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Tom (Tom Hanks) et Cigale (Helena Zengel) sur la route dans La Mission
Critique

« La Mission » de Paul Greengrass : Sors de ce corps, John Ford !

David Fonseca
Il était une fois, cinq ans après la fin de la guerre de sécession, en l’an 1870, l’histoire de Tom, ancien soldat de l’armée des confédérés, un sudiste qui n’en a pas l’air, traversant le Sud des États-Unis, journaux en main qu’il lit le soir venu chaque fois devant une assemblée différente, leur apportant les nouvelles d’un monde que les gens du Sud ne connaissent pas, d’un pays si vaste qu’on dirait l’univers porté à ses confins. Tom leur lit le Times, mais comment être à l’heure de l’histoire, au rendez-vous d’une nation quand deux Amériques, celle du Sud, celle du Nord, ne se trouvent ni sur le même fuseau horaire ni, au fond, sur la même planète ? Voici donc La Mission (Paul Greengrass, 2021) de Tom, éduquer ce peuple du Sud à la communauté, ce peuple qui n’en forme pas encore un avec celui du Nord, l’éveiller tout autant à la conscience démocratique, rejouant la naissance d’une nation, mais sur le terrain de John Ford que Paul Greengrass entend dépasser problématiquement.
David Fonseca

« La Mission » (News of the World), un film de Paul Greengrass (2021)

Tom (Tom Hanks), un ancien soldat, personnage ulysséen, rêve de « descendre vers le Sud, se faire engager sur un navire pour aller visiter ces contrées lointaines », ce lointain dont il parle au public tous les soirs depuis cinq ans, depuis la fin de cette fichue guerre de sécession. Mais Tom, son chemin est bientôt contrarié. Il croise, sur sa route, une jeune fille, ex-captive d’Indiens depuis si longtemps qu’elle en a oublié sa langue d’origine (ses parents étant également morts), pas la langue américaine (qui ne forme pas encore une nation), mais l’allemande. Elle s’appelle Cigale, ne parle que le kaiwâ, sa langue indienne d’adoption. C’est dire qu’elle ne chantera pas tout de suite aux oreilles de Tom. Un homme noir pendu à un arbre, en plein jour, qui était chargé par le gouvernement fédéral de la conduire chez son oncle depuis qu’elle a été reprise aux Indiens, rappelle que la chaleur n’est pas que dans la nuit dans le Sud des États-Unis. Il faudra bien à Tom lui apprendre à parler à la petite comme à faire communauté. Car enfant orpheline deux fois, de ses parents biologiques allemands, comme de ses parents « adoptifs » Indiens, la question se pose dans le film : mais quelle est donc sa famille ? Comment Tom pourrait y répondre lui-même, qui n’a jamais eu ni n’aura d’enfants ? Tom va malgré tout s’y essayer. Et c’est ainsi que lors de leur première nuit à la belle étoile, lorsque Cigale fouille dans la sacoche de Tom, y trouvant les journaux, Tom lui délivre le programme du film : que les mots mis bout à bout font les histoires comme chaque pas qu’ils feront constituera la somme de leur avoir, leur propre histoire.

