« La Belle et la Meute » de Kaouther Ben Hania : « La Peur peut changer de Camp »
Rencontre avec Kaouther Ben Hania, réalisatrice du « Challat de Tunis », « Zaineb n'aime pas la neige » et « La Belle et la Meute ». À cette occasion, elle nous parle de son travail sur l’hétérogénéité de la représentation et la construction des discours sociétaux.
« La Belle et la Meute », un film de Kaouther Ben Hania (2017)
Dans son premier long métrage de fiction, Le Challat de Tunis, Kaouther Ben Hania s’attaquait à l’absurdité de certains aspects inhérents à la société tunisienne. Après la parenthèse enchantée de Zaineb n’aime pas la neige – sorte de Boyhood documentaire, tourné sur une décennie –, présentée l’année passée au FIFF, la réalisatrice revient à la matière qui faisait sa première fiction et creuse son sujet en adaptant un fait divers duquel fut également tiré un livre de témoignage (Coupable d’avoir été violée). Divisé en neuf chapitres qui sont également neuf plans-séquences, La Belle et la meute suit, une nuit durant, la jeune Mariam, laquelle, après avoir subi un viol collectif perpétré par des policiers, tente d’obtenir justice en portant plainte, mais se retrouve enfermée dans un cercle vicieux asphyxiant, les bourreaux étant précisément ceux qui sont censés représenter cette justice. La venue de la réalisatrice au 32ème FIFF était l'occasion idéale de l'écouter parler de son travail passionnant qui porte à la fois sur l’hétérogénéité de la représentation et la construction des discours sur la société.
Thibaut Grégoire : Quel rapport entretenez-vous avec le réel lorsque vous concevez un film comme La Belle et la Meute ? Est-ce que le travail de construction et de mise en scène que vous avez choisi est une manière de transcender la réalité ?
Kaouther Ben Hania : Le film est inspiré d’un fait divers qui est survenu en Tunisie en 2012 et qui a été très médiatisé. Il m’avait personnellement beaucoup touché. Du coup, l’histoire est restée dans ma tête. Quand j’ai commencé à travailler dessus, je l'ai fait mienne en l’adaptant à ce que je sentais et ce que je voulais. C’est donc très librement inspiré par le fait divers. J’avais besoin de construire un monde propre pour le film et cela impliquait forcément une trahison envers le fait divers. Mais l’élément déclencheur est toujours le même : le viol de cette jeune femme par des policiers et le fait qu’elle ait décidé de porter plainte. Comme je viens du documentaire et que je sais que même en tant que documentariste, je suis amenée à reconstruire la réalité à travers ma façon de filmer et le montage, je me dis que la fiction laisse encore plus de libertés pour tout construire. Ce que j’ai appris via la pratique du documentaire m’a beaucoup servi pour construire ce film.
Qu’est-ce qui vous a menée à choisir cette division en chapitres qui sont chacun des plans séquences, séparés par des ellipses significatives ?
Je me suis posé la question de ce qui m’intéressait vraiment dans cette histoire. Il aurait pu s’agir du procès ou d’un tas de choses, mais en l’occurrence, il s’agissait de l’après viol. C’était le moment où Mariam essayait d’obtenir justice. Cette nuit-là m’intéressait et je me suis dit qu’elle était divisée en étapes, comme un compte à rebours. L’idée du chapitrage découle de là car Mariam écume des lieux différents, des institutions qu’elle va visiter et qui ne sont pas, en soi, très « sexy » à filmer puisqu’il s’agit de couloirs et des bureaux assez froids. Je voulais donc que les spectateurs soient dans le moment présent et, pour cela, il n’y a pas mieux que le temps réel et le plan séquence, qui nous plongent dans le moment et nous collent au personnage pour le suivre dans son périple. Et cela me permettait également de travailler sur les ellipses. Car quand on a des fragments de temps réel, la question de ce qui se passe entre ces fragments se pose forcément. J’avais envie de construire un film dans lequel est également intégré ce qu’on ne voit pas.
La Belle et la Meute s'ouvre justement sur quelque chose d'invisible. Une ellipse permet de ne pas montrer le viol à l'écran. Plus tard, quand il en sera encore question, il sera toujours filmé de manière partielle ou détournée. Était-ce inconcevable pour vous de mettre en scène le viol de manière frontale ?
