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Kim Min-hee dans la rue avec son parapluie dans La Femme qui s'est enfuie
Critique

« La Femme qui s’est enfuie » de Hong Sang-soo : Femmes entre elles (et puis l’homme entra)

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le cinéma de Hong Sang-soo ressemble toujours plus à un jardin citadin et son jardinier y entretient un parterre fleuri de fugues féminines tout en tenant au respect du secret de leur racine. En son centre rayonne la fleur Kim Min-hee dont l’exil intérieur est une dette dont tenteraient de s’acquitter les derniers films de son compagnon. La Femme qui s’est enfuie cristallise les piétinements du jardinier endetté auprès de la plus belle de ses fleurs tout en persévérant à entretenir la préservation d’un privilège masculin indispensable à la fiction. Ce texte, écrit à trois plumes, installe une dialectique autour de trois points que le texte soulève.

Haute solitude de Kim Min-hee

La femme qui s’est enfuie, qui est-elle ? D’un côté, on dira de la femme enfuie qu’il s’agit de Kim Min-hee, l’actrice principale des sept derniers longs-métrages réalisés par Hong Sang-soo entre 2015 et 2019 (exception faite de Yourself and Yours en 2016 où elle ne joue pas). La femme qui s’est enfuie, c’est forcément elle. Ce ne peut être qu’elle en raison du fait déterminant qu’elle a subi avec la publicité de sa relation adultère avec le cinéaste marié un backlash médiatique si sévère et si réactionnaire qu’il l’a vouée à être persona non grata dans le milieu du cinéma sud-coréen.

Tous les films tournés par le cinéaste avec son actrice racontent peu ou prou la haute solitude d’une actrice livrée à une forme de désarroi vécue comme un exil, une exterritorialité qui peut occasionnellement prendre la guise de la déterritorialisation quand les tournages ont lieu à l’étranger, l’Allemagne avec Seule sur la plage la nuit (2017) et la France pour La Caméra de Claire (2017). Seule sur la plage la nuit est sûrement le plus bel opus de cette série parce qu’il est le film qui empoigne le plus frontalement le mal d’une violence faite à l’égard de la personne de Kim Min-hee, tout en s’autorisant à marauder dans les parages d’une catastrophe qui aurait pu être plus grave encore et qui se confondent avec les plages nordiques et blanches de la côte allemande. Sous le sable se fait sentir en effet l'ossuaire qui aurait pu saillir s'ils avaient lâché la proie pour l'ombre du pire.

La dette contractée par Hong Sang-soo à l’égard de son actrice qui est la femme aimée est grande en s’imposant à tous les films réalisés depuis Un jour avec, un jour sans (2015). La dette est si grande que son acquittement est une contrainte symbolique obligeant à réduire aussi le champ des possibles et du récit autour du foyer obscur d’un exil personnel dont la tristesse semble avoir emporté tout un geste de cinéma dans les paysages évidés et désolés d’un hiver prolongé(1). Morne saison, alors, que celle de la dette quand elle engage comme tonalité affective dominante la contrition de son débiteur.

Le jardin citadin du féminin

La femme qui s’est enfuie, c’est Kim Min-hee, oui, mais ce n’est pas seulement elle. Hong Sang-soo essaie en même temps de composer des archipels féminins où la tristesse de l’exilée de l’intérieur phosphorerait une affection partagée et élargie comme une humeur marine. L’exil est intime et personnel mais il a pour raison intime le cinéma et il revient alors à la fiction d’en avérer avec les puissances impersonnelles les résonances universelles. Pourrait en France y aider Isabelle Huppert au moment de La Caméra de Claire mais l’aura de la star internationale ne suffit cependant pas à donner à cette petite fantaisie cannoise de transition les couleurs pimpantes qui suspendraient, même provisoirement, la désaffection attachée à la figure lunaire de Kim Min-hee. La désaffectation de l’actrice qui a perdu sa place est ce à quoi répond l'affection du réalisateur qui la regarde avec contrition en sachant ô combien son regard est endetté à son égard.