Tom continuera, dès lors, de parler du « lointain » pour éloigner les gens du Sud « de leurs tracas », en somme, de leur quotidien, désormais accompagné de Cigale. Voilà en quoi se résumerait la somme de ce qui fait Amérique : un ensemble de déplacements, qui dit la conquête, le mouvement, comme l’énergie qu’il faudra mobiliser pour Tom et Cigale. Déplacement du proche vers le lointain, du lointain vers le proche (par la lecture du journal au public) qui, par effet dynamique, est censé opérer un changement d’ordre tectonique : du Blanc vers le Noir comme l’Indien ; de l’homme vers la femme, Tom étant censé rentrer un jour chez lui retrouver la sienne qu’il n’a pas revu depuis la fin de la guerre ; de l’ homme vers l’enfant, et réciproquement ; mais aussi de l’enfant vers l’enfant, car comment faire communauté avec soi, Cigale se trouvant dans un rapport de forces intime, une tempête sous un crâne : aussi blonde aux yeux bleus qu’elle a la peau rouge dans le sang ; de Tom avec lui-même également, conjointement homme du Sud (par les armes) et du Nord (par la culture) ; mais déplacement spirituel par la même occasion, afin de concilier encore deux visions du monde lorsque Cigale apprend à Tom, lors de leur périple, plus tard, à parler sa propre langue, le mot « terre », « nuages », « ciel », joignant le geste à la parole, ouvrant les bras vers le ciel, les ramenant vers elle en un geste concentrique formant un cercle, puis soufflant, appelant l’Esprit, pour dire le caractère de ce qui est infracturable : oui, comment concilier deux horizons du monde, quand Tom lui répond : « nous, c’est plus un genre de ligne droite », comment réconcilier le vertical et l’horizontal ? Comment sceller une « entente » dans un espace infini, territoire sans bornes où Cigale se cherche un père de substitution comme ces désormais apatrides venus trouver secours et fortune dans cette réserve de territoire américain comme d’espoirs pour tous les refoulés de la terre, autant de déplacements qui seront ceux, dans le film, allant et venant, de toutes ces Amériques qu’il s’agirait de réunir.

Ce faisant, du voyage intime (ces deux-là parviendront-ils à faire société, en s’apprivoisant?) au voyage physique (l’Amérique formera-t-elle en bout de destination une seule et même communauté), le film repose comme il met en scène la question de Renan : Qu’est-ce qu’une nation?, en l’opposant à la conception essentialiste allemande de Fichte, dans son Discours à la nation allemande. Rien que de très normal, se dit-on, Cigale étant d’origine allemande dans le film, comme elle semble posséder tous les attributs de la conception fichtéenne de la nation, une langue, une culture, une race, une religion. Mais dans le film, une nation ne semble pas simplement le produit d’une langue (ce que possède simplement Cigale en bonne élève de Fichte, sans doute, mais laquelle : l’américaine, dont elle ne comprend pas un fichtre mot ; l’allemande, qu’elle a oublié, qui lui reviendra comme remonte les souvenirs du corps plus tard ; l’indienne, qu’elle pratique comme elle part au combat ?), ni d’une culture (l’américaine, l’allemande, la kaiwâ?), pas davantage une religion (catholique, protestante, panthéiste?) ou bien encore une race (aryenne, indo-européenne, indienne?), une conception de type essentialiste, fichtéenne donc, à laquelle Tom oppose la solution renanienne : une nation est un héritage qu’il s’agit de porter, une âme qu’il faut tâcher de rendre pérenne en l’actualisant continûment, une reconquête permanente. Est-ce là la mission de Tom, sa réelle mission ? Arracher un peuple à sa Destinée manquée sur fond de conflit toujours larvé ?

Tom (Tom Hanks) et Cigale (Helena Zengel) évoque la "story" en lisant les journaux dans La Mission
© Bruce W. Talamon/Universal Pictures/Netflix

Cette tâche proprement insurmontable, Paul Greengrass l’herculéen va la relever de quelques travaux pour Tom l’inépuisable voyageur. En effet, Tom n’aura pas simplement pour tâche de (re-)faire l’Amérique dans le film mais aussi tout son cinéma classique, de The Searchers, La prisonnière du désert dans sa traduction française (1956) à L’Homme qui tua Liberty Valance (1962), deux coups de semonce du père de la cinénation US, John Ford himself, cinéaste, s’il en est, de la communauté. La véritable Mission du film – est-ce l’épisode de la présidence Trump qui l’aurait commandée ? – n’est pas simplement celle à laquelle on s’attend, dès lors, faire en sorte que la colle du montage prenne enfin entre deux Amériques comme entre les deux destins de Tom et Cigale, la grande histoire comme la petite, mais proprement, de reprendre pour Tom chacun de ces deux monuments, les digérer pour les recracher neufs : les remonter par la positive, comme on reprendrait un « mauvais » film. A cet égard, quand L’Homme qui tua Liberty Valance joue horizontalement les deux Amériques entre elles, celle de l’Est et de l’Ouest, La Mission opère davantage verticalement depuis le Sud, joue le Sud contre le Nord, mais depuis le Sud, un Sud colonisé par le Nord, Tom étant un homme du Sud, un corps du Sud, surmonté d’une tête pensante du Nord, ce Sud qu’il comprend si bien pour en être, mais dont il voudrait renverser le regard, le regard obvie de ce « territoire occupé », dit-il en arrivant dans la si effervescente Dallas : où comment des colons comme des esclavagistes se trouvent à leur tour en état d’asservissement par le Nord.

