Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Le gang dans la rue dans Le Gang des bois du temple
Esthétique

« Le Gang des bois du temple » de Rabah Ameur-Zaïmeche : Po-éthique du contre-monde

David Fonseca
« L'amour est le miracle de la civilisation », écrit Musset. Rabah Ameur-Zaïmeche en a fait le chant de ses partisans, dans son cinéma. Une manière de penser, dans ses possibilités comme ses impasses, un autre monde que celui que nous sert la politique du grand capital comme des rapports de classe qu'il induit. Soit tenter d'ouvrir une voie, réfléchir autrement l'impossibilité d'être qui et quoi que ce soit dans un monde qui ne cesse de demander notre identité comme de nous y tenir. Notre fiche de futur dégringolé qu'il s'agirait de réinventer.
David Fonseca

« Le Gang des bois du temple », un film de Rabah Ameur-Zaïmeche (2023)

Le gang des Bois du temple est-il un « banlieue-film » se demande une bonne partie de la critique ? S'il l'est, ce n'est pas pour être principalement un film sur la banlieue ni un film en banlieue, mais un film de banlieue. Non pas en raison du lieu où se déroule prétendument l'intrigue – une cité de Clichy-sous-Bois filmée depuis son autre, à Bordeaux – mais de ses conditions de production non corrélées à sa distribution : trois millions d'euros, un coût honorable, certes en dessous de la moyenne nationale (4,4 millions d'euros en 2022), qui ne se répercute pourtant pas en aval sur sa visibilité en salle, quasi nulle. Le gang des Bois du Temple est donc bel et bien un film de banlieue : un film au ban du cinéma, de la banlieue du cinéma, un cinéma de la ceinture qui tient pourtant, parmi quelques autres, le pantalon du cinéma, qui mériterait bien sa correction. Posez encore la question autour de vous, hors cercle d'initiés : qui est Rabah Ameur-Zaïmeche, que les éclairés – affidés à la logique des acronomysants PEL et autres appellations capitalo-sordides – nomment RAZ comme s'il ne fallait plus entendre en le réduisant le bruit de ce qui gronde sous ce nom, la foudre de sa mèche ?

Cette absurdité fait à ce point loi qu'elle se répercute au plan thématique dans le film. Car s'il est encore un « banlieue-film » pour certains commentateurs, il s'y fraie une voie. D'une part, entre une veine Pialat, naturalo-réaliste (que réprouvait Pialat), confinant parfois au misérabilisme, ce qui n'interdit pas cependant de grands films. De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau en est sans doute le plus bel exemple, notamment par ses inserts poétiques, contaminés eux aussi dans le film par la pouillerie des lieux. D'autre part, Le gang des Bois du Temple se situe autant hors la veine pétaradesque des autres « banlieue-films », ces enfants adultérins du couple Kärcher et Sarkozy, orgasmant ses effets autant qu'ils sont conscients de leur spectacle spermatique, dont nombre de productions Kourtrajmé sont le symptôme débile le plus évident.

Le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche, pour être situé aux confins de cette galaxie banlieusarde, possède ses lois comme sa propre pesanteur. C'est un cinéma à la périphérie d'un cil, le cinéma de l'espoir tragique. Il s'ouvre sur la mort d'une femme. Une mère : l'absurdité de sa mort, si ce n'était sa nécessité pour cause de vieillesse, sa seule excuse qui ne rendra pas moins inconsolable son fils, M. Pons (Régis Laroche), un militaire à la retraite, ancien tireur d'élite, l'homme dont le cœur des autres est la cible. Une mort en prélude de tous les morts à venir dans le film, mort propédeutique, qui introduit autant qu'elle enseigne ce qui va suivre. Une mort qui répète l'incipit de L’Étranger d'Albert Camus : « Aujourd'hui maman est morte », tout comme elle entre en résonance avec la suite du texte camusien, quelques lignes plus loin, sur laquelle on s'attarde trop peu : « Cela ne veut rien dire »

L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites (Camus)

La chose est dite : que faire et comment rendre compte de cette absurdité, autant de la mort d'une mère qui était également celle d'un quartier, sa mémoire vivante dont son fils devra reprendre comme assumer la charge, que l'absurdité d'un monde dont les rapports se sont réduits à l'épaisseur comme au contact d'une carte bancaire ? La mort de la mère comme disparition d'un monde, dont chacun doit prendre acte, soit pour l'accompagner, soit pour la contrarier. Or, si les rapports entre les individus, contrairement aux Misérables de Ladj Ly, ne sont pas de type communautaires, mais entrent dans des logiques de classe, des rapports de type marxiste chez Rabah Ameur-Zaïmeche, tout comme dans ses précédents films, il faudrait encore se demander ce qui lie entre eux les individus d'une même classe, soit le prolétariat des membres de ce gang, dès lors que ces derniers ont pris acte du caractère absurde des rapports dans lesquels ils se trouvent enferrés ?  

Chez Camus, il faut peut-être y revenir, l'absurdité de ce monde sisyphien n'est pas une impasse. L'absurde est fait pour être vécu. Il y a une positivité de l'absurde, que chacun doit maintenir : elle fait prendre conscience, rend lucide. Nous aurions devoir en nous-même de maintenir cette difficile vérité. L'absurde ne mène donc pas au suicide mais au mot d'ordre : il faut vivre ! Voilà la bannière rouge des partisans de Rabah Ameur-Zaïmeche. Il faudra bien vivre, où que l'on soit, à la cité des Bois du Temple, dont le nom même, constitué d'un élément relatif à la nature des choses (le bois ; la mort d'une vieille femme) et d'un élément de culture (le Temple, construction des hommes/l'office religieux rendue à cette femme morte), donne la direction : désespérer le sens du vent, aujourd'hui celle du grand capital. Il « faut vivre » implique en effet le mode de vie qu'est l'absurde, qui oscillera dans le film entre scène de préparatifs d'ordre criminel (le braquage du véhicule d'un richissime émirati) et prosaïque, mais dont le caractère ordinaire fait l'extraordinaire de l'existence de chacun, leur conférant épaisseur et dignité (scène de repas entre les amis du gang, crêpes faites avec des enfants en compagnie de M. Pons). Ce prosaïsme est parfois critiqué par la presse spécialisée : durée trop étirée artificiellement, scènes inutiles à couper. Ce n'est pas comprendre la solidarité qu'il y a entre ces moments de vie, qui font la réponse de chacun dans le film : il faut bien vivre, malgré tout.

Pour Camus, encore, c'est parce que l'absurde provient de ce que le monde est absent de toute justification, de tout sens, que l'on peut vivre enfin. Nous pourrions d'autant mieux vivre que le monde est absurde. Mais puisque Camus refuse toute échappée face à l'absurde, notamment en donnant du sens à la vie par le secours du divin, Camus repose alors la question de Dostoïevski, qui parcourt l'arête du film de Rabah Ameur-Zaïmeche sur ses crêtes : tout est-il permis alors ? Non, car l'absurde permet la naissance d'une éthique : l'amour pour l'autre. L'absence de Dieu n'implique par le lâcher-prise ni le laisser-aller. C'est au contraire la naissance de la responsabilité. Où se trouve en effet Dieu sur cette croix que filme Rabah Ameur-Zaïmeche, lors de l'enterrement de la mère de M. Pons, voisin de Bébé (Philippe Petit), l'un des braqueurs du film ? Dieu partout, Dieu nulle part. La réponse ne tient pas nécessairement dans un rapport vertical à une quelconque autorité, mais horizontale, entre les individus. Dès lors, si la caméra panote en ouverture du film, monte, puis descend, nul n'y trouvera trace d'une quête du divin. Le geste procède plutôt d'un aller retour entre le réel et son envol, le film proposant une voie de sortie au capitalisme – ce coma de juste mesure, ce clos qui ne restitue rien, maigre qui ne fermente pas –, par l'entremise du cinéma : il s'agit alors de penser le monde depuis le cinéma et non plus de penser le cinéma depuis le monde, comme le faisait Rabah Ameur-Zaïmeche auparavant, dans son premier film, en 2001, Wesh, Wesh, qu'est-ce qui se passe ?

Dès lors, pour consoler cet homme (M. Pons) qui pleure sa mère, seul le geste de la sympathie pour la peine de l'autre sauvera du naufrage de la mort : un prêtre console M. Pons, tandis que la chanteuse Annkrist chante La beauté du jour, une complainte de l'amour programmatique dans cette église : « L'amour ne fait pas des esclaves mais des volontaires ». M. Pons, en sera le lieu tenant depuis les hauteurs de son balcon, la figure de la révolte que Meursault incarnait dans L’Étranger. Chez Rabah Ameur-Zaïmeche, face à l'absurde, pour toute réponse : l'amour entre les êtres. La mauvaise réponse, comme chez Camus : le nihilisme, ce nihilisme reconduit par le grand capital dans le film. Hier, au milieu du XVIIIe siècle, Mandrin était chanté contre la royauté. Aujourd'hui, dans ce siècle qui a des ogreurs d'estomac, Annkrist entonne un chant des partisans revisité contre ce prince émirati, l'acteur Mohamed Aroussi, revenu des horizons de Barabas dans Histoire de Judas. Un personnage qui fait parler la langue des puissants à son fondé de pouvoir (l'anglais) aux allures de serf des temps modernes, qui « donnerait sa vie pour lui » afin de réparer le tort qui lui a été fait une fois le braquage commis. Personnage taiseux, son discours est une somme de soustraction comme il retient les gains. Un personnage spectral, mieux : sépulcral, vampiro-nosferatien, qui se serait vidé les sangs comme le capitalisme laisserait exsangue les plébéiens.

La critique est divisée à propos de ce personnage lors d'une scène dans une discothèque, lorsque le prince laisse parler son corps, se met à danser sur la musique électronique de Sofiane Saidi. Il ne serait pas le personnage antipode attendu. Il aurait aussi son moment de grâce. Il semble plutôt revenir de l'autre borne de l'humanité, un zombie première mouture qui aurait conservé dans ses muscles la mémoire du jeu de jambes délestée de toute forme d'intelligence avec la vie. Le prince est la figure du nihilisme. Il incarne la logique du grand capital, qui offre à la fois un sens dans le consumérisme, ce sens qui ferait désormais défaut, le bruit de bottes de l'époque, tout en en captant les produits et autres dividendes, sans rien concéder sur le terrain de la redistribution, une sorte d'étranger qui se serait glissé dans les paroles des hommes. Un puissant qui ne saurait imaginer qu'on lui conteste la plenitudo potestatis sur son empire, la pleine et entière souveraineté sur ce monde de demain qu'il voudrait posséder déjà. En le braquant, en subtilisant notamment des documents compromettants, le gang des braqueurs s'exposera à sa vindicte. Ils seront éliminés par ses émissaires de la nuit, dont les chats reconnaîtront, parmi d'autres, les yeux d'un Rabah Ameur-Zaïmeche encagoulé.

M. Pons, depuis sa loge, sur les hauteurs de cet immeuble, étoile qui maintient la terre dans le ciel, au sein de ce quartier populaire, donne à voir ce monde d'autant plus puissant dans ses effets qu'il est absent : c'est par l'entremise d'un écran de télévision que M. Pons apercevra l'un des lieux exprimant fictionnellement la puissance financière, un hippodrome, ce champ de course où la France des comptoirs joue sa paie sur zinc, cet hippodrome où M. Pons retrouvera plus tard le prince, afin de venger le gang décimé. Comme si le capitalisme n'était à ce point qu'une bulle fictive qu'il fallait pour M. Pons y pénétrer par l'intermédiaire d'un écran de télévision : un météore lui serait moins lointain pour le crever. Rabah Ameur-Zaïmeche investit alors le hors champ que riches et puissants ont en partage, à l'intérieur duquel M. Pons s'immiscera, comme un mystère, sans jamais que l'on sache comment il aura fini par retrouver la trace du prince. M. Pons revient-il du plus loin de la filmographie de Rabah Ameur-Zaïmeche, son rôle de Ponce Pilate accompagnant Barabas-Mohamed Aroussi depuis l'Histoire de Judas ? Euphoniquement, sans doute. Mais à l'oreille, on substituera l'homophonie balzacienne avec son Cousin Pons.

Un membre du gang tire à la mitraillette dans Le Gang des bois du temple
© Les Alchimistes

Dans cet ouvrage pessimiste, ce roman noir où se déploient dans leur hideur un univers cruel, une jungle hantée par des fauves inquiétants, le M. Pons de Rabah Ameur-Zaïmeche semble bien nous présenter aussi un monde criminel, en haut comme en bas, du salon à sa loge, quand bien même son regard synoptique embrasse le monde dans sa globalité, enfants qui s'égaient, rires tout azimutés. Au début de ce siècle sordide, les membres du gang de Rabah Ameur-Zaïmeche prennent ainsi rang parmi les martyrs ignorés de cette Comédie Humaine du nouveau siècle, dont le cinéaste met en scène les souffrances inconnues, les tortures infligées « aux âmes douces par les âmes dures, supplices auxquels succombent tant d'innocentes créatures » (Balzac). Mais M. Pons, esthète angélique veille, mi-protecteur, mi-exterminateur, la cible dans son œil acribique, longue focale pour un tir à distance que pratique autant la caméra zameuchienne afin de corriger un monde désenchanté. Dans l'attente, chez Rabah Ameur-Zaïmeche, si le capital est capté violemment par l'extorsion de la plus-value, il ne reste alors plus qu'une seule chose en partage aux exclus : l'amour en donation, dont la sympathie est l'un des affects les plus visibles sur le plan de la mise en scène comme scénaristique. Cette sympathie, corollaire de l'amour, sœur de l'injonction à vivre face à l'absurde, est partout présente dans le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche autant que dans ce septième film du Gang des Bois du Temple. Un nombre 7, premier, qui témoigne peut-être symboliquement des hauteurs qu'il faut gagner pour mettre en place cinématographiquement un contre-monde face à la logique des places gardées du capitalisme.

Sympathy for the Devil

Il y a tout d'abord sympathie dans la construction du Gang des Bois du Temple, entre les trois parties qui le constituent. La scène de l'enterrement à l'église de la mère de M. Pons ouvrant le film est une manière d'introduction où le seul rapport possible qui vaille entre les individus, l'amour, sera mis à l'épreuve dans la suite du film. S'ensuit le rise and fall des membres du gang, du préparatif du braquage du grand capital à leur punition mortelle, le plus long développement du film, comme s'il s'agissait de filmer en quoi cet amour entre les êtres s'y épuise. Enfin le prologue, la vengeance faite par M. Pons, personnage qui semblait bis, ouvrait le film mais pour mieux le tenir, en sorte d'avoir en responsabilité le sort de chacun. M. Pons comme métonymie du gang et du reste du cinéma ameurien : un personnage hors champ qui occupe le centre de l'image.

Cette sympathie se trouve encore entre les films de Rabah Ameur-Zaïmeche. Les acteurs circulent d'un film à l'autre, se donnent parfois mutuellement la direction pour prendre la parole. Un geste du doigt pour dire en quoi la sympathie les tient, que le cinéaste ne retranche jamais du film (revoir la scène des enfants en présence de Kamel, joué par Rabah Ameur-Zaïmeche, dans Wesh, Wesh...). Sympathie du réalisateur pour les corps et la parole de ses acteurs, aussi, à qui il laisse le champ libre dans l'interprétation, pour filmer, depuis une situation qui leur est donnée ce moment où la fiction surgira, qui exige une confiance immense en l'autre, sans doute, qui permet surtout de mettre en place les conditions d'un contre-monde dans Le gang des Bois du Temple, soit la mise en place d'un univers non formaté, démoulé de la logique capitalistique et de son grand programme hologrammatique, comme un monde suspendu en l'air du tout utilitaire.

Sympathie aussi quand les films se répondent. Le gang des Bois du Temple peut apparaître ainsi comme le dernier terme d'une trilogie ouverte par Wesh, Wesh...continuée par Bled Number One, quand il est impossible de savoir lequel de Wesh, Wesh, ... ou de Bled Number One ouvre, en vérité, la voie, de sorte que l'on finisse par se demander si le deuxième film (Bled Number One) n'est pas en vérité le premier. Le lien entre ces deux récits est en effet concrétisé par la fin ambiguë de Wesh, Wesh... : le spectateur entend les coups de feu tirés par la police à la poursuite de Kamel, sans en voir les conséquences. Il est donc possible que Kamel ait été arrêté et expulsé à nouveau en Algérie, plutôt que tué. En ce sens, le récit du retour de Bled Number One pourrait être situé avant l'arrivée de Kamel en France au début de Wesh, Wesh,... ou après sa (nouvelle) expulsion en Algérie. Cette possibilité de double interprétation de la chronologie des deux films, ouverte et incertaine, renforce alors l'idée que Kamel est prisonnier d'un cycle perpétuel d'exclusion tour à tour de la société algérienne comme de la société française. De ce point de vue, Le gang des Bois du Temple pourrait apparaître comme une tentative d'échappée possible, quand bien même elle serait avortée. C'est que la réparation des torts passe par la relance de la violence dont Rabah Ameur-Zaïmeche retranscrit la crudité triste de son emprise. Tout comme M. Pons, il guette alors autant qu'il quête les moyens de s'arracher à cette pesanteur tout en sachant que si la violence répond à la violence elle peut aussi se réfuter par l'envol et l'écart d'où l'espoir tragique du film : la mort n'épargne pas les partisans mais leur élan aura peut-être alléger leur destin, accompagné par les chants maquisards de Mandrin, repris en chœur par celui, résistant, d'Annkrist dans Le gang des Bois du Temple. Une sympathie entre les films qui circulent autant entre les couleurs, le bleu blanc rouge des palettes, au début du film, reprenant des couleurs au Dernier Maquis, symbolisant cette sympathie républicaine floutée à l'écran au sortir de l'église : liberté, égalité, fraternité apparaissant derrière M. Pons, qu'il lui faudra réarmer.

Sympathie des espaces aussi, ceux des lieux, en une géographie flottante, ces quartiers populaires que filment Rabah Ameur-Zaïmeche. Quand des barres HLM ouvrent Le gang des Bois du Temple, en limite de forêt pour parler d'une cité dans le Nord de Paris, les images sont en réalité tournées à Bordeaux, tout comme le lieu du braquage se déroule dans les alentours de Marseille. Une sympathie entre les lieux qui est prolongée encore : ce quartier populaire en lisière de forêt, qui ouvre Le gang des Bois du temple renvoyant à l'éden paradisiaque où Kamel trouvait refuge dans Wesh, Wesh... en bordure de sa cité.

Enfin et surtout, il y a sympathie dans l'expression de sa forme amoureuse, un thème interstitiel, omniprésent dans le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche. Il sonne comme la reprise d'une chanson de geste qui parcourt toute l'Histoire de Judas, autant que le reste de la filmographie du cinéaste. Le thème en est encore présent dans cette complainte chantée en début de film par Annkrist. Ce motif, qui opère comme point de reprise de film en film, est à ce point essentiel qu'il faut s'y attarder. Il peut sans doute permettre de penser à nouveaux frais la présence autant que l'absence du religieux dans le cinéma du réalisateur, ce mystère de la croix que Rabah Ameur-Zaïmeche filme lors de la procession funéraire de la mère de M. Pons, auquel il faut penser en revoyant Histoire de Judas.

Anthropologie de l'amour

Sans doute, sa formation d'anthropologue ne pas fait ignorer à Rabah Ameur-Zaïmeche que si l'amour est un problème dans le stoïcisme, avec les chrétiens il devient une solution. Épictète disait à ses disciples de ne surtout pas s'attacher aux choses ni aux êtres, comme dans le bouddhisme. Dans l'épisode de la résurrection de Lazare, c'est au contraire l'amour qui sauve. La Providence n'est plus un destin, anonyme, mécanique et aveugle. Elle va devenir, tout comme dans le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche, la bienveillance d'une Personne qui pense à nous, qui nous fait une promesse : celle de retrouver après la mort ceux que nous aimons (M. Pons, séraphique au possible ; Kamel dans Wesh, Wesh..., à l'égard de sa mère, comme dans Bled Number One pour le personnage de sa cousine, Louisa ; Le docteur [Ramzy Bedia] dans Terminal Sud, Les compagnons de Mandrin, Judas...) Or, cette promesse de l'immortalité n'est possible que parce que le Logos s'est incarné, de sorte que chacun puisse avoir confiance, dorénavant, en cette parole qui circule librement entre les individus.

Il faut alors repenser à ce que dit Judas, c'est-à-dire Rabah Ameur-Zaïmeche lui-même à l'égard de son cinéma, dans Histoire de Judas, à ceux qu'il cherche à fédérer autour de Jésus, lorsque ces derniers, par son action, n'entendent que le son de la révolution contre les Romains quand, pour le cinéaste, le « moteur de l'histoire est la lutte des classes ». Judas leur répond que la vraie révolution proposée par Jésus est l'amour : « Avez-vous entendu ses prêches dans le désert : l'amour ». Ce passage, très court, et sans besoin pour le cinéaste d'y insister, est peut-être l'une des clés de son cinéma. Car que peut bien signifier cette révolution, que mettrait en scène Rabah Ameur-Zaïmeche depuis Wesh, Wesh..., qui importait tellement qu'elle ne souffrait pas d'être mise en image par un premier court-métrage, le cinéaste débutant sa carrière par un premier long, pour en dire l'urgence ?

La prédication de Jésus de Nazareth, de bien des manières, prétend abolir les idéologies de son époque. À toutes les formes d'obligations communautaires, extérieures, Jésus oppose une dimension intérieure : l'autonomie du cœur. La révolution est copernicienne : il suscite une personne, un individu du dedans et non un être purement social. Si le « moteur de l'histoire est la lutte des classes », le cinéaste ne s'en efforce pas moins de filmer, dès lors, des êtres pris dans cette logique tellurique, à qui il souhaite rendre tête, mains et pieds, pour qui ne connaîtrait plus la station debout.

Ce message se donne à entendre dans un texte fameux de l'apôtre Saint Paul, dans L'épître aux Galates, ramassée en une phrase incroyable, où Saint Paul s'efforce de montrer que l'entrée dans la religion chrétienne, par le baptême, libère de toutes les pesanteurs sociales : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave, ni homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous un en Jésus-Christ ». Cette phrase repose sur trois propositions capitales que met en scène le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche.

Il n'y a plus désormais ni Juif ni Grec signifie la fin des appartenances communautaires. Ce qui faisait le centre de la vie des individus n'a dorénavant plus d'importance. La véritable individualité n'est pas collective. Le chrétien est déjà citoyen du monde.

Il n'y a plus ni homme libre ni esclave renverse encore la table. Le propos est révolutionnaire car l'esclavage est l'institution la mieux reçue à l'époque. L'esclavage est partout durant l'Antiquité, l'inégalité entre les individus y règne en maître tout comme de nombreux personnages du cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche en sont sans doute les prolongements contemporains. La fierté de ne pas être asservi est un constituant fondamental de l'esprit de ces temps anciens. Or, Saint Paul vient rapporter que les hiérarchies sociales sont désormais défaites. Il y a la même humanité chez chacun, au regard de la religion. Il ne s'agit certes pas de mettre fin à l'esclavage, mais de signifier que l'esclave est égal en dignité à l'homme libre.

Le Prince dans Le Gang des bois du temple
© Les Alchimistes

Enfin, le texte se termine par la négation de ce qui est le mieux ancré dans la société antique, soit le hiatus entre les hommes et les femmes. Les sociétés traditionnelles ont fondé la moitié de leur ordre sur ce rapport d'inégalité pour faire en sorte que ces deux êtres soient unis de façon complémentaire en raison même de leur prétendue inégalité foncière. Elle est fondatrice du lien social. Toutes les activités sont divisées entre les femmes et les hommes, comme une manière d'introduire de l'ordre. Avec Saint Paul, il n'y a plus de division sexuelle. Il ne reste plus que des individus égaux.

Jésus le formule littéralement, lors de l'épisode du temple, dans Histoire de Judas : « Ne faites pas de ce temple une maison de commerce », libérant les poules de leur cage. Judas ajoute : « Aucun être vivant mérite d’être en cage, pas même les poules, encore moins les pigeons et les colombes...alors mes frères, brisez toutes les cages ». Toutefois, et la différence est notable, en chamboulant délibérément l’organigramme des Saintes Écritures, Histoire de Judas cherche moins à proposer sa vision du mythe qu’à en éprouver la signification, comme on testerait la solidité d’un édifice en éclatant son mur porteur. À travers elle, Rabah Ameur-Zaïmeche semble dire que toute révolution, si elle doit advenir, n’adviendra pas tant d’une situation objective que d’un regard épris de beauté, comme M. Pons pose sur le monde un regard débarrassé de toute forme de religiosité, si ce n'était cette éthique qui le pousse à une forme de réquisitoire sans autre forme de procès en convoquant au tribunal du monde ceux dont il a la responsabilité, bons comme mauvais. La scène durant laquelle le guitariste Rodolphe Burger l'électrise dans Wesh, Wesh... tandis que Kamel se trouve près du lac, assis, pensif, regard tourné vers l'horizon, en est autant significative. Cette scène, comme tant d'autres, à l'instar de ce chant de Mandrin, ou encore celui d'Annkrist, permet de comprendre autrement la façon dont Rabah Ameur-Zaïmeche envisage le thème de l'amour dans son cinéma.

Cet amour, qui peut prendre bien des aspects différents, par exemple dans Bled Number One, entre Kamel et Louisa, est avant tout un acte de sympathie, au plan philosophique et spirituel. Cette sympathie est la tendance chez Kamel, ou encore M. Pons (mais de façon différente), à partager les émotions d'autrui. Ces personnages sont en quelque sorte le reflet des émotions d'autrui. Ils en sont d'abord le réceptacle, qui prépare la réparation d'un tort qui leur a été fait : ce sera Kamel, dans Wesh Wesh..., qui, par un acte d'amour extrême, vengera sa mère violentée par un policier lors d'une perquisition à leur domicile, sans considération pour les conséquences de son acte ; ce sera M. Pons qui engagera sa responsabilité devant la mort de frères en humanité qui n'étaient pourtant pas d'armes.

Voilà en quoi l'amour est révolutionnaire chez Rabah Ameur-Zaimeche, porteur d'un espoir tragique dans Le gang des Bois du Temple. Ce qui a été extorqué devra être rendu par un acte d'amour qui, en vérité, prendra plusieurs formes dans l’œuvre du cinéaste. Soit il se cristallisera, en effet, par un acte de sympathie, soit par un acte d'empathie, voire de compassion. La puissance affective de cette proposition, plurielle, toujours dynamique, repose sur des contagions affectives différenciées dans leurs expressions, qui se répandent entre les individus par cette capacité à percevoir les émotions des autres. Cette variété de réponses affectives dépendra des situations rencontrées, mais surtout du lieu depuis lequel le regard sera porté.

Po-éthique des émotions

Quand ce regard est frontal, direct, filmé par Rabah Ameur-Zaïmeche à même les corps pour saisir un rapport d'égalité, cet acte d'amour engendrera de la sympathie, à la façon dont Kamel vengera sa mère après qu'un policier l'ait violenté. La réaction est immédiate. Elle est un élan du cœur sans considération des conséquences qu'encourt Kamel, sans-papiers, clandestin dans un pays qui est pourtant le sien, frappé par une double peine judiciaire. Kamel ne peut pas être dans la juste distance comme de situer son acte dans le champ de la rationalité. Pour preuve, contrairement à M. Pons qui utilisera une arme à feu pour venger le gang décimé par les émissaires de l'émirati, Kamel frappera de son casque de moto ce policier. Cette proximité, rendue par une focale courte, dit la douleur de sa mère qui est autant la sienne. Un processus d'identification provoqué par la relation sympathique, accru par le lien filial.

Lorsque ce regard est distant, qu'il est porté du plus haut, comme depuis la tour d'immeuble où se trouve M. Pons dans Le gang des Bois du Temple, la réaction n'est plus tant sympathique qu'empathique, après que les membres du gang l'aient consolé de son propre sort, une fois sa mère morte. M. Pons, surplombant, comprend les enjeux à la fois du braquage comme du sort qui a été fait à chacun des membres de l'équipe : le gang, au fond, opère une redistribution des richesses de l'émirati entre chacun des membres, pour lesquels l'argent n'est finalement pas l'essentiel (l'un se rachètera une main mécanique pour remplacer le membre perdu, l'autre à manger aux pigeons...). L'enjeu est ailleurs, celui des conditions de possibilité d'un autre monde, autrement dollarisé, fut-ce la couleur de son billet symbolisant l'espoir. Il n'élimine pas d'emblée le commanditaire des assassinats, par un acte de colère légitime comme le faisait Kamel dans Wesh, Wesh... M. Pons procède analytiquement, le cœur surmonté de son cerveau. Il téléguide son geste autant qu'il semble se télétransporter d'un lieu à l'autre sans jamais qu'on soit renseigné sur son enquête. Ainsi espionne-t-il d'abord l'émirati, qu'il retrouve sur cet hippodrome aperçu d'abord dans cet écran de télévision inaugural pour le poursuivre jusque dans cette discothèque. Son empathie est un « affect citoyen » (Martha Nussbaum). L'acte de M. Pons est un acte de réparation. Il est dans une compréhension empathique des expériences humaines dans leur diversité.

De ce point de vue, Bled Number One offre sans doute la palette la plus large sur le terrain de l'expression du sentiment amoureux. Kamel est à la fois dans un rapport de sympathie et d'empathie à l'égard de Louisa, lorsque celle-ci est frappée par son cousin. À la fois réagit-il de façon sanguine tout comme il prend acte rationnellement de la situation d'exclusion que vit sa cousine. Il se trouve autant dans un rapport amoureux, au sens d'eros, dans l'éveil de ce sentiment lors de la belle scène en bord de mer. Mais ce regard porte plus loin encore quand il devient compassionnel dans Bled Number One dès lors qu'il provient du cinéaste lui-même, lors de la scène dans l'hôpital psychiatrique où se trouve internée Louisa, autant qu'elle y est à présent protégée. Cette scène ne concerne plus seulement le cas de Louisa, mais celui de toutes ces femmes enfermées à double-tour en Algérie.

Cette compassion qui termine le film a d'autant plus de force persuasive que le film débute par son envers, un procédé de désarrimage du bled pour Kamel, qui se répétera tout le long du film cinématographiquement. La scène d'ouverture compte ainsi cinq compositions. : un long travelling (en plan objectif) sur la route qui mène au cœur du bled, un plan beaucoup plus court de la même rue depuis l'intérieur du taxi qui amène Kamel au village ; un plan d'ensemble statique qui montre son arrivée depuis l'autre extrémité de la rue ; un travelling d'un garçon qui court à côté du taxi et enfin un plan d'ensemble où Kamel est accueilli par sa famille à sa descente du véhicule.

La sympathie s'exprime cependant encore à travers cette séquence d'ouverture, entre le documentaire et la fiction quand le processus de désarrimage est accentué dans le même temps par la distance entre Kamel et son environnement socio-culturel. Cette notion de distance est en effet inscrite dans la structure esthétique de Bled Number One. Le cinéaste filme ainsi à plusieurs reprises les deux protagonistes (Louisa et Kamel) et leur environnement à l'aide de plans d'ensemble et de zooms combinés. Ainsi, les spectateurs observent le village depuis un point de vue distant. Ils sont exclus de l'environnement physique du bled et des moments d'intimité que les personnages partagent à l'écran, comme lors de l'arrivée de Kamel au village ou au moment de son échange avec Louisa au bord de la plage. Cette distanciation est encore autant orale que visuelle. Souvent les spectateurs n'ont pas accès aux conversations décisives et aux discussions intimes. Le fossé culturel sous-jacent entre Kamel et les habitants du bled passent également par les barrières physiques (portes, volets, personnes) qui obstruent souvent le champ de la caméra et entravent ainsi l'accès des spectateurs ou de Kamel à l'environnement spatial cinématographique du bled. L'exemple le plus sinistre de cette obstruction de la caméra est la scène où Bouzid (Abel Jafri) ferme la porte de la pièce sur la terrasse avant de battre violemment sa sœur Louisa. Cette stratégie explicite sert autant à accentuer le sentiment d'exil et d'isolement éprouvé par Kamel qu'à exclure les spectateurs.

On a pourtant d'abord le sentiment qu'une connexion existe entre Kamel et son environnement physique. Mais il se sent finalement exclu du fait de la séparation stricte entre les hommes et les femmes qui dicte les interactions de la communauté. Une bonne illustration en est le festin (zerda) quand « Kamel la France » (comme l'appellent les villageois) passe d'un engagement actif dans la cérémonie (il fait sortir le taureau du camion) au statut d'observateur distant (il est simple spectateur quand le taureau est égorgé), autant de scènes de rituel qui sont des manières de réparation que M. Pons continuera en sacrifiant l'émirati, comme pour restaurer un ordre du monde, mythique, perverti. Avec ce surnom de « Kamel la France », on comprend l'ambivalence du statut de Kamel dans la communauté du bled : à la fois accepté et désigné comme « autre », son chapeau orange porté tout le long du film le démarquant encore des villageois. Cette altérité est encore perceptible sur le plan du langage. Ainsi Kamel comprend le dialecte arabe parlé autour de lui mais ne peut répondre qu'en français. Et quand il s'assied pour la première fois sur la terrasse de la maison, il attire l'attention sur l'appel à la prière lancé depuis la mosquée, tout en concédant ne pas pratiquer la religion musulmane.

De fait, si au début Kamel semble intégré quand il se joint aux rites auxquels participent les hommes du village, comme la scène de danse le soir du festin, très tôt, une distance s'installe. La fêlure se crée quand il rit en réponse à un homme âgé qui lui explique que partager le festin avec les femmes est un péché. Le désir de passer du temps avec les femmes du village, surtout Louisa, sa cousine, plus libérale, trahit le doute qui le gagne quant à sa place dans la société du bled. Mais c'est précisément l'accumulation de cette distance qui renforce la sympathie de Kamel pour Louisa. Quand il apprend que son cousin l'a battu, l'accusant d'avoir couvert de honte sa famille, Kamel le confronte devant les hommes du village, qui n'approuvent pas son intervention. Il est rapidement mis à l'écart par les hommes du bled. Il est dorénavant appelé « Kamel le voleur » (en référence au motif de son renvoi en Algérie).

Sous bien des aspects, Bled Number One traite autant de la marginalisation de Louisa dans une société patriarcale qui refuse de reconnaître son droit à l'indépendance que de l'exclusion de Kamel, sujet hybride dont l'intégration semble impossible. Avec l'enfermement en hôpital psychiatrique après sa tentative de suicide, Rabah Ameur-Zaïmeche fait le choix pessimiste de ne laisser, semble-t-il, aucune perspective d'émergence d'une Algérie progressiste et plus libérale. L'hôpital devient le seul endroit où Louisa peut réellement s'exprimer et devenir la Billie Holliday algérienne. Les autres « malades » internées après avoir subi des violences conjugales (de vraies patientes d'hôpital), interviewés et filmés, témoignent cependant d'une sympathie féminine de type transnational lorsqu'elles scandent « Vive l'Algérie, vive la France. La France, on t'aime, l'Algérie on t'aime, Chinoises, Allemandes, Américaines ». Entouré d'une palissade surmontée de fils barbelés et situé en périphérie d'une ville non identifiée, l'hôpital, espace de forclusion, devient ironiquement le seul lieu où un échange optimiste comme un dialogue interculturel entre la France (d'Occident) et l'Algérie semble possible. Cet espoir pessimiste est réincarné à l'écran par la figure de M. Pons.

Dernier Maquis offre aussi un tel type de regard, compassionnel, à l'égard des individus que le cinéaste filme comme des rapports entre islam et république. Dans Wesh, Wesh,... qui se passait en banlieue, l'islam était totalement absent. Il sera présent, dans ses variantes comme dans des formes maraboutistes dans Bled Number One. Dans Dernier maquis, le cinéaste fait, en apparence, une place considérable à l'islam. Dans une usine de fabrication de palettes, le patron, Mao, diminutif, c'est notable, de Mohamed (soit, Mahomet), musulman convaincu, offre à ses ouvriers une mosquée, dans l'entreprise. Sincère amour de l'islam ou ruse du patronat, le projet divise les ouvriers, musulmans eux aussi, à quelques exceptions près, mais d'origines diverses. Le conflit ne naît pas de l'intention de Mao mais de sa prétention à imposer l'islam au lieu de consulter les croyants. Si les ouvriers d'origine subsaharienne, immigrants récents, organisés à partir de la structure traditionnelle du village (l'interlocuteur de Mao est le chef du village), acceptent imam et mosquée désignés par le patron, il n'en est pas de même pour une partie des ouvriers, français d'origine maghrébine. Ceux-ci, dans leur majorité attachés à l'islam, appartenant à la structure industrielle la plus complexe de l'entreprise, celle qui emploie des ouvriers qualifiés (le garage), revendiquent, face au patron, une autonomie citoyenne, même en matière religieuse. Porté par des images d'une grande audace formelle, de longs travellings sur les palettes ponctuent le film, transformant leurs piles en murs mouvants de l'usine, offrant une exacte réplique visuelle de la fausse ouverture que constitue la proposition de Mao. Dernier maquis utilise encore avec un art consommé la palette des couleurs dans leur portée symbolique. Le rouge des palettes, couleur de la révolte et couleur de l'exploitation, reçoit dans le bleu et le blanc des camions le complément qui signifie trois couleurs du drapeau français, soit l'absence de coupure entre islam et appartenance à la nation française. En somme, un rapport de sympathie continué dans Le gang des Bois du Temple.

Toutefois, que cet acte d'amour soit compassionnel, empathique ou sympathique, il semble se situer dans un horizon avant tout d'ordre spirituel, non empreint de religiosité. Et contrairement à ce que pensait Hume, il ne semble pas provenir d'une disposition naturelle chez Rabah Ameur-Zaïmeche. Peut-être serait-il plus proche de Levinas, pour qui la rencontre avec l'autre révèle son irréductible altérité : « La véritable union […] n'est pas un ensemble de synthèse, mais un ensemble de face-à-face », écrit le philosophe. L'amour, autant que la sympathie semblent donc contre-nature, sinon les individus ne seraient pas pris dans des rapports de classe. Le sentiment éthique de Kamel, de M. Pons, naît alors de la prise en compte de l'autre en tant que tel, et non dans leur projection dans le gang ou Louisa.

Cette responsabilité est alors d'autant plus lourde à porter. Comme Jésus dans Histoire de Judas, Kamel dans Bled Number One, Terminal Sud peut se voir comme le portrait de cette fatigue, celle, bouleversante, d’un homme à bout de souffle qui semble porter la responsabilité du monde sur ses épaules. Ce docteur qui n'a pas de nom ne prend pas part. Une blouse blanche que son chef de service réprouve en la renvoyant parce qu’il ne veut pas de « patte molle », que sa femme quitte parce qu’il ne veut pas fuir ce pays. Pourtant, s'il ne se situe pas sur les hauteurs comme M. Pons, il est engagé par tout son être horizontalement (il opère des patients). Car où est le mal, où est le bien dans ce drôle de pays qui semble situé aux confins ? Qui arrête en début de film de simples gens dans un bus : des terroristes, des militaires, des policiers ? Où passent donc toutes les frontières chez Rabah Ameur-Zaïmeche ? « Qui a le pouvoir ici ? », demande le tortionnaire au docteur ? Celui qui le soigne, qu'il maltraite à présent, les gens le prenaient pour un saint. L’Histoire de Judas continue : il n’a pas pu sauver Jésus. « C’est moi ton dieu ici ». Or, sur le mur du lieu de torture, on trouve la préfiguration cinématographique de M. Pons, un ange surmonté de la statue de la liberté sur sa tête, le mot liberté écrit en dessous. Voilà comment est réinvesti la devise républicaine que les palettes de Dernier maquis déplacent dans Le gang des Bois du temple. Terminal Sud serait un film sur la liberté ; Judas, sur la fraternité ; Bled Number One, sur l'égalité. Mais voici donc où se résout peut-être problématiquement la lutte des classes chez Rabah Ameur-Zaïmeche, dans un lieu de frottement, où la vengeance guette : le docteur qui sauvait les hommes, en retranchera un, à son tour, du reste de l'humanité.

La chose semble curieuse a priori. Il faut la questionner, comme ne manquait pas de le faire Des Nouvelles du Front dans un article à propos du Gang des Bois du Temple : la logique tyrannique du capitalisme n'est-elle pas, au fond, supplantée par celle du souvenir de l'empire colonial français, une contre-attaque de l'empire, dont M. Pons serait la petite main militaire ? Comment comprendre, in fine, ses nombreux actes de vengeance qui parcourt la filmographie de Rabah Ameur-Zaïmeche ? Car en annonçant l'amour, Jésus contredit frontalement les obligations de solidarité dans la violence qui devait lier chaque homme à sa communauté d'appartenance. Jésus vient en effet proposer aux hommes de se délier de ce qui était le devoir par excellence, le devoir de vengeance et la solidarité armée, soit l'une des bases de l'ordre immémorial que toute culture admettait, que semblerait reprendre sous forme de refrain Le gang des Bois du Temple, en contradiction, dès lors, avec le message paulinien, revendiqué dans Histoire de Judas.

Une des réponses possibles se trouve peut-être du côté du western classique, un genre cinématographique auquel fait penser à bien des égards Le gang des Bois du Temple : la prise d'une place forte et la quête de représailles qui s'ensuit. Or, si M. Pons, tout comme les membres du gang tentent d'opposer à la logique du grand capital un contre-monde, le problème est que, dans ce nouveau monde qu'il s'agit d'instruire comme d'installer, tout comme dans le désert, il n’y a pas de juge (que le grand capital, au fond, méprise). Le gang des Bois du Temple reprend, de fait, la trame du western classique, notamment fordien. Il se donne pour le récit de ce qui n’est pas (ou ne peut plus) être réglé par le droit. La vengeance y est dès lors tragique parce qu’elle ne peut pas être remplacée. Elle ne fait que mettre à nu une violence archaïque sur laquelle doit se fonder le droit, la société dans son ensemble, ce nouveau droit qu'il faudrait installer dans ce contre-monde, parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité. Dans le western moderne, au contraire, cette vengeance ne sera plus tragique, pour se mesurer au droit en vigueur. Mais dans le western classique, tout comme chez Rabah Ameur-Zaïmeche, elle est le fantôme de la justice étatique. Le western est ce non‐lieu de la société à la poursuite d’une justice en l’état impossible, dont la logique du duel est sans doute à l'illustration dans Le gang des Bois du Temple (M. Pons versus l'émirati). Comme dans le western, le duel aura lieu, il a eu lieu dans Le gang des Bois du temple. Aucun n'a renoncé, et même si souvent le héros survit dans le western, à l'instar de M. Pons, cela montre simplement que l’amorce de droit qui va s’ensuivre, ce contre-monde encore ou plus simplement que la fin de l’engrenage de la vengeance, sont fondées sur la violence archaïque de ce duel. Finalement, cette « leçon » du film n’a rien à voir avec une morale qui serait bien immorale : la vengeance n’a pas de sens, elle est de l’ordre de la tragique nécessité auquel le héros ne peut se soustraire. Ce faisant, l'intelligence du Gang des Bois du Temple est de rappeler contre toute forme d'évidence que la justice naît de la force (M. Pons en tant qu'ancien militaire en réactive la puissance de feu). Elle ne peut être que contradictoire et est impuissante à mener vers une vraie justice.

La justice sera toujours un constat d’échec, la substitution ne peut se faire de manière parfaite, totale, absolue. Le gang des Bois du Temple, tout comme le western, est le mythe qui raconte l’échec du mythe, et il s’y substitue, c’est là son tour de force, seulement possible dans la sphère esthétique : fondation négative, la justice par la conquête se fait au détriment de la vraie justice, les individus portent sur eux une charge qui ne devrait échoir qu’à des groupes, ce qui est impossible dans une communauté non encore constituée (seul, à l'écran, survit M. Pons). Là réside l’ironie du film : l'autre monde, c’est ce qui devrait être, c’est ce qui n’est pas. Donc, chez Rabah Ameur-Zaïmeche, la reductio ad individuum ne réussit pas son retournement dialectique en une amplificatio ad civitatem. M. Pons ne fait pas le groupe, qu'il remplace par ailleurs, le gang ayant été décimé. Dès lors que l’on parle en terme de remplacement et de substitution, la justice, c’est son sens pascalien, ne naît pas comme absolu, mais comme échec relatif. Rabah Ameur-Zaïmeche en ce sens peut être dit humaniste sceptique. Il met en scène une narration des possibles (ce qu’il retient des états de nature et des mythes originels dans ses nombreux films) et en même temps fait le récit d’un échec, en quoi il participe du genre littéraire de la tragédie et non pas du genre épique, en passant d'abord par l'épopée. En effet, Le gang des Bois du Temple n'est pas épique. Il ne met pas en avant les exploits du héros, M. Pons. Il raconte l'épopée d'une tragédie. Dans le même temps, pourtant, M. Pons entend instaurer un nouvel ordre et, par sa vengeance, plutôt que de se barbariser, apprend finalement à (se) re-civiliser. Par le châtiment, il humanise. M. Pons est tel celui qui boite a en partage la claudication du monde. Il faut alors, peut-être, souhaiter de toutes ses forces ce dénuement, en souffrir la courbature et le malheur, quitter les certitudes avant que les rênes pourrissent entre les mains, afin de tenir en sa compagnie la route du naufrage qu'on nous a tant de fois promis : aux gens de biais, permission de jouer à l'impossible. Le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche, finalement : une foudre juste amarrant la terre avec sa douleur. Une liberté qui souffle. Amour grandi sur les colonnes de l'absurdité.