Kim Min-Hee et ses deux amies à table dans La Femme qui s'est enfuie
© Capricci - Les Bookmakers

Malgré l'affection contrite du débiteur, Hong Sang-soo obtient de meilleurs résultats avec des actrices coréennes régulières, à l’instar de Seo Yong-hwa présente chez lui dès Les Femmes de mes amis (2014) et Song Seon-mi que l’on retrouve depuis Woman on the Beach (2006) dans Seule sur la plage la nuit, Hotel by the River (2018) et, désormais, La Femme qui s’est enfuie. La douce maturité de la première et le mélange parfois grinçant de malice et de mélancolie de la seconde participent activement à cette belle et tendre complicité permettant au foyer de détresse que porte en elle Kim Min-hee de se déployer de telle sorte que ses blessures par irradiation se convertissent en lumineux rayonnements. La fleur du secret de Kim Min-hee peut ainsi rayonner au sein d'un parterre dédié aux bouquets de quelques solitudes féminines et citadines que cultivent les derniers films de Hong Sang-soo en offrant ses meilleurs fleurissements à l’expression tonale d’une solidarité de genre, sans explicitation ni revendication. Comme une conversation entre femmes continuée de film en film et dont le préalable consisterait à accorder à la chair de leurs relations une immunité protégeant des reflux du ressentiment comme une remontée acide de soju.

La Femme qui s’est enfuie ouvre un espace hospitalier comme on entretient un jardin à la fois urbain et secret et son jardinier y entretient un parterre fleuri de fugues féminines tout en tenant au respect du secret de leur racine. Il y a donc Kim Min-hee qui profite d’une absence professionnelle de son mari pour retrouver des amies et les conversations laissent sourdre en filigrane des banalités échangées le sel des blessures secrètes motivant les vacances et les promenades à s’apparenter à des fuites déguisées, à des fugues inavouées. Il y a de fait aussi ses amies, celles que l’héroïne a prévues de retrouver (jouées l’une par Seo Yong-hwa et l’autre par Song Seon-mi) et celle sur qui elle tombe par hasard (interprétée par Kim Saeb-yuk croisée dans Le Jour d’après en 2017). Avec elles l’amitié donne à entendre depuis le ronronnement banal des conversations les tropismes souterrains de détresses réelles tressées de secrets pressentis. Il y a enfin la présence discrète mais entêtante d’une jeune voisine déprimée de la première amie dont la silhouette quasi-spectrale apparaît sur un écran de vidéosurveillance et cette image comme sortie d’un film d’épouvante (par exemple Paranormal Activity) interpelle fortement l’héroïne en représentant pour elle l’image-symptôme d’une étrange gémellité.

Ressassements du je-ne-sais-quoi,
piétinements du presque-rien

On reconnaît avec La Femme qui s’est enfuie la double disposition habituelle de Hong Sang-soo : d’une part à l’improvisation contrôlée depuis la retraduction dialoguée de conversations réelles ; d’autre part au recours systématique à la structure formalisant le jeu rituel et sériel des répétitions différentielles. Avec le retour à la couleur succédant à l’hiver d’un doublet en noir et blanc (Grass et Hotel by the River en 2018), se donne enfin la promesse d’un printemps dont le reverdissement des premiers plans serait l'exemplaire garant, offert au jardin citadin de l’amie de l’héroïne qui cultive avec sa colocataire les légumes et y élève quelques poules aussi. Si Hong Sang-soo cultive de toute évidence son cinéma comme un jardin citadin, le vert n’y est cependant retrouvé qu’à la seule raison d’une ritournelle qui, serinée tant et tant, épuiserait la verdeur de ses promesses dans des ressassements cachant difficilement qu'ils sont devenus des piétinements. L’infra-mince en vertu duquel la production de la plus petite différence n’en resterait pas moins décisive dans la perspective de la répétitivité et du sérialisme, perspective de l'art contemporain ouverte par Marcel Duchamp, n’est plus ici que l’infime pincement maniéré des fictions étiques et des arrangements scénographiques de l’évanouissement, des subtilités programmatiques et des épures convenues qui sont des évanescences, pour ne pas dire des absences.

=> Lire : Hong Sang-soo, sérialiste ou jardinier ?

Le règne étant celui de l’intermède, les films intervallaires se succèdent, se suivent et se ressemblent et se substituent dans la chaîne métronomique des quasi-équivalences. Entre le je-ne-sais-quoi des affections et le presque-rien de leur expression, il y a de moins en moins d’espaces pour l’apparition d’un écart dont le surgissement fasse sens en faisant événement. L’infime devient alors l’infirmité d’un maniérisme qui appauvrit délibérément la palette de ses effets afin de garantir à son jardinier l’éclat d’une signature dont le prestige se cultiverait davantage que le parterre fleuri des films en lui donnant de quoi compenser symboliquement la contrition du débiteur qu’il est aussi. Un jardin urbain c’est bien, c'est certain, mais le jardinier semblerait confondre toujours davantage aussi le jardinage soigné du je-ne-sais-quoi avec l’entretien à la balayeuse mécanique du presque-rien.