Renversement de perspective proposé par Greengrass, donc, ou plutôt, rétrofiction, ce qui peut sembler curieux au regard de la trajectoire du réalisateur de Bloody Sunday (2002) où, en bon journaliste de formation qu’il est, Paul Greengrass alternait les points entre les manifestants nord-irlandais et l’armée, lors de cette marche pacifique entre protestants et catholiques qui dégénère en journée sanglante le 30 janvier 1972. Cinéma vérité, tentative de docufiction, poursuivi en une version spectaculaire mais contre la société du spectacle, s’efforçant d’éviter toute forme d’héroïsme comme de grandiloquence, filmant des passagers anonymes contrecarrant pour partie le projet terroriste du 11 septembre 2001, en dérivant de sa course l’un des quatre avions détourné qui se précipitait suicidairement sur Washington dans Vol 93 (2005). A rebours de ses deux précédents films, Paul Greengrass tend plutôt à la rétrofiction dans La Mission.

En effet, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, John Ford oppose l’Est cultivé à l’Ouest sauvage, un Est qui se construit par le droit, incarné par le personnage du sénateur Stoddard (James Stewart). Ce dernier, venu dans l’Ouest finissant rendre visite à son vieil ami le shérif Doniphon (John Wayne), y apprend à lire aux autochtones, leur fait réciter tel un poème la constitution des États-Unis, l’Est confronté à l’Ouest en un choc des civilisations, choc intra-muros/intra-civilisationnel (contrairement à la thèse de Samuel Huntington), l’Est versus le mythique Ouest et son cow-boy, dirait la Cour Suprême des États-Unis. Ce faisant, John Ford filme la fin de l’idéalisme américain, plutôt, d’un certain idéalisme, de cet Ouest légendaire, au moment où se construit l’espace démocratique américain par son aile Est. Cette opération de bascule, de l’Ouest vers l’Est, est incarnée à l’écran, dans le film de Ford, par le journaliste des lieux qui, à propos de la mort de l’ennemi public n°1, Liberty Valance (Lee Marvin), préfère finalement imprimer une légende, celle de sa mort de la main du sénateur (qui n’a jamais pris d’autre arme que la constitution des États-Unis) tandis qu’elle l’avait été, en vérité, de celle du shérif Doniphon. Ford, toutefois, se déprend du film à thèse, qui en fait une œuvre tellement précieuse, car Ford ne s’y insurge pas de ce mensonge mais montre à l’image, au contraire, combien ce mensonge est utile, combien le nouvel homme démocratique a raison de dire faux plutôt que vrai, procédant à un véritable coup d’état de droit, ce mensonge permettant de faire tenir ensemble la communauté, ce récit étant plus beau, et donc plus facilement dicible et audible, partant, recevable par le public, que celui d’un homme, un shériff, qui n’aurait fait que le métier.