Inconcevable, non, mais plutôt inintéressant. La violence spectaculaire de l'acte du viol a déjà fait l'objet de nombreux traitements au cinéma et, comme tel, cela ne m'intéressait pas. Mon travail s'est plutôt concentré sur la violence sournoise et institutionnalisée qui l'entoure. Notre rapport à l'administration. Lorsqu'on est en quête de justice, on se retrouve forcément confronté au pouvoir et à l'administration. C'est une forme de violence moins spectaculaire à exposer mais plus passionnante à comprendre, car elle dit beaucoup de choses sur les sociétés dans lesquelles nous vivons.
Comment s'est déroulée la mise en place des différents plans séquences qui composent le film ? Comment gère-t-on un tel choix esthétique d'un point de vue technique et avec les acteurs ? Est-ce que cela ne peut pas devenir paralysant ? Car filmer en plans séquences peut comporter de nombreuses contraintes.
Absolument. Je n'ai pas opté pour la facilité. C'était un défi de mise en scène que l'histoire me suggérait. Il fallait être dans le moment et sentir toute la complexité de cette quête. Pour atteindre le résultat que nous voyons dans La Belle et la Meute, nous avons beaucoup répété. Le travail de chorégraphie a longuement mobilisé les comédiens et les techniciens. Tout a été réglé au millimètre près, presque comme un jeu de domino ! Il suffisait d'une erreur pour tout recommencer. Même après des mois de répétions, des séquences ont continué à nous poser problème. L'une d'entre elles a même nécessité 53 prises.
La Belle et la Meute flirte avec le cinéma de genre. On peut évidemment penser au film noir. Pourquoi avoir intégré cela à une base réaliste ?
J'ai toujours aimé le cinéma de genre. Dans un film d'horreur par exemple, on peut expérimenter ce qu'est l'horreur dans la réalité. Autrement dit, la réalité peut être horrifique ou psychologiquement insoutenable. Ce type d'effet est une affaire de réalité et peut donc la concerner directement. Dans sa narration, La Belle et la Meute est un anti film noir, où bien souvent on a affaire à une enquête où s'accumulent les preuves pour résoudre l'énigme. Ici, les preuves sont évidentes et personne ne veut les voir, ce qui permet d'ajouter une autre forme de tension.
Le film de zombie est également évoqué au détour d'un dialogue. Vous traduisez ensuite cela visuellement lorsque Mariam est poursuivie dans les couloirs, par exemple. Les policiers donnent l'impression d'être des zombies attirés vers elle. Avez-vous cherché ici à ajouter une dimension allégorique et satirique au film ?
Je n'aime pas beaucoup l'usage abusif et directif de l'allégorie au cinéma. Chacun est libre de comprendre ce qu'il veut. Dans un système corrompu tel que je le dépeins dans La Belle et la Meute, plus il y a de personnes corrompues et plus ceux qui ne le sont pas sont obligés de l'être ou de le devenir. Il y a une espèce de contamination, comme chez les zombies, où chaque être vivant est ensuite amené à être comme eux. Un système où les choses ne fonctionnent pas de manière saine débouche forcément sur une propagation de ce qui le gangrène. Le personnage de Youssef explique bien cela dans la référence que vous soulignez. Il est prêt à se laisser mordre afin de pouvoir se reposer. Il ne subira plus la pression d'un système que rien ne semble arrêter.
Il y a des moments où l’horreur du réel va basculer un peu dans une horreur de cinéma, dans lesquelles les références au réel vont se muer en des références de cinéma.
Oui, on est effectivement dans le cinéma et la caméra a comme une fonctionnalité de microscope. Elle rend les visages plus expressifs, à travers le gros plan, par exemple. Quand on est dans une histoire filmée pour le cinéma, on bascule donc forcément dans un autre type de réalité, qui peut se rapprocher dès lors de la mythologie. J’aime beaucoup utiliser la mythologie car elle forme des schémas dans l’inconscient collectif. Cela me semble donc tout à fait normal d’avoir cette impression-là dans un film, de réalité transcendée.
Le film est donc librement adapté d’un fait divers mais semble être symptomatique d’un problème beaucoup plus large. C’est un exemple mais il aurait pu s’agir d’un autre fait divers semblable. Vous partez donc de ce sujet pour l’appliquer à des problèmes sociétaux et politiques. Dans Le Challat de Tunis, vous partiez aussi d’un sujet très précis, mais qui avait aussi ce caractère insaisissable et mythologique dont vous parliez, puis vous l’emmeniez vers une question politique, voire existentielle. Est-ce votre démarche de dépasser le film à sujet pour toucher à d’autres champs ?
Oui, c’est tout à fait mon objectif de ne pas être dans le local ou la « private joke ». Je veux faire des films qui malgré leur contexte très précis et local, parlent à tout le monde, tous milieux et nationalités confondus. Le film va d’ailleurs sortir dans beaucoup de pays et j’en suis très contente. De toute façon, quand on fait un film, on pense tout de même au public dans son sens le plus large possible et on essaie donc de dire des choses qui touchent à l’humain et à l’universel.
L'universalisation du propos passe-t-elle aussi par le portrait de Mariam qui contiendrait en creux un regard sur la société ? Le microcosme semble révéler le macrocosme, l'intérieur serait une fenêtre sur l'extérieur.
Au cinéma, il y a le champs et le hors-champs. Lorsqu'on parvient à intégrer le hors-champs dans le champs, à faire sentir sa présence ou son poids, on parvient à ouvrir le cadre sur quelque chose de beaucoup plus grand.
Le titre du film, La Belle et la Meute, qui est différent du livre dont le film est inspiré, souligne également cette ouverture et un passage vers autre chose. Était-ce un choix délibéré ?
Oui. Le titre arabe, qui est tiré d'une réplique du film, est également différent du titre français car on ne parvenait pas à trouver d'équivalent. L'impact n'était pas le même. Du coup, nous avons été dans une autre direction. On reproche à Mariam d'être belle et elle ne fait que rencontrer des gens. Et puis on voit des chiens dans le film. L'idée est venue de suite : elle se retrouve véritablement face à une meute. Une meute indistincte qui a fini par figurer dans le titre.
Le personnage de Mariam pourrait aussi être vu comme une sorte de martyr. La Belle et la Meute suit le chemin de son calvaire. Dans ce contexte qui aurait pu réduire et étouffer le personnage, comment avez-vous conçu son existence propre ?
Avant d'être un calvaire, la trajectoire de Mariam relève du combat. Un combat qu'elle n'est pas sûre, au départ, de pouvoir mener à terme. Je voulais vraiment mettre en scène un personnage "anodin". Mariam est une belle jeune femme parmi beaucoup d'autres, elle n'est pas politisée et ne s'engage dans aucune cause. Elle se retrouve alors dans une situation extraordinaire qui la dépasse et où elle est menacée. Le calvaire commence, certes, et en même temps elle découvre en elle une force qu'elle ne soupçonnait pas. Dans l'épreuve, elle découvre sa véritable nature. Par là, son combat se démarque de la figure du martyre, car il est d'abord question de la métamorphose d'une femme.
C'est donc le contraire. Les situations difficiles dévoilent la vraie nature du personnage.
Oui, exactement.
Dans les plans séquences qui suivent le viol, un sentiment d'absurdité se dégage de certaines situations où se trouve le personnage. En tant que spectateur, on ne sait plus très bien comment réagir et certaines choses portent presque à rire, alors que la base du film est bien sûr dramatique. Comment avez-vous mis en place ce paradoxe ?
Oui, j'aime beaucoup ce qui est absurde, d'où mon intérêt pour Kafka dont on peut ressentir l'influence sur La Belle et La Meute. Nous avons tous déjà eu affaire à une situation absurde lorsqu'on se confronte à l'administration. Celle-ci nous a énervé ou nous a même poussé au désespoir, et tout ça pour un petit papier ou une signature ! Et puis le fonctionnaire qui pense nous aider mais qui au final nous induit complètement en erreur. Je tenais vraiment à faire voyager mon personnage dans une galerie d'institution d'où peut naître ce sentiment d'absurdité. Le rire peut alors provenir de notre difficulté à faire face à l'absurdité. Il peut y avoir en effet un malaise, mais le spectateur se place quand même avec du personnage.
Plus précisément, comment avez-vous développé cette dimension kafkaïenne inhérente à La Belle et La Meute ?
L'idée était de faire revenir systématiquement Mariam à la case départ. Elle croit faire un effort mais finit par revenir en arrière. Même si la procédure qu'elle veut lancer est théoriquement simple, elle ne parvient jamais à l'actionner, puisque tout le monde est contre elle et veut la dissuader de porter plainte. La dimension kafkaïenne se situe à ce niveau là. C'est un labyrinthe interminable. Le personnage devra sans cesse inventer toute une série de stratagèmes pour parvenir à mettre en place sa demande administrative.
