montrer les choses non pas dans leur couleur locale, qui n’en ont pas, les rendre dans leur aspect bigarré.

Au générique, succède alors les premières images du film, caméra sur un oiseau qui se trouve sur le coin d’une toiture, dont seule la pointe est montrée à l’écran, qui forme un triangle, une avancée, comme la proue d’un navire irait en mer, produisant un mélange des plans : l’horizontalité d’une gouttière sur laquelle se trouve un élément vertical, l’oiseau venu du ciel ; mélange des matières autant, à l’image, l’artefact d’une construction humaine, la toiture faite de bois (élément de culture) et, à l’arrière plan, l’endroit d’où cette construction a puisé son origine, le vert des feuilles d’un arbre (élément de nature).

Daniel London et Will Oldham sortent d'un magasin avec leurs courses dans Old Joy
© Visuel fourni par Splendor Films.

Ensuite, autre détail, l’oiseau s’envole au moment où le son dégagé par le gong cesse, qui s’ouvre sur le deuxième plan de Old Joy, celui de l’un de nos deux protagonistes principaux, Mark, qui ne sera jamais montré de face, toujours de profil en début de film. Mark, dans la position du sage, assis en tailleur, dans son jardin, méditant au son du gong entendu dans les premiers instants du film. Montré dans une attitude zen, yeux fermés, corps bouddhique, mais un nouveau son, un son qui aurait toutefois perdu de sa qualité, son qui serait devenu un bruit, le bruit du monde comme il va, sons et bruits aussi important que l’image dans le film, ce son métallisé en bruit devient omniprésent à l’écran, provoqué par le passage de véhicules allant et venant à l’extérieur de la maison. Or, curieusement, la station immobile de Mark comme sa sérénité n’y perdent pas en épaisseur, position qui forme un invariant, une manière d’être au monde, ferme sur ses assises, non contrariée par ce vent du quotidien, ce bruit permanent des véhicules. Un bruit qui n’empêche pas seulement la déprise de Mark pour retourner vers son soi fondamental (qui n’existe pas chez Kelly Reichardt), qui semble plutôt l’accompagner dans sa quête, comme si profane et spirituel se compénétraient, comme si chacun était ailleurs qu’en soi. Une piste, non pas la dernière, à suivre.

Pour preuve, bientôt, le bruit du passage des véhicules cède de nouveau la place à celui du gong, un jeu de va et vient entre l’immanent et le transcendant s’installe aussi doucement que l’oiseau posé sur la gouttière de la toiture. Par ailleurs, à cet oiseau haut perché, à l’élément venu du ciel, succède à l’écran un plan sur le sol, des fourmis qui longent un bout de tuyau d’arrosage. S’interpénètrent dans Old Joy le haut/le bas, le ciel/le sol, le spirituel/le profane, la culture (la toiture de la maison)/la nature (le vert des branches de l’arbre, le sol terrestre où se trouve Mark). Jeu d’imbrication continué, le bruit du gong se mêlant à celui des voitures passant afin d’ouvrir sur un troisième plan, une femme, Tanya (Tanya Smith), celle de Mark, de profil autant, plein cadre, accompagné de son bruit, celui de la quotidienneté la plus évidente, celle de l’appareil ménager, mixeur bruyant au possible broyant des aliments, qui s’ajoute à un autre son, non pas pour le masquer, mais s’y adosser comme une strate supplémentaire, son encore inaudible jusqu’à ce que le bruit de l’appareil ménager cesse, celui d’une vieille ritournelle country, douce à l’oreille comme le son de ce gong, le bruit domestique, bruit ménager, bruit venu d’en bas, pris dans une bruitée qui appelle à l’élévation, le son de la musique qui monte, le bruit et le son ne faisant plus qu’un quand, traditionnellement, ils s’opposent : le bruit serait toujours indésirable, le son désiré. Tanya qui peut alors boire dorénavant son mélange, couleur verte, ou comment la culture techno-scientifique (l’appareil ménager) autant que la société de consommation de masse font un avec le retour au naturel (alimentaire), comment la nature est comprise dans ce quotidien, qui devient son quotidien.

Débute alors le quatrième plan en ce début de film, toujours de profil, Mark méditant imperturbablement, mais, effet notable, d’abord montré à l’écran profil gauche, le voici à présent profil droit, toujours yeux fermés, la droite à la recherche de sa gauche et réciproquement, le visage ailleurs qu’en lui-même. Mais un nouveau bruit vient se superposer à celui de la musique, dans la maison du couple, celui d’une personne appelant au téléphone, Kurt, le vieil ami, dont on entend le début du message vocal qu’il laisse, Tanya qui l’écoute, message qui se termine par un commandement amical : « Get up, man ! », qui aura son importance.