Or, à cet égard, La Mission de Paul Greengrass, reconfigure les pôles. Tom est en effet un être biface comme l’Est et l’Ouest se trouvaient dos à dos chez Ford : il est à la fois le shérif Doniphon et le sénateur Stoddard. Shériff, il l’est assurément : Tom est un ancien soldat qui n’hésite pas, s’il le faut, à prendre les armes pour défendre Cigale une première fois contre des types véreux qui voudraient la lui prendre de force afin de la monnayer. Mais il est tout autant un être de culture (lecteur public de journaux), gagné à la cause démocratique, un être de débat, qui combat autant avec les mots, installant une logomachie au cœur de l’espace indompté du Sud, lorsque, au cours de son périple, rencontre-t-il cette autre Amérique, qui concentre en elle tous les « démons » que Tom et Cigale doivent « affronter sur cette route ». Cette route qui leur est une nouvelle fois barrée, cette fois par une communauté d’hommes ayant décidé que la route était désormais fermée, espace forclos et replié sur l’épieu de cette Amérique du quant-à-soi, l’Amérique du Mur, stoppant momentanément Tom et Cigale durant leur périple. « Est-ce la loi ? », demande alors Tom. « Elle vient de débuter », répond le chef des lieux, Mr Farley. Tom qui voyage comme les nouvelles n’ont pas de frontières, lui qui vient leur parler du lointain doit affronter désormais non plus la question du prochain mais du proche. Farley et ses hommes, pour leur part non négociable, ce proche, ils l’ont définitivement liquidé : réglé le « cas des Mexicains comme des Indiens. On les a tous foutus dehors ». Voilà cette autre Amérique : « Nous sommes en train de bâtir un monde nouveau dans le comté d’Herat », dit Farley. Or, rien de tout cela n’est écrit dans les journaux, dit-il. Quelle histoire écrire, dès lors, pour Tom ? Comment relater « cette nouvelle [qui] ne s’est pas répandue » ?

Tom et Cigale se retrouvent alors dans ce camp pue-la-mort où les bisons jonchent le sol. Là où Farley, autoproclamé Roi des bisons, a fait paraître son propre journal comme il en est le seul rédacteur, rejouant localement Charles Foster Kane, sorte de Citizen trumpisé, où, dessins à l’appui, le voit-on s’auto-glorifier égorgeant des Indiens comme il massacre les bisons. Journal donné à Tom afin, le lisant au bon peuple de Farley, de tresser les lauriers de ce César de circonstance. Mais Tom, pour qui « il n’y a aucune nouvelle là-dedans », propose en manière de riposte un contre-récit : rapporte l’histoire d’une petite ville du Nord, qui ne traite pas du bison mais du charbon – sang sur leur or –, l’histoire d’individus ayant travaillé aussi pour quelques riches possédants ne se souciant pas à ce point de leur sort que la mort de certains d’entre eux vont les indifférer jusqu’à provoquer l’insurrection des survivants comme des autres miniers. Un récit que Farley interrompt, pour ne faire entendre que le sien propre de la bouche de Tom, « ce à quoi sont habitués les gens ici ». Offensive discursive que Tom propose de soumettre finalement au vote, expérience toute pratique de la démocratie, le peuple de Farley choisissant sans retour le contre-récit d’individus s’étant battus pour leur liberté comme celle de l’Amérique. Farley qui porte beau le chapeau de l’oncle Sam, en signe de contre-offensive, déclame alors ses vers qui lui bouffent l’estomac : « les Noirs, les Mexicains, les Indiens, si vous leur tendez la main, ils vous égorgeront », à quoi conclut Tom que « la guerre est terminée », Farley qui sera finalement tué par l’un de ses hommes de main. Qui vit par le sabre, périt par le sabre.