Le fait que Mariam ne trouve pas sa place dans les différents endroits où elle est baladée renvoie également à sa place dans la société. A partir du moment où elle est violée, c'est comme si la société la rejetait. Elle est condamnée à errer.
Je dirais plutôt que Mariam est en quête de quelque chose. Bien entendu, il y a de l'errance, mais celle-ci n'est pas sans fin. Elle a un but. Son objectif est évidemment de porter plainte. Mais inconsciemment, elle veut surtout surmonter la peur que lui inspire le rejet de la société et la honte qui l'accompagne. Mariam cherche à basculer du côté, où il n'y a plus de peur ni de honte, pour aller de l'avant.
Elle reste quand même marginalisée par la société pour quelque chose dont elle n'est pas responsable.
Je ne dirais pas qu'elle est marginalisée, parce que le film la montre seulement en conflit avec les institutions. Je ne ferais pas de rapprochement immédiat et métaphorique entre les institutions et la société. Ce sont deux choses différentes. De récentes statistiques ont révélé que seulement 10% des femmes victimes de viol en France portaient plainte. Une des causes possibles réside dans la volonté de ne pas raconter à nouveau leur histoire et de se ré-exposer à l'intensité de la souffrance. D'une certaine manière, on peut voir dans cela une certaine marginalisation du problème tant que les victimes ne portent pas plainte. Dans La Belle et La Meute, Mariam n'est pas marginalisée par les institutions ni par la société. En se trouvant au pied du mur, elle est plutôt intimidée dans le but évident de lui faire renoncer à sa plainte. Pour arriver à leur fin, les différents fonctionnaires et policiers sortent tous les arguments possibles et imaginables. C'est ici qu'entre alors en jeu la marginalisation : ce sont des arguments choisis par l'administration pour faire renoncer Mariam à sa plainte. Tu auras honte toute ta vie... Que va-t-on penser de toi ? Ce rejet prémâché et hypothétique de la société est donc utilisé comme un argument de dissuasion, ce qui n'est pas la même chose que de créer un parallèle avec un constat sociétal.
Justement, ce discours fonctionne tellement bien qu'on peut le considérer comme un fait acquis. Le dernier plan du film ouvre néanmoins d'autres perspectives. Mais à l'instar du personnage, le spectateur peut se sentir prisonnier des arguments d'exclusion et les considérer comme véridique et relevant d'une vérité à l’œuvre dans la société.
Exactement. Ce discours de la honte est tellement présent dans le film qu'il pourrait aboutir à votre conclusion. Les choses seraient comme ça dans la vie de tous les jours. Mais ici, j'essaie de montrer qu'il suffit que quelqu'un inverse les rapports de force pour que la honte change de camp. Durant la révolution tunisienne, on a bien vu comment la peur, initialement ressentie par les jeunes et les gens qui sont descendus dans la rue, s'est déplacée du côté des institutions et de la dictature. La Belle et La Meute se déroule dans ce contexte et on retrouve l'héritage de ce schéma. Une sorte d'inconscient collectif qui régit la vie des gens. On voit bien dans le film que les policiers ont peur. Ils veulent remettre en place les mêmes stratégies de peur mais ils constatent très vite que les choses ont changé. Ce qu'on pourrait prendre pour argent comptant (la réalité est comme ceci ou comme cela) tiendrait plus d'un équilibre fragile qui ne demande qu'à être renversé.
Nous évoquions plus haut la construction de certaines scènes en microcosme faisant écho à ce qui se déroule à l'extérieur. Dans les postes de police, et particulièrement dans la dernière scène, on a l'impression de se trouver dans un petit théâtre. Le plan devient fixe et on a le sentiment qu'il y a là quelque chose qui relève de la mise en scène théâtrale.
Je n'ai pas directement pensé au théâtre. Dans les scènes que vous évoquez, la caméra n'est pas totalement fixe. Il y a des petits mouvements très subtils et à peine visibles. Je disposais pourtant d'une steadycam avec laquelle je pouvais opérer des mouvements spectaculaires. Je souhaitais d'abord laisser les comédiens guider le mouvement et donner de l'importance à ce qui se déroule dans le cadre. Néanmoins, il est vrai que le choix de tourner en plans séquences est ce qui pourrait sans doute se rapprocher le plus d'une temporalité théâtrale. La mise en scène rappelle ainsi certainement le théâtre, mais ce que vous soulignez ici ne figurait par dans mes intentions premières.