Une métaphore animalière trop explicite (les poules au cou déplumées par l’autoritarisme d’un coq) introduit d'aise le fantasme d’un regard antonionien offert à quelques « femmes entre elles » que chercherait donc à contrarier l’apparition systématique d’un homme : un voisin pour la première amie, un amant pour la deuxième, l’ancien amant de l’héroïne devant le compagnon de la troisième amie. Pour le pire, La Femme qui s’est enfuie se réduirait à l’équation biseautée d’un film affichant de satisfaire au fameux test de Bechdel tout en y échouant systématiquement(2). C’est quand arrive un homme qu’en effet un peu de fiction arrive et, aussi, un peu de comédie ou de tragédie : par la mise en scène d’un différend de voisinage autour de la présence de chats dans le quartier (le gros félin bien nourri et insensible à cette querelle a l’indifférence souveraine et irrésistible) ; par l’expression d’une exaspération machiste dans le refus d’une femme à lui céder une nouvelle fois (l’amant éconduit gémit comme un chat en rut) ; par la rencontre fortuite, enfin, de l’héroïne avec son ancienne rivale et son ancien compagnon réalisateur (la mélancolie s’invite alors plus fort tout en retenant l’épanchement hystérique caractéristique d'un ressentiment qui n'est pas moins masculin).

Kim Min-hee et un homme dans La Femme qui est partie
© Capricci - Les Bookmakers

Par trois fois, donc, un homme arrive et trois fois charge lui est concédée de faire advenir un peu de fiction et de comédie en reflétant par contraste la lumière nécessaire à l'efflorescence subtile des secrets féminins. Dans La Femme qui s’est enfuie, la ritournelle est féminine mais les impromptus sont masculins et eux seuls ont la force de faire pousser l’herbe de la narration au-delà de l’horizon clôturé des conversations. Sans la lumière de quelque astre solaire la chlorophylle ne saurait accomplir son travail de photosynthèse. Avec l’homme qui n’aime pas les chats en prétextant des problèmes qu’ils causent à sa compagne se glisserait déjà la suggestion possible d’un refus inconscient d’une relation homosexuelle qui constituerait le secret de sa voisine dans sa relation avec sa colocataire. L’étage auquel l’héroïne ne doit pas voir accès pourrait être ici comme perçu comme l’équivalent du placard où se cachent par contrainte les minorités sexuelles. Mais, au nom de la préservation d’un secret qui résulte aussi des pressions sociales à la norme de l’hétérosexualité, Hong Sang-soo s’expose à ne pas désirer accueillir et cultiver dans le champ propre de son cinéma la fleur pas si rare pourtant de l’amour d’une femme pour une autre femme. C’est ensuite l’amant éconduit qui incarne pour la deuxième amie une exigence traditionnelle, celle des faveurs sexuelles qu’un homme croit devoir exiger d’une femme parce qu’elle les lui a déjà accordées une fois. Si le cinéaste est toujours incisif sur les expressions typées d’un sexisme appartenant aux hommes issus de sa propre classe sociale (la petite-bourgeoisie richement dotée en capital culturel), il l’est cependant moins en montrant que le type du mec sexiste demeure quand même un meilleur vecteur de scène et de fiction dramatique ou comique que les nanas qui bavardent avec calme et suavité.

On se souvient que Hotel by the River invite deux amies qui voulaient prendre de la distance dans leurs relations avec les hommes à jouer les témoins inconsolables de la mort d’un poète, figure écliptique d’une tragédie existentielle et mystérieuse dont elles n’étaient au fond que les angéliques pleureuses. La limite des ritournelles féminines et mélancoliques demeure le privilège masculin dans l’assurance de donner même en périphérie le change central des scènes et de la fiction, en comédie comme en tragédie.

=> Lire : Les hommes indispensables aux femmes ?

Les vagues et la digue après le phare

La troisième partie de La Femme qui s’est enfuie cristallise les piétinements du jardinier endetté auprès de la plus belle de ses fleurs tout en persévérant à entretenir la préservation d’un privilège masculin indispensable à la fiction. D’un côté, les anciennes amies qui sont devenues des rivales s’accordent à ne pas se noyer dans les eaux huileuses du ressentiment. La féminité jouit alors des accords secrets dont les tropismes sont des tonalités pour des évasions suggestives, des libérations hors des circuits de l'immaturation. De l’autre, le réalisateur naguère aimé a tourné des images dont les vagues projetées sur un écran de cinéma sont l’objet d’un regard répété de la part de l’héroïne. Et la répétition du regard donne aux vagues roulant doucement sur la plage de l’écran un éclat plus fort sur le plan des couleurs dès lors qu’est enfin opératoire la fin zen des reflux du ressentiment.

Voilà ce dont aurait besoin le jardinier pour cultiver au mieux son cinéma comme un jardin citadin : que les femmes conversent ensemble pour autant qu’elles cessent de nourrir du ressentiment à l’égard de ceux qui, quand ils ne font pas bêtement preuve de sexisme, composent le bouquet fleuri de leurs secrets. Voilà ce dont le jardinier débiteur aurait besoin pour s’acquitter de sa dette tout en marquant bien l’incontournable butée masculine des femmes, de leur présence comme de leurs désirs.

C’est la dernière image de La Femme qui s'est enfuie et, dans la coïncidence esthétique des niveaux de la représentation, la mise en abyme indique qu’il n’y a rien d’autre à voir pour un regard féminin qu’un regard masculin fondé en préambule inévitable et rencontre incontournable à savoir assumer. Après La Promenade au phare (1927) de Virginia Woolf dont la référence scintillait déjà dans In Another Country (2012), on voudrait bien penser désormais aux Vagues (1931) de la même écrivaine mais la marée qui apparaît à la fin sur l’écran fonctionne un peu trop comme la digue masculine indispensable à limiter les fugues féminines afin de rendre grâce à leurs conversations et à la rumeur marine des secrets qui en trament le bruit de fond. La promenade est féminine mais n’en reste pas moins balisée par la digue qui relaie l’éclairage du phare en recoupant la même fonction évidemment symbolique d’index et de destination.

=> Lire : Pourquoi l’écran de cinéma ?

Trois contre-arguments pour prolonger la lecture, par Thibaut Grégoire.

I. Hong Sang-soo, sérialiste ou jardinier ?

Sans agréer complètement l’idée selon laquelle Hong Sang-soo serait un cinéaste « sérialiste », un auteur spécialisé dans la répétition du même (on met souvent en opposition les auteurs qui feraient toujours le même film et ceux qui s’essaieraient à chaque fois à un genre ou un « style » différent, alors que si auteur il y a, son œuvre devrait logiquement échapper à la binarité de cette manière de voir le cinéma), on peut effectivement se rendre compte au fur et à mesure que l’on se familiarise avec ses films et sa méthode que, en tant que spectateur, voyager de film en film de Hong Sang-soo peut être assimilé à la déambulation dans une galerie d’art où les œuvres accrochées feraient sens et cohérence, dans leur ensemble et au gré de la déambulation, quel que soit le sens qu’elles emprunteraient. Cette déambulation pourrait également être assimilée à une promenade non fléchée dans un jardin certes bien entretenu, mais dans lequel les roses côtoieraient les légumes de manières plus aléatoires qu’il n’y pourrait paraître. Se tracer soi-même un chemin au travers de la filmographie d’Hong Sang-soo, c’est aussi aller au-delà de l’idée préconçue selon laquelle un auteur alternerait comme un métronome les œuvres « mineures » et « majeures » comme on pourrait le dire de cinéastes hollywoodiens, souvent à tort d’ailleurs. Voir tous les films de Hong Sang-soo, c’est se rendre compte qu’il n’y a pas d’œuvres majeures et d’œuvres mineures, qu’un film peut d’abord être perçu comme « petit » lors d’une première vision puis « important » lors d’une seconde, que le film qui paraîtra insignifiant à l’un sera sur-signifiant pour l’autre. Pourtant, les films de Hong Sang-soo n’apparaissent pas non plus comme étant sur un pied d’égalité. Le déséquilibre entre eux, les variations et les petites différences apportent cette dimension totalement inégalitaire qui l’éloigne de l’idée d’un artiste de la série, pour qui la démarche de création se ferait sur une ligne de laquelle il ne dévierait pas. La filmographie de Hong Sang-soo ressemble plutôt à une courbe bizarroïde prenant des circonvolutions particulières, croisant régulièrement la courbe tout aussi fluctuante de ses spectateurs, et quoi qu’il en soit en constante évolution, en constante fluctuation.

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Kim Min-hee assise dans une salle de cinéma dans La Femme qui s'est enfuie
© Capricci - Les Bookmakers

II. Les hommes indispensables aux femmes ?

Les trois rencontres de Gam-hee (Kim Min-hee) avec ses amies sont en effet chacune ponctuées ou interrompues par les arrivées impromptues de personnages masculins. Mais, dans les trois cas, si ces interventions viennent en effet tirer les « femmes entