
« La Voix de Hind Rajab » de Kaouther Ben Hania : Tombeau pour une luciole
Dans La Voix de Hind Rajab, Kaouther Ben Hania voulait rendre les derniers honneurs à l'enfant disparu comme à un peuple palestinien laissé sans voix. Mais, finalement, la pompe de son film n'est ni un enterrement, encore moins une célébration, mais un véritable enfouissement qui confine à l’anéantissement : une mise au tombeau de Hind Rajab.
« La Voix de Hind Rajab », un film de Kaouther Ben Hania (2025)
Qu’exposer au monde – ce monde qui ne connaîtrait plus le jour ? Par quel fragile tremblement offrir à sa nuit une image qui ne trahisse pas son réel ? La Voix de Hind Rajab, par ses choix, le cèle. Kaouther Ben Hania voulait nous donner à entendre la voix déchirante d'une enfant mourante, elle n'en rend pas l'écho. En prêtant une chair d’invention à une voix orpheline, elle compose un film de traque qui se mue en film-tract, pour se raidir en film-matraque. Sa fiction enlace le réel jusqu’à l’étouffer – comme Walter Benjamin le pressentait, la reproduction mécanique affine le pouvoir de l’image tout en l’appauvrissant d’aura ; dans La Voix de Hind Rajab la voix se répète, se propage, jusqu'à la disparition.
Kaouther Ben Hania appartient à la lignée de ceux qui voudraient se placer dans les pas de Georges Didi-Huberman, ceux qui cherchent dans les images la résistance aux silences majeurs : raviver la cicatrice pour que la mémoire ne s'efface pas. Le reenactment est ce geste cinématographique risqué où les vivants relisent leurs blessures devant une caméra qui, parfois, n’appartient pas à leur langue, soit en faisant intervenir directement les personnages du drame (comme dans le précédent film de Kaouther Ben Hania, Les Filles d'Olfa) soit, pour tout ou partie, en intégrant des acteurs au dispositif filmique. Objectif lune : qu'acteurs et survivants se rencontrent comme deux rives – mais quand la caméra produit cet effet chez Kaouther Ben Hania, comme l’écrivain bègue, elle traduit en partiels ce que le réel a dit en entier.
Tout commence par une respiration d’enfant, un appel sur le fil, avant de s'abandonner, tandis que la nuit et la guerre referment leur piège : la voiture de la famille est prise pour cible par l’armée israélienne. Les secouristes cherchent une brèche dans la carte comme on chercherait un mot qui puisse encore nommer l’innommable. Durant des heures, les secouristes tentent d’organiser une intervention, de trouver une ambulance, d’obtenir un itinéraire « autorisé » par l’armée. Mais nous savons déjà que le matin ne viendra pas pour Hind Rajab.
La réalisatrice entoure cette voix d’un contrechamp fictionnel, filme l’envers de l’appel, l'enclos imaginaire du Croissant-Rouge, animé par des acteurs répondant – ou feignant de répondre – à la voix authentique de la fillette. Elle invente un espace pour cette voix, comme si la fiction seule pouvait redonner un visage à l’inhumain – à la déshumanisation organisée par le gouvernement israélien –, quand le documentaire aurait été un échec sur ce plan : de nombreuses vidéos circuleraient déjà sur les réseaux sociaux, mais sans jamais provoquer le moindre geste de solidarité internationale ; un échec que relaient les acteurs du film lorsque, se trouvant dans une impasse, est suggérée l'idée de diffuser une vidéo sur lesdits réseaux sociaux. Comment faire, donc, pour réhumaniser les Palestiniens ? Ce geste, dans La Voix de Hind Rajab, renvoie à la question que Susan Sontag pose : que faire des images de la souffrance ? Les regarder nous forme-t-il à la compassion, ou nous rend-il complice d’une consommation de la douleur ? Kaouther Ben Hania oscille entre la tentation d’un témoignage pur et le désir de forme – oscillation qui finit par devenir un vertige. Tout de même, dans un premier temps, elle tranche. Pour réhumaniser un peuple qui a été déshumanisé, puisque le documentaire aurait échoué, elle lui adjoint la cape et l'épée, tente de surmonter le drame par la dramatisation, opte pour la fiction.
Sur ces questions, Jean-Luc Godard doit servir de balise pour avoir dressé une frontière dans Notre Musique : quand Israël serait tout du côté de la fiction, la Palestine serait adossée au documentaire. En quoi et par quoi Israël serait toujours maître du récit, capable d’ordonner une fable nationale puissante, ordonnée, cohérente, quand la Palestine surgirait comme document brut, un réel qui déborde tout récit, la brutalité du réel filmée à nu. Les Palestiniens seraient filmés plus qu’ils ne filmeraient, captés plutôt que libérés par leur propre récit. Mais Kaouther Ben Hania, en voulant faire parler le silence, confie aux formes de la maîtrise la voix qu’elle voulait restituer. Jacques Rancière la mettait pourtant en garde : la politique de l’image est aussi une distribution du visible et du dicible. Qui tient le cadre impose ce qui peut être vu et nommé. Kaouther Ben Hania croyait faire œuvre palestinienne. Elle israélise sa fiction documentaire.