Nouveau plan décisif : apparaît à l’écran l’horizon d’un ciel barré par de multiples fils électriques à l’avant plan comme à l’arrière plan, immanence et transcendance mêlées. Un ciel fin de journée/début de journée, on ne sait trop bien, le crépuscule qui se prendrait pour l’aurore, un matin qui aurait l’allure d’un soir, midi comme minuit dirait Nietzsche, autant dire, la nuit qui tombe (de haut, élément immanent du soleil couchant, horizontalement), le matin qui monte (élément transcendant du soleil pour aller vers son zénith), les informations foisonnent en ce tout début de film, grouillent de partout comme la journée d’un individu s’accompagne de son lot quotidien, mais s’organisent de façon réticulaire, s’attirant les unes les autres comme les matières : le plastique (tuyau d’arrosage), le bois (de la toiture), le végétal (feuilles de l’arbre à l’arrière-plan du toit de la maison), le minéral (le sol sur lequel est posé le tuyau comme sur lequel est assis Mark méditant sans son jardin), l’animal (fourmi et oiseau), le spirituel mêlé au profane du quotidien le plus trivial, une compénétration accentuée par un mouvement de caméra de la droite vers la gauche, qui augmente à l’écran le nombre de fils électriques, pour conduire ces fils vers ceux de la maison, aboutissant au message transmis par le téléphone, fils sur l’un desquels notre oiseau du début a désormais trouvé asile, tel Hermès, le messager des dieux dédié aux hommes : ce qui vient par les airs (le son de la communication transmise par les câbles électriques) se retrouve sur le sol dur de la maison, par l’entremise de ce téléphone, l’immatérialité se matérialisant. Autant de choix d’imbrications multiples rendus par ceux de la mise en scène, l’élégiaque fondu dans un scénario ficelé autant que par une mise en scène classique. Terrence Malick à la rencontre de Clint Eastwood et inversement, Terrence Eastwood dans les yeux de Clint Malick ? Non : Kelly Reichardt. Un cinéma qui ne saurait être réduit à une version lo-fi du western comme du road movie, ni simplement qui évideraient les genres, s’inscrivant dans une certaine histoire des formes cinématographiques. La fluidité même de son cinéma échappe à toute forme d’appréhension.

Dans un cinéma où il est de bon ton de considérer que rien ne se passe, ou si peu, précisément, dans ce rien, se produit en ce début de film, qui est une version ramassée du quotidien, un nombre incalculable d’événements, un nombre de micro-événements d’ordre quantique, qui renverse la table. En un nouveau plan, notre personnage méditatif prend alors l’appel, quitte le plan spirituel du retour vers soi pour entrer en communication avec l’autre, son ami Kurt, le soi n’étant possible qu’au prix d’un ailleurs, d’une relation comme tous les autres éléments du film n’existent jamais en soi ni pour soi, mais sont pris dans des agencements, Tanya lui ayant apporté l’appareil téléphonique. Tanya qui vient à présent s’asseoir à côté de Mark, son ami qui l’appelle pour faire une ballade en forêt, Mark qui demande la bénédiction de Tanya, quand Tanya, légèrement contrariée, lui répond qu’il sait combien il a déjà pris sa décision, tout ceci formulé sans heurt ni dispute. Non, la femme enceinte, qui connaît sans doute un sursaut hormonal, ne sera pas essentialisée dans son caprice, un seul plan pour détruire l’idée de « femme-cinéma » défendue par les Cahiers du cinéma à propos de la réalisatrice(3). Tanya n’ouvrira pas le film sur une scène de ménage, un drame de plus dans le cinéma indépendant version US. C’est que le combat à mener est ailleurs pour chacun.

Il y a une manière essentielle, dans Old Joy, de désamorcer toute situation critique. La dédramatisation a pour effet paradoxal, dès lors, d’amplifier le drame existentiel de chacun. Tous donnent le sentiment de se trouver dans un vide : quand Mark fait le vide méditant, Tanya boit son mélange « naturel » sans plaisir ni déplaisir visible, une neutralité absolue, un vide, de même que l’ami Kurt ne semble pas encore installé dans la vie mais dans un vide transitoire qui n’en finit pas. Cependant, le vide n’est pas le néant : quand le néant est absolu, le vide est toujours relatif à un espace particulier. On parlera du vide contenu dans cette bouteille-ci, quand le néant niera le vide de la bouteille comme la bouteille elle-même. Chez Kelly Reichardt, le vide existentiel de chacun est plein de leurs petits riens qui font le quotidien. Le drame à surmonter en un combat se trouve pris lui-même dans cette quotidienneté.