Le périple de Tom et Cigale se déroule, ce faisant, en trois temps dans le film. En un premier voyage, Tom lit les nouvelles comme il se trouve en situation d’empathie, comprenant la douleur des gens du Sud. Il lit comme le bon père de famille accompagne ses enfants dans le sommeil. En un second temps, cette lecture est autant éducative qu’elle autorise l’affranchissement des carcans, lors de l’épisode Farley. Elle est désormais un réveil. En un troisième temps, dans la dernière partie du voyage, lors du dernier tiers du film, lorsque les journaux ont désormais disparu, le sommeil comme le réveil laissent place au seul éveil de la conscience de ne plus faire qu’un. Il n’y a plus désormais d’histoire à raconter, une fois arrivés à bon port : la page devient blanche pour Tom comme Cigale qui doivent, à l’avenir, imprimer leur légende personnelle comme celle de l’Amérique. Une légende personnelle qui intervient en toute fin de film, lorsque le journal fait sa réapparition physique entre les mains de Tom, qui racontera-là sa dernière histoire devant un parterre attentif, celle d’un homme revenu à la vie après avoir été mort enterré, à Bâton rouge, M. Blackstone, qui, depuis son cercueil, sous terre, près d’une église, est revenu d’entre les morts : au cours d’une cérémonie religieuse célébrant un mariage, la mariée entend un bruit inexplicable, trois coups de bâtons, rejoués par Cigale, « les battements désespérés de la vie », dit Tom, et tous les invités de la noce d’accourir pour se mettre à creuser et sortit de terre le damné : comme l’Amérique renaîtrait toujours de ses cendres, scellant son union en fin de film, devant l’éternel. Finalement, quand chez Ford, la réalité est une légende imprimée, chez Greengrass, le mouvement est antipode : la légende devient réalité.

Duel au soleil de l’Amérique

Ce conflit entre deux Amériques, dans L’Homme qui tua Liberty Valance et La Mission, est donc résolu de manière bien différente. Chez Ford, tandis qu’une Amérique, celle de l’Est, tend à prendre le pas sur une autre Amérique, c’est en proposant toutefois un mythe (la légende de la mort de Liberty Valance par le sénateur Stoddard) contre un autre mythe (celui du vieil Ouest finissant dans le film). Chez Greengrass, au contraire, le mouvement est plutôt dialectique, Sud et Nord, comme toutes les Amériques, au fond, celle de l’Indien comme du Noir et du Blanc, sont enfin surmontés. Thèse/antithèse/synthèse, chacun étant, en effet, réunis en fin de film lorsque Tom vient récupérer la petite Cigale chez ses nouveaux parents adoptifs, recréant l’espace d’une communauté qui avait été fragilisée durant tout le film : et dans l’espace intime des personnages, Tom apprenant finalement que sa femme est morte depuis la fin de la guerre de Sécession (à quoi bon retourner chez lui, dès lors?), comme la petite Cigale est toujours en mal de filiation (même une fois parvenue chez ses nouveaux parents adoptifs, le retour à l’origine la violente, l’oncle la maltraitant comme il ne cesse de brutaliser la terre la retournant) ; communauté encore inquiétée durant tout le film dans l’espace physique américain, cumulant tant d’Amériques différentes en lui que cet espace en perdrait sa matérialité comme un corps sans tête (Amériques du Sud, du Nord, des premiers habitants [les Indiens], des immigrés [Cigale], des colons, des esclaves, des esclavagistes, des immigrés devenus autochtones [Cigale, toujours], des autochtones devenus immigrés [les Indiens, encore]). En somme, lorsque Ford montre la conquête de l’Est sur l’Ouest à coups de mythes, il montre que si un idéalisme (celui de l’Est, par l’impression d’une légende) en supplante un autre (celui de l’Ouest), il n’en demeure pas moins un idéalisme, c’est-à-dire un discours non pas vrai mais qui, mythique, sert comme il correspond davantage à une époque. Greengrass réinvestit autrement, pour sa part, cet idéalisme déçu de l’Ouest dans les personnages de Cigale et Tom enfin agrégés en une famille recomposée, en en faisant non pas la matière d’un mythe, mais d’un récit historique, donc vrai, authentifié en permanence par l’omniprésence de ce journal qui, chez Ford, imprimait au contraire la légende.

Tom (Tom Hanks) lit des journaux devant le peuple dans La Mission
© Bruce W. Talamon/Universal Pictures/Netflix

Cet idéalisme finissant de l’Ouest, dans La prisonnière du désert (1956), était encore résolu de manière crépusculaire chez Ford quand le film de Greengrass s’en décombre. L’histoire, pour mémoire : en 1868, (donc trois ans après la fin de la guerre de sécession comme La Mission se déroule dans les mêmes eaux troubles du point de vue historique et toujours dans le Sud), en plein Texas, une famille est décimée par des Comanches, qui enlèvent deux fillettes. Leur oncle, Ethan Edwards (John Wayne, toujours et encore), se lance dès lors à leur recherche. L’une d’elles, Lucy, est bientôt retrouvée morte. Manque encore à l’appel la jeune Debbie. Après une quête dans l’Ouest qui durera bien des années, Debbie (Natalie Wood) est retrouvée un beau jour dans la tente du chef Comanche, devenue l’une des squaws d’« éclair », le film posant la question du possible ou de l’impossible retour dans sa communauté d’origine. Est-elle davantage indienne ou demeure-t-elle encore américaine ? L’instinct familial de Edwards l’emportera finalement sur son animosité pour les Indiens, Edwards tuant le chef Comanche, puis récupérant Debbie pour la reconduire dans sa famille.

Ce scénario est tiré de l’histoire authentique de Cynthia Parker, enlevée et élevée pendant vingt-quatre ans chez les Amérindiens, qui inspira notamment John Ford mais aussi Budd Boetticher comme Michael Mann, avec cependant un traitement très différent de l’histoire pour les uns comme les autres.

Chez Budd Boetticher, la version de cette histoire (réelle) de captive nord-américaine prise entre les mains de Comanches (La prisonnière des Comanches, 1960), le conduit à filmer le périple du Shérif Cody, dont la femme a été enlevée par une tribu indienne quelques années auparavant qui, en quête de cette dernière, entend parler d’une femme vendue par des indiens, Mrs Lowe, une blanche. Bien que ce ne soit pas sa femme, le shérif Cody décide malgré tout de la récupérer auprès des Indiens puis de l’escorter jusqu’à son mari. Or, ce dernier avait offert une prime de 5000 dollars pour qui la lui ramènerait morte ou vive, ce que Cody ignorait. Une bande de chasseurs de prime se joint alors au groupe de Cody, dans l’espoir d’éliminer Cody et Mrs Lowe afin de ramener cette dernière chez son mari. Chez Boetticher, le rêve américain est alors entamé autrement que chez Ford. Par effet de contagion, tous les protagonistes du film sont en effet gangrenés par la logique marchande, de l’Américain à l’Indien, du mari au Shérif. L’action n’est jamais gratuite, l’héroïsme est vaincu, autant d’effets rendus par l’ambiance morne du film, avec ses scènes d’action déceptives dans toutes sa première partie, impression renforcée par l’épure du film qui dit l’écrasement du rêve américain sur son sol comme la vanité de la quête d’une origine proprement introuvable : chercher à stopper pour chacun des personnages une situation de crise à travers une quête de pureté identitaire (rendre Mrs Lowe à qui de droit), prolonge indéfiniment l’agonie ; à vouloir rendre les ruines plus neuves qu’elles ne furent jamais, est attenté jusqu’au souvenir même dont est porteuse la société américaine.

Michael Mann, pour sa part, aurait eu également le projet de porter cette histoire à l’écran en 2017 (Comanche, mais projet incertain depuis l’échec de son dernier film, Hacker, en 2015), Michael Mann reprenant lui-même The Searchers autrement, en s’efforçant de rester fidèle à l’histoire de Cynthia Parker. Autrement que Ford, car, lorsque les Texas Rangers la retrouveront, Cynthia Parker, mère de trois enfants, refusera toujours de retourner dans la société blanche, lorsque dans le film de Ford elle suit la trajectoire inverse. Toutefois, dans le film de Ford, ce choix produit un effet inattendu, la question de l’origine semblant à ce point se dissoudre (les Américains seraient-ils plus américains que les Indiens?) que le film se termine sur un John Wayne finissant sur le seuil de la porte de sa maison, dorénavant seul, l’horizon de la communauté sans doute dégagé, au moins pour l’heure, mais, dans son dos, déjà le noir de la pièce comme un tombeau qui l’appelle l’espère désormais.

A cette fin crépusculaire, Greengrass oppose une fin toute solaire dans La Mission. Il se défait, par ce choix scénaristique, non pas de la nostalgie de Ford mais de sa mélancolie. La différence est radicale : The Searchers comme L’homme qui tua Liberty Valance ne semblent pas nostalgiques au sens où il s’agirait pour Ford comme pour le personnage de John Wayne de se complaire dans un passé idéalisé, considérant que tout était mieux avant, l’Ouest plutôt que l’Est, car Debbie, malgré le fait qu’elle soit revenue dans sa communauté de départ, n’en demeurera pas moins métissée, à jamais transformée, comme l’Amérique de l’après-guerre de Sécession, époque durant laquelle, une nouvelle fois, se déroule The Searchers (1910 pour L’homme qui tua Liberty Valance), comme l’Amérique, donc, s’en trouvera transfigurée. Ces films de Ford paraissent, au fond, davantage mélancoliques, l’homme mélancolique n’ayant pas le regard porté sur un passé comme une origine inassignable mais sur sa situation d’homme au présent, son impossibilité à s’y agripper dorénavant, quoi qu’il fasse, comme John Wayne se trouve face à son destin en fin de film, immobile, sur le pas de sa porte.

Le film de Paul Greengrass en est le contrepoint exact : quand il cherche à détourner de la rumination passéiste (rumination incarnée par le Sud), c’est pour offrir à l’homme démocratique (Tom) le futur comme une possibilité d’exercer son pouvoir. L’avenir est en effet le lieu des actions possibles qui sont la vocation du pouvoir humain sur son destin comme celui de l’Amérique. Tom est l’homme pressé d’entreprendre (Tom est sans cesse sur les routes, infatigable, journaux en main, circulant aussi vite que les nouvelles se répandent). Il n’a pas le temps de rêver sur le temps : il est trop occupé par les contenus de ce temps. Les exigences de l’action le détournent de la vaine délectation morose. Il est l’homme pressé (Paul Morand), dont toute la vie présente un caractère urgent. Cet homme libre qu’est Tom dont la vocation est d’influer sur le cours des choses comme sur le destin des individus est tourné vers l’avant ; quand il se tourne vers le passé, c’est pour le fouler aux pieds, comme importe seulement le prochain pas pour le promeneur du dimanche. Le film de Paul Greengrass ne veut pas priver les hommes de cette Amérique du pain quotidien de la gymnastique, ne veut pas les faire renoncer à l’exercice rassurant qui remplit les vides de l’intervalle. L’illusion du progrès journalier, ce pain quotidien, implique une mythologie de tout repos/de non repos pour la conscience commune.

Tout le contraire du mélancolique Ford, pour qui le passé ne forme pas un capital dans The Searchers et L’Homme qui tua Liberty Valance, mais est toujours une dépense, qui n’est pas une nouvelle fois l’équivalent du nostalgique. Il y a chez le nostalgique ce mythe de la conservation du passé : il se ressent alors comme le gardien des traditions et conservateur des archives. Le passé ainsi entendu est le lieu de pensées lourdes, plombées par le poids de l’identité. La mélancolie fordienne est tout opposée au regret d’une chose perdue, du moins, au cours de sa filmographie, cette humeur s’accentue-t-elle (pour atteindre, sans doute, son acmé dans son dernier film, Frontière chinoise, en 1965). Elle ne retombe pas dans la grammaire de l’avoir, Debbie n’étant plus désormais la même dans The Searchers comme la fiancée (Vera Miles) de Doniphon dans L’homme qui tua Liberty Valance bascule peu à peu vers le sénateur Stoddard : êtres mêlées, comme l’Amérique, le choix de ces femmes ne relève pas de l’essentialisme mais de l’accidentel comme de l’époque dans laquelle elle se trouve. John Wayne, notamment dans The Searchers, incarne plutôt en fin de film le désespoir devant l’impossible, mais sur le mode de la tendresse ; sa mélancolie aspire à quelque chose qui toujours échappera, rapport décevant mais auquel rien ne vient mettre fin. Cette mélancolie n’a pas d’archives, tout au plus des reliques. Elle ne transforme pas en possédant, ne fait pas des propriétaires, mais retient au contraire dans un état que rien n’assouvit.« Conserver » est un mot qu’il bannit de son vocabulaire, que l’on s’obstine pourtant à utiliser, parce que le langage est taillé à l’usage des thésauriseurs. L’image spatiale que la conservation et les conservateurs évoquent est en effet elle-même rassurante (sécurisante, dit-on aujourd’hui). Ce passé est la sécurité des collectionneurs comme le coffre en banque est la sécurité des familles. La mélancolie fordienne est à l’inverse l’apologue de l’homme sans provision, qui n’a pourtant jamais renoncé. Son sérieux vient de la mort qui fait en elle. Si l’homme vivait éternellement et s’il le savait, la mélancolie n’aurait pas ce goût d’amertume ; dans le nombre infini d’expériences qu’un individu peut faire au cours d’une vie immortelle, il garderait la chance de recommencer telle ou telle expérience déjà faite ; la répétition littérale, à la limite, deviendrait possible et finalement de plus en plus probable. La mélancolie fordienne n’est donc pas une complaisance futile ; elle est plutôt une douleur gratuite, une délectation sérieuse. Il y a en elle un élément éthique puisqu’elle renvoie à l’unicité irremplaçable, incomparable, et partant au tragique de l’existence.

Au fond, chez Ford, les personnages de Doniphon et Ethan Edwards sont partagés entre deux sérieux : le sérieux de l’action prosaïque du travail qui transforme la société d’aujourd’hui et prépare celle de demain : le passé est pris en main par des hommes qui décident d’en faire le chantier de l’avenir illimité. Ce sérieux-là est toute positivité affirmative et créatrice, car c’est lui qui fera surgir les villes comme il élèvera l’individu au statut de la communauté, ce sérieux que conserve seulement La Mission de Greengrass. Mais il y a un autre sérieux dans ce cinéma de Ford qui diffère métaphysiquement du premier, car son domaine est celui du jamais plus, du ne plus, qu’évacue le film de Greengrass. Doniphon et Ethan Edwards comprennent qu’il y a dans la destinée un noyau d’irréparable qui est le destin de toute destinée, l’infini d’une destinée limitée par une double mort : au futur par la mort tout court, au passé et à chaque moment par l’impossibilité de recommencer sa vie, son action, donc par l’irrévocable. Il n’y a donc pas le confort d’un repos tout nostalgique, lieu où s’installe la quête des origines, mais un enchaînement à la plus douloureuse des précarités comme deux Amériques continueraient d’aller de concert, mais tiraillées d’un pas dans un sens, d’un pas dans l’autre, fragilité de celle qui irait du pas du déséquilibré. Il n’y a chez Ford, dans ces deux films, finalement, aucune tentative pour échapper à la finitude. Ce qui constitue son sol, c’est le consentement à cette misère et non la nostalgie de l’origine, qui est toujours recherche d’une innocence perdue. Si la langue de Ford comme celle de l’Amérique est toujours héritée, ce pays, l’Amérique, qui est une terre d’immigration et d’intégration, n’est donc pas un pays de racines mais de départ perpétuel, où le citoyen se définit autant par ce qu’il quitte et abandonne que par ce qu’il possède, une insatiable activité, qui, cependant, dans The Searchers, lui rappelle l’inutilité de la victoire et la défaite prochaine, cette mélancolie de l’avoir comme du pouvoir.

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