C'est que la guerre moderne est aussi une guerre des cadres. Celui qui a le pouvoir choisit le cadrage ; celui qui souffre est condamné au plan. Georges Didi-Huberman et Ariella Azoulay insistent. L’image n’est pas neutre : elle est contrat civil ou instrument de dépossession. Filmer, c’est légiférer sur l’existence d’autrui ; c’est pourquoi la question éthique – posée par Emmanuel Levinas dans sa poussée vers l’autre, face-à-face impossible – pèse sur chaque plan jusqu'à le lester définitivement dans La Voix de Hind Rajab : l’éthique du visage de Hind Rajab exigeait que l’on respecte sa présence comme « autre », non que Kaouther Ben Hania la neutralise en la transformant en matériau narratif.
Dans le local du Croissant-Rouge, les écrans se multiplient alors comme des autels sans divinité : cartes satellitaires, flux, moniteurs, vitres – autant de surfaces qui voudraient refléter une impuissance cristallisée de la part des acteurs du drame. Mais ces fenêtres lumineuses ouvrent sur rien, elles élèvent des murs. L’espace qui devrait ouvrir vers l’événement réel devient un sas où l’action se perd. Le film devient ce labyrinthe de verres où l’action se dissout en image. La phrase de Jean-Luc Godard – « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image » – aurait dû valoir autant comme avertissement : une belle image peut trahir, une image maladroite peut être salvatrice pour laisser passer le réel. Quand les images d’Israël sont justes, droites, composées, stratégiques – étatiques –, celles de la Palestine ne sont que de « justes images » : tremblées, rugueuses, traversées par une vérité sans maquillage : sans État.

Kaouther Ben Hania renverse cette logique : elle offre un récit trop bien fermé sur lui-même, souverain, trop parfaitement cousu pour affronter les déchirures du réel quand le documentaire est le réel qui déborde la mise en scène. Les Palestiniens n’ont jamais eu le même contrôle que les Israéliens sur leur représentation : actés plutôt qu’acteurs de leur propre récit. Kaouther Ben Hania ne filme plus pour ne pas oublier : elle dénude la réalité en prétendant la recouvrir de fiction. D’où un double problème. D’une part, la fiction s’efface constamment devant les moments documentaires, qui seuls semblent conserver une force émotionnelle. Les acteurs rejouent, réécoutent, se préparent : l’émotion paraît scénarisée, non vécue. D’autre part, cette fiction ajoute une dramaturgie artificielle – conflits internes, crises de nerfs – qui finit par détourner l’attention de Hind Rajab elle-même. Le suspense est connu d’avance : l’enfant est déjà morte. Le film joue pourtant sur un climax qui tourne à l’ironie tragique. Ce double problème engendre un double dessaisissement : en filmant en lieu et place des protagonistes des acteurs, quand elle croit retrouver une part de la vérité des Palestiniens, elle les dessaisit une nouvelle fois : les néantise imaginairement et imagièrement. À l'inverse, quand elle reverse dans le documentaire – voix des vrais intervenants présents sur la bande-son ; numéro d'enregistrement du fichier sonore apparaissant à l'écran ; images vraies des sauveteurs diffusées sur les réseaux sociaux montrées depuis un téléphone – elle le neutralise par l'effet fictionnel, qui ne produit aucun effet véridictionnel.
Kaouther Ben Hania, toute respectable que se voulait sa démarche, ne semble jamais avoir pris conscience du déséquilibre du pouvoir dans la production des images. Le conflit israélo-palestinien n’est pas seulement militaire ou territorial : c’est un conflit d’images. Quand Israël dispose d’un appareil étatique, médiatique et diplomatique permettant de cadrer son récit, la Palestine apparaît surtout dans des images de souffrance et de résistance, davantage liées à un cinéma de terrain, pauvre, immédiat. En utilisant la voix de Hind Rajab, elle fait, sans le savoir, le jeu du gouvernement israélien : celui qui détient le pouvoir détient la mise en scène ; celui qui ne l’a pas est filmé par les autres. La fiction est toujours le privilège des vainqueurs. Les dominants écrivent l’histoire (donc font de la fiction), quand les dominés se retrouvent filmés dans le réel, sans avoir les moyens de le raconter eux-mêmes. Sans doute, pour ne pas devenir complice de ce qui advient, faut-il malgré tout filmer, quoi que ce soit impossible, toujours un risque, une faute, ce que rappelle encore Jean-Luc Godard. Mais Kaouther Ben Hania qui, depuis son faire croire, voulait faire voir pour faire savoir, s'annihile tout entière dans son vouloir de mettre en place un thriller à partir d'un matériau qu'elle rend finalement tout dérisoire, pour en faire le décor de son intrigue.
Walter Benjamin l'aurait mis en garde, aussi, contre la facilité du spectacle ; Susan Sontag contre l’insensibilité de l’œil ; Judith Butler, dans Frames of War, lui aurait appris aussi à interroger la manière dont les vies deviennent « grievable » – dignes d’être pleurées – ou non. Kaouther Ben Hania, en cherchant la dramaturgie, finit par multiplier les plans qui masquent la source première : Hind elle-même. Les comédiens jouent ; la voix réelle perce parfois, comme un punctum barthésien qui transperce le texte – ce point douloureux qui aurait dû arrêter Kaouther Ben Hania. Mais ce punctum est un éclat parmi d’autres bombes, quand la mise en scène aspire la vérité vive.
La fin du film – qui se termine par des images documentaires, témoigne à la fois de l'échec cinématographique du projet (la fiction ne pourra ni accompagner encore moins se substituer au documentaire) comme de celui de son message politique : la mère, le frère, la voiture, sont montrés, mais floutés. Camouflant les corps, croyant montrer de la pudeur, le flou de Kaouther Ben Hania produit l'exact contraire : comme les lunettes noires chez Roland Barthes ne dissimule pas la douleur mais la montre par surcroît, le flou exhibe. Le zoom avant – ce doigt invisible qui s’enfonce dans la blessure comme une arme de poing – transforme le réel en supplication. Hind Rajab, soudain, n’est plus protégée : elle est offerte. Le geste rappelle la critique de Georges Didi-Huberman face à l’évidence photographique : tenter de dissimuler, c’est parfois souligner plus fort encore. Le zoom sur le visage de la mère, ultime arme lyrique, transforme alors la douleur en démonstration. L’amour de l’image finit par produire l’immonde, l’émotion instrumentalisée, un revenge porn qui aurait mal tourné.
En prêtant la voix à la fiction, Kaouther Ben Hania a voulu panser une blessure ; mais son pansement est un masque. Il étouffe ce qui restait encore de vie. L’enjeu reste de taille : comment faire de l’image un lieu de justice plutôt qu’un instrument de domination ? Walter Benjamin (L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique), Roland Barthes (Camera Lucida/Mythologies), Susan Sontag (Regarding the Pain of Others), Georges Didi-Huberman (Images malgré tout), Ariella Azoulay (The Civil Contract of Photography), Judith Butler (Frames of War : When Is Life Grievable ?), Emmanuel Levinas (Totalité et Infini), Jacques Rancière (La Mésentente / Le partage du sensible), Jean-Luc Godard (Notre Musique)... – elles étaient pourtant nombreuses les voix qui offraient des voies pour interroger le geste et, peut-être, pour repenser une manière de regarder qui ne trahisse pas les morts.
Toute prétendument du côté de l'oreille, Kaouther Ben Hania n'a finalement jamais écouté la voix de Hind Rajab. Pourtant, le réel précédait le film : la voix de Hind Rajab existait avant toute fiction. Le documentaire était là, brut, incandescent. Chaque ajout de fiction est alors un voile supplémentaire, qui empêche de respirer comme de voir. La fiction finit par détourner le regard : crises d’angoisse, conflits intérieurs entre les personnages, tragédie ajoutée à l'espace documentaire. Les acteurs avancent, l’enfant s’efface. Le suspense, lui, est déjà scellé dans la pierre de l’Histoire. Le film glisse alors vers une ironie tragique que rien ne peut racheter.
Peut-être fallait-il laisser le documentaire nu, ou au contraire inventer une forme radicalement autre (l’animation, par exemple, à la manière de Valse avec Bachir) qui rende compte autrement de l’infini de la perte. Peut-être fallait-il encore, comme le suggère Ariella Azoulay, penser la photographie et la vidéo comme actes civiques – des contrats qui donnent des droits et des devoirs – plutôt que comme simples effets de vérité. Mais en cherchant les armes du pouvoir, Kaouther Ben Hania a toujours filmé depuis le flanc même du pouvoir. Elle voulait rendre les derniers honneurs à Hind Rajab ? Finalement, la pompe de son film n'est ni un enterrement, encore moins une célébration, mais un véritable enfouissement qui confine à l’anéantissement : une mise au tombeau. Hind Rajab n'a jamais été aussi morte que dans ce film qui (nous) laisse sans (sa) voix.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Kaouther Ben Hania
- David Fonseca, « Les filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania : Femmes sous influence », Le Rayon Vert, 18 juillet 2023.
- Thibaut Grégoire, « La Peur peut changer de camp : Entretien avec Kaouther Ben Hania autour de La Belle et la Meute », Le Rayon Vert, 2 octobre 2017.