Ainsi en va-t-il encore de ces petits riens quand Mark prépare son sac pour prendre la route avec son ami, se reconnecter à lui comme, a priori, avec la nature en se rendant en forêt, en fond sonore, précédant son départ, le bruit d’une tondeuse qui ne cessera qu’avec son départ en voiture, le quotidien ne cessant pas d’accompagner ce voyage vers le spirituel. Avec son chien, radio en marche, des individus parlent politique, dont les propos sont déjà gros d’une Amérique menaçante qui (re-)viendra bientôt, Mark qui ne sourcille pourtant jamais à ce qu’il entend, il faudra y revenir. Sa voiture longeant des maisons pour aller vers celle de son ami, long plan sur l’horizontalité de l’architecture, un bout de ciel, chacun, maison/ciel, encapsulé dans l’autre.

En retard à leur rendez-vous (tout le monde est toujours ailleurs chez Kelly Reichardt), son ami arrive, dégingandé, valise en main, tv portable qu’il traîne sur une carriole, les deux compères partent enfin en voiture, ce même débat politique qui continue à la radio, autre bruit du monde comme il va, les voici arrivés, à présent, dans de grands espaces verts, qui ne sont pas n’importe quels espaces dans l’histoire de l’Amérique. Pour son film, la réalisatrice a quitté les Everglades de la Floride de son premier film, River of Grass (1994), pour l’Oregon, région essentielle dans la conquête de l’Ouest, construite autour de la route de l’Oregon, empruntée plus frontalement dans La dernière piste, nos deux amis refaisant le chemin mythique à pied. La nuit tombant, bivouac, un feu de camp plus tard qui les plonge autant que le spectateur dans l’imagerie du Far West, celle de cow-boys regroupés autour d’un feu qui sera bientôt celui du foyer, le feu de la communauté fordienne. Mais, au petit matin, l’âge d’or/l’âge d’homme s’interpénètrent, le quotidien des hommes s’apposant au mythique, le sol jonché de leurs détritus. Ce qui revisitait l’imagerie du voyage des premiers pionniers en plein wilderness se révèle aussi morne qu’un paysage aurait la gueule de bois, un vieux canapé pourri, des arbres nus comme autant de dépôts morts sur le sol, horizontalité des lieux/verticalité du mythe, Kurt et Mark, affairés par les préparatifs du départ ne prononceront pas une seule parole lors de ce lever de camp. Rien à dire, tout est à faire, les individus ne sont pas à saisir dans leur intériorité mais par une somme de petites actions. Les deux amis, dès lors, plutôt que de continuer leur aventure forestière, quittent les hauteurs où ils se trouvaient pour descendre en contrebas de la montagne afin de se rendre dans un bar prendre leur petit-déjeuner : le haut (celui de la montagne comme du but de leur voyage : rejoindre des bains chauds au cœur de la forêt) joint aux bas plaisirs comme aux nécessités du quotidien, bar avec son cortège de véhicules passant au dehors. Puis, reprenant leur route, le deuxième moment clé de Old Joy survient, lorsque Kurt et Mark arrivent à destination, dans une cabane en bois au centre de la forêt où de l’eau est récupérée permettant aux gens de passage de prendre des bains chauds, dans des baignoires creusées à même le tronc des arbres, les autorisant au ressourcement, revenir à la source comme cette eau ne cesse pas de couler. L’objectif, s’il y en a chez Kelly Reichardt ? Faire un avec soi et la nature environnante ? Moment écologique du film ? Chihiro au cœur de son voyage ?

Benedictio ordinarii

A priori, rien ne conspire contre cette idée. Semble ainsi être montré à l’écran un programme de balnéothérapie en pleine nature : pas une parole échangée entre nos deux hommes, retour du son de l’eau comme des piaillements de l’oiseau du début du film, mais l’oiseau enfin réconcilié avec lui-même comme son milieu, oiseau parmi les arbres quand nos deux hommes adoptent une attitude similaire, se déshabillant pour se retrouver nus comme ils se délesteraient du poids de la servitude des habitudes et des usages sociaux, se plongent dans leur bain, eau purificatrice dirait sans doute Gaston Bachelard depuis ses réflexions sur les rêveries. Pourtant, dans Old Joy, durant ce grand moment de méditation, s’invitent à plusieurs reprises des éléments du quotidien. Ainsi, de façon systématique, chacun porte tout à tour la culture comme la consommation de masse à la bouche, une canette de bière grise, la même pour chacun, longuement filmée, à l’entrée dans cette baignoire d’apparence naturelle pour Mark, à la sortie pour Kurt. Les hommes ne font pas que communier avec la nature, tout communie dans le cinéma de Kelly Reichardt : de nouveau, le mélange des matières, le bois, l’eau, le métal, mais un métal façonné par l’activité industrieuse des hommes, de même que la baignoire sculptée dans le tronc d’arbre n’est absolument pas naturelle, son naturel est rendu par la main de l’homme, tout comme la cabane au cœur de cette forêt, si elle s’harmonise en un plan d’ensemble avec son environnement, s’apparente à celle de Thoreau dans Walden, indissociabilité de la culture et de la nature, ce dont atteste encore un plan sur les chaussures de Kurt, à côté de ses pieds montrés en version naturelle, nus, à la sortie du bain. Pieds, chaussures, chacun déporté ailleurs qu’en lui-même. Immanence et transcendance continuent autant leur va-et-vient, une transcendance qui se quotidiannise, une immanence qui sort du terrain trop ferme et rassurant du familier pour aller vers celui davantage souple du quotidien, qui sait accueillir en lui l’étrangeté du monde. Quand le familier est au risque du train-train, le quotidien, chez Kelly Reichardt, en déraille la possibilité pour parvenir à une paix des armes : ce plan où Kurt, une fois sorti de l’eau, allume une pipe, le calumet de la paix, vient enterrer au centre de la forêt sa hache de guerre, mais à l’image, la nature naturelle de la forêt qui se trouve à l’arrière plan de Kurt est encore traversée par les planches de bois de la cabane, en un double sens, horizontalement et verticalement.

Daniel London et Will Oldham dans un restaurant dans Old Joy
© Visuel fourni par Splendor Films.

Puis, Kurt, rompt la paix des braves, se met à parler, soliloque qui forme un nouveau bruit, l’oiseau envolé, quand Mark, toujours dans le bain, demeure aussi imperturbable que dans la scène méditative introductive, le visage tourné vers les cieux, non plus montré de profil, mais visage enfin recomposé, caméra en plongée, plein droit sur la grâce atteinte, Mark tenu en un point d’extase, béatitude gagnée, Mark qui sourit enfin. Mais sa sérénité est traversée horizontalement par le flot de paroles de Kurt, qui se substitue au fil de l’eau. Kurt, pour sa part, filmé dans un coin de la cabane, assis contre des planches qui, verticalement et horizontalement, forment tout juste derrière son dos une croix à l’instant où il raconte un rêve fait à son ami durant lequel une femme indienne lui lance « Jésus Christ Superstar ». Point de rencontre, une nouvelle fois, de l’immanence et de la transcendance : l’image de la croix (à l’écran, par le biais des planches de bois), l’immatérialité du rêve rapporté dans la matérialité de la conversation, immanence et transcendance superposées à celle de Jésus, dont la nature chrétienne déjà pourtant double, au ciel comme sur la terre, est redoublée dans ses effets dans le rêve, Jésus starifié comme produit culturel. Advient alors, enfin, le troisième et dernier moment clé de Old Joy.

Cantique de la vie courante

Après la scène du bain, nos deux amis repartent, sans un mot, dans le véhicule de Mark, puis se quittent. Mark, montré depuis l’extérieur de sa voiture, dont la portière cache le bas du corps, dans un plan qui ne fait apparaître que la moitié supérieure de son corps, plan opérant un mélange des matières (le haut du corps, dont les mains sont faites sans doute pour prier, représentant l’âme d’un individu, haut qui aspire au spirituel quand la bas est enferraillé dans la portière de la voiture, bas prosaïque et besogneux). Mark montré de nouveau de profil, cette même émission de radio, qu’il continue d’écouter toujours sans sourciller. Lui à l’intérieur de son véhicule, dedans, son ami dehors, qui, à l’extérieur, semble perdu, hagard, sans direction, d’abord dans un parking souterrain, puis à l’air libre ne cessant pas de longer un trottoir, Kurt qui va de droite à gauche et inversement. Puis, plan final, montré de dos, plein cadre, face à une route depuis laquelle on entend passer de nombreux véhicules : traversera ou ne traversera pas ? Traversera. Fin du film, Old Joy s’imprimant sur un fond nocturne éclairé de quelques lumières aux couleurs floutées. Dorothée revenait pleine d’enseignements du monde d’OZ, Chihiro plus forte de son voyage, Alice, en rentrant dans le terrier du lapin blanc, voyait son esprit partir en voyage pour en tirer une morale : pour évoluer dans un monde illogique, utiliser sa raison logique. Quant à nos deux hommes ?

Le dernier plan de Old Joy ne se dérobe pas aux agencements qui sont les siens. Tout conduisait à cette question terminale. Quand le film quitte Mark, au volant de son véhicule, le voici, apparemment, immobilement tranquille, à l’intérieur de l’habitacle de sa voiture. Symétriquement, de façon opposée, Kurt offre l’image de la mobilité intranquille, en plan extérieur. Mais la question est la même pour les deux amis, question faisant le lien entre eux, chaque élément du film se répondant, mobilité/immobilité, extérieur/intérieur, pour cette seule et même question : Mark sortira-t-il de son véhicule rejoindre son quotidien ? Kurt traversera-t-il cette route pour aller son chemin ?

Le prosaïque mêlé au métaphysique dans le film de Kelly Reichardt, voici ce qu’en rapporte un proverbe africain : si tu fais un pas en arrière, tu meurs. Si tu fais un pas en avant, tu meurs. Alors pourquoi reculer ? Kelly Reichardt ajoute, pour sa part, et Kurt : si tu traverses, tu meurs. Si tu ne traverses pas, tu meurs. Alors pourquoi ne pas traverser ? Pourquoi opter pour la marche rentrée du désespoir, celle du crabe, allant de gauche à droite dans un balai d’essuie-glace sur ce trottoir ? Reformulation du proverbe pour Mark : si tu restes immobiles, tu meurs. Si tu bouges, tu meurs. Alors pourquoi rester immobile puisque tout est ailleurs et sans cesse déplacé ?

Contemplation du quotidien

Qu’est-ce que le monde quotidien, finalement, chez Kelly Reichardt ? C’est ce monde qui à proprement parler, n’est ni tout à fait techno-scientifique, ni complètement politique, esthétique ou religio-spirituel, un monde qui, parce qu’il est l’objet d’intrusions multiples par chacune de ces sphères spécialisées, n’est jamais égal à lui-même mais toujours déplacé/en déplacement, autant que les individus le sont. Il ne saurait se réduire et demeurer comme un résidu ultime, que l’on obtiendrait par la suppression des autres couches de la réalité, plutôt, est-il obtenu en les lui adjoignant. En effet, nulle part on trouve dans Old Joy, qui fait son intelligence avec le monde, de critique du quotidien, celui de son caractère banal qu’il s’agirait de fuir pour nos deux hommes, en l’opposant à des activités de type supérieures. Fuite impossible, tout étant ailleurs et en permanence, que ne cherchent, dès lors, absolument pas nos deux hommes, que rapporte si bien leur voyage en forêt.

Gaston Bachelard, déjà, partait en guerre, dans sa Poétique de l’espace(4) contre une certaine réduction du quotidien à un monde pauvre et abstrait. Henri Lefebvre, dans sa Critique de la vie quotidienne(5), ajoute que les activités supérieures, différenciées et hautement spécialisées, ne sont séparées qu’en apparence de la pratique quotidienne. Autrement dit, dans Old Joy, ces mondes particuliers, le spirituel, le naturel, notamment, qui semblent s’ériger au-dessus du quotidien trouvent toujours en lui son sol nourricier. Il ne s’agit pas, dès lors, d’une simple lecture écologico-politique du monde contre l’aliénation des modes de production comme de la culture que propose Kelly Reichardt, ni d’opposer stérilement la nature (nécessairement bonne) à la culture (foncièrement mauvaise), pas moins le spirituel (si beau) à la société de consommation comme à son esthétique urbaine (si laides). Chacun de ces mondes particuliers s’insèrent au contraire dans le monde quotidien et tous le présupposent.

Cette vie quotidienne, y compris dans la nature, loin de toute forme de civilisation a priori, représente au contraire l’assise muette et secrète sur laquelle repose, sans le savoir ou le reconnaître, tout comportement humain.

Dès lors, si l’on fait abstraction de toutes les strates de sens supérieures dans le film, on obtient comme reliquat inférieur le monde quotidien avec sa valeur moyenne, commune. Mais ce reste, loin d’être secondaire et marginal dans Old Joy, cette pauvre vie à laquelle personne ne prête attention, est capital, qui explique en retour qu’il n’est jamais besoin d’atteindre une certain tremblé dans la manière de filmer, ni de jouer/déjouer faussement les situations paroxystiques comme dans un certain cinéma dit d’auteur. Chez Kelly Reichardt, la vie quotidienne, qui est continûment sous-jacente à toutes les activités « supérieures » constitue rien moins que le fond de toute existence. Même mystifiée par ces activités, la vie quotidienne demeure le lieu commun où elles se retrouvent, comme fondues dans le cours ordinaire de tous ces mondes réunis. Le quotidien n’est donc pas un monde à part, qu’il s’agirait de frotter/comparer aux autres, pour en tirer des enseignements comme une meilleure qualité de vie, ce à quoi un autre type de cinéma pourvoira. C’est un monde qui, en raison de sa nature expansive, englobe tous les autres. Chez Kelly Reichardt, chaque monde spécialisé ne demeure pas ainsi cloîtré dans son domaine de signification mais se quotidianise ; à terme il est voué à fusionner avec le monde quotidien.

La cabane dans les bois dans Old Joy
© Visuel fourni par Splendor Films.

De la sorte, il devient très difficile de différencier le monde quotidien des autres mondes, car il n’est pas le « reste » des autres mondes mais la somme de tous les mondes. Il devient alors problématique de définir avec exactitude où commence et où finit ce monde quotidien. C’est pourquoi Husserl, afin d’empêcher cette colonisation du quotidien en appelle d’abord à une attitude ferme. Le « retour au monde de la vie » ne peut s’effectuer que grâce à une désidéalisation du monde quotidien et exige donc une épokhé spécifique qui suspende les positions des mondes spécialisés et démonte leur sédimentation(6). Mais cette position est toute théorique car Husserl considère néanmoins qu’il appartient à la structure du quotidien de se laisser infiltrer par ce qui s’est détaché de lui pour mieux ensuite le modeler intimement. Au fond, on ne sait plus où désormais chercher le quotidien dans Old Joy. S’il imprègne tout, il est lui-même imprégné par tout. Toute réalité est engloutie dans le quotidien mais, élément salvateur, nulle personne n’y périt. Le monde de la vie semble constituer ainsi une sorte d’immense palimpseste où se sont superposées d’innombrables significations qui, de l’extérieur, peuvent donner l’impression d’avoir totalement disparu dans l’oubli (les gestes que font chacun dans le film : mettre son pantalon, lacer ses chaussures, boire une canette de bière…), mais dont l’anamnèse totale révèle au contraire la pleine présence, non pas pour symboliser un retour à soi, impossible, mais rendre les individus présents aux lieux comme à leurs corps, les individus possédant un ailleurs qui leur est propre, habité par leur silence, révélé par les lieux où ils vivent, les lieux où ils se rendent.

Pourquoi ce voyage à deux, ce faisant ? Le thème du voyage est un thème mythique par excellence, ulyssien, mythique, autant, en reprenant la route des premiers pionniers pour Kurt et Mark. Mais un voyage mythique qui, dans le film, se quotidianise aussi, qui évoque l’Ulysse de James Joyce, quand ce dernier transpose le voyage mythico-mythologique d’Ulysse dans la ville de Dublin. Il découvre alors dans la vie quotidienne des Dublinois la survivance de l’ethos mythologique sous la forme de vies ordinaires qui, si elles ne sont plus capables de grands exploits et de hauts faits, tout comme la critique ne cesserait pas de dire que le cinéma de Kelly Reichardt est déceptif sur le plan fictionnel, possèdent néanmoins une valeur mythique. Old Joy procède autant de cette union du prosaïque et du poétique, qui est le ressort principal du mythe : la participation à une expérience totale (le voyage, qui a un but, aboutir à une destination, celle des bains chauds en forêt), expérience totale qui satisfasse toutes les aspirations humaines, du moins celles de nos deux protagonistes. Toute vie quotidienne possède une dimension mythologique, dans la mesure où elle sait arranger les contradictions de l’existence sociale et les unir de manière plus ou moins harmonieuse comme s’y efforcent chacun dans Old Joy, dans une expérience continue, cohérente, commune, à travers le voyage fait. Bien évidemment, tout acte quotidien dans le film n’est pas mythique par lui-même, il ne le devient réellement que lorsqu’il ne s’oppose plus frontalement aux faits spirituels, naturels, en leur objectant ses certitudes naïves, mais les associe dans un même acte, une même parole, une même croyance, dans une même vie qui offre une ambiance relationnelle.

A ces hommes ordinaires est ainsi posée, finalement, la question de l’héroïsme, sur laquelle se termine le film. La vie quotidienne n’est pas le contraire d’une vie héroïque, le domaine des activités humbles et sans éclat, le royaume de tous les Bouvard et Pécuchet de l’existence. L’homme ordinaire participe tous les jours à une certaine forme d’héroïsme. C’est parce que sa propre vie quotidienne contient tous les mondes et leur donne asile, comme l’oiseau sur le fil électrique, les chérit et les dorlote dans la pratique de ses évidences naturelles, qu’elle devient pour lui le problème général de son existence, celui qu’il a à régler sans délai. Si l’héroïsme antique semble désuet, avec sa recherche dérisoire de la gloire, s’il est vrai que l’histoire n’est plus portée par de grands hommes, cela signifie que l’héroïsme ne peut être que prosaïque. Il consiste en un combat quotidien dont l’enjeu est de sauver l’intégrité de la vie humaine face aux assauts répétés des ordres sociaux qui tentent de le conquérir.

Dans un chapitre de Société et solitude consacré à la vie domestique, Emerson conçoit avec clairvoyance le héros moderne avec les traits de celui qui prend en charge son propre quotidien continuellement assailli par ces divers univers qu’il a nourris dans son giron et qui, ayant grandi de manière disproportionnée, viennent à présent le contester. Considérant que le sens de l’existence se trouve, non du côté des événements majeurs de la vie civile (le célibat de Kurt tout comme l’union maritale de Mark et Tanya, comme la question de la filiation à travers la grossesse de cette dernière) et politique (Mark ne haussant jamais les épaules ni ne sourcillant aux propos tenus à la radio sur ce terrain) mais sens de l’existence qui se loge au cœur même des choses banales et sans importance du monde de la vie, le philosophe américain considérant que les « événements domestiques constituent véritablement notre affaire », tandis que « ce que nous nommons les événements publics peuvent être ou non nôtres »(7). Rien ni nul ne peut échapper à la vie quotidienne. C’est la grande affaire de l’homme. Or cette importance de la vie domestique pour la constitution du Soi est sans cesse remise en cause par l’intrusion inconvenante de la société dans le « sanctuaire » quotidien, dit Emerson : sanctuaire du début du film, lové au cœur de la maison du couple, Old Joy qui débutait par le son du gong, l’attitude méditative de Mark, quand le soi, chez Kelly Reichardt ne réside pas tant dans l’intériorité des individus qu’ailleurs en soi, le soi étant sans cesse transporté, déplacé. Le héros ordinaire est alors celui qui, du bas de l’échelle, se lève pour repousser l’ennemi du conformisme, ce non conformisme qui est incarné à l’écran par l’ami Kurt, qui, finalement, n’est pas tant cet adolescent attardé que ce qui résiste en Mark. Il est son double salvateur, au sens de son ailleurs : celui qui lui permet de se lever (« Get up, man ! », lui dit-il au téléphone), non pas pour restaurer l’unité perdue que compénétré (ce qui sera réussi lors de la scène de bain, lors d’un massage de Kurt sur les épaules de Mark, d’abord un temps perturbé, puis gagné par la confiance installée dans et par ce geste désexualisé).

Il faut alors retrouver une sorte d’éthique de la vie quotidienne, « civiliser une civilisation » à partir d’une réflexion philosophique de la « household », de la maisonnée. Cet homme ordinaire qui se lève dans le film fait acte de résistance en tentant d’établir un écart différentiel dans les forces sociales qui viennent homogénéiser sa vie. Son existence quotidienne représente l’arène de cette gigantomachie invisible et muette, où, chaque jour, il doit sauvegarder sa singularité au sein d’un monde qui aspire à l’intégrer dans des schémas standardisés. Mais une singularité qui, chez Kelly Reichard, n’est pas une citadelle, sauf à la considérer comme étant le siège d’autres forces qu’elle-même.

Mettant en pratique les idées transcendantalistes d’Emerson, Thoreau représente en quelque sorte ce héros moderne qui aspire à fonder concrètement une nouvelle éthique de la vie quotidienne (symbolisée par ce voyage dans la forêt comme celui de Thoreau à Walden). Il n’a d’ailleurs pas d’autre ambition ; la seule question qui occupe son temps est, somme toute, assez triviale et pourtant essentielle : « comment gagner honnêtement sa vie ». Il ne faut pas se tromper sur le sens de cette démarche. Gagner sa vie ne signifie pas ici simplement pour Thoreau gagner de l’argent, mais combattre jour après jour pour sa vie. Car la vie, c’est avant tout le vivre, la manière toujours imprévisible et précaire d’exister. La vie est donc quelque chose qui doit être quotidiennement conquis ; sinon elle est à la merci des armées impériales de la norme et de l’opinion publique.

Ce principe de la réserve sauvage s’applique, peut-être, à la vie ordinaire dans Old Joy. Le quotidien ne peut réellement former une vie quotidienne que s’il donne asile (comme les fourmis sur le tuyau) à tout ce qui excède la familiarité consolante du « chez soi ». Le but final de l’entreprise philosophique de Walden est à cet égard exemplaire. Il s’agit de sauver une certaine sauvagerie du quotidien, de lui accorder le caractère non-contingent, mouvant et imprévisible comme le coup de téléphone d’un ami sur le retour. Pour ne pas sombrer dans le « train-train » quotidien, si elle veut mériter ce qualificatif qui témoigne de son propre dynamisme interne, la vie courante doit alors savoir faire une place à l’étrangeté inculte du monde. Toutefois, si Kelly Reichardt a délaissé les Everglades pour la forêt de l’Oregon, sans doute est-ce pour signifier que le problème de la vie quotidienne n’est pas tellement de s’opposer de front aux normes sociales avec la désinvolture que propose Thoreau, mais, de manière plus réaliste, de préserver ce par quoi se termine Old Joy, préserver une sorte de flou dans l’existence ordinaire, quelque chose de non employé et de non employable qui ne pourra jamais être mis au service de la normalisation sociale. Non serviam dit Mark réécoutant imperturbablement les propos politiques tenus à la radio.

Mais c’est peut-être ailleurs, dans les dernières minutes du film, que se situe le caractère le plus étonnant de la vie quotidienne : sa faculté de ne pas aller jusqu’au bout de sa mission. Parce qu’elle est sans cesse en rapport avec la contingence et l’incertitude de l’expérience, la normalité quotidienne est toujours plus souple, élastique et vivante que les formes sociales de normalisation qui, à défaut d’entretenir ce commerce vivant avec l’étrangeté du monde, apparaissent comme nécessairement raides et sévères.

Cependant, un mal interne guette cette vie quotidienne, un mal qui n’a pas nécessairement pour origine les systèmes normatifs de la société : l’arrêt de la quotidianisation dans une familiarité paralysée, dans une identité close et fixe. La vie quotidienne n’a pas besoin d’être humiliée et dénaturée par les systèmes normatifs, elle possède sa propre déchéance interne. Dans l’immanence de sa vie quotidienne, nos deux amis ordinaires combattent dès lors sur deux fronts : contre l’incertitude originelle du monde qu’ils s’efforcent tendanciellement et méditativement de féconder, mais aussi contre une certitude trop grande et trop forte à cause de laquelle le quotidien s’étiole en un univers de conventions rigides. Dans cette lutte contre une étrangeté et une familiarité isolées l’une de l’autre, et par là même absolutisées, c’est-à-dire privées de leurs relations dynamiques, et dans les tentatives non moins tenaces de les raccorder jour après jour, il ne s’agit pas d’une résistance anti-normative, mais de la plus élémentaire prudence qui définit, mieux que tout autre caractère, l’agir quotidien : traversera ou ne traversera pas ? Sortira ou ne sortira pas du véhicule ? Cet antagonisme existentiel, qui ne s’achève ni dans la réconciliation ni dans la victoire de l’un sur l’autre, mais vit de la tension constante et souvent invisible des opposés durant tout le film, « c’est la vicissitude même qui échappe à toute reprise dialectique »(8). Il n’y a pas de synthèse dans la vie quotidienne que filme Old Joy ; il n’y a que des combines, des arrangements, des ajustements qui ne parviennent jamais à une concorde finale. La paix quotidienne de chacun sera toujours une paix armée.

Notes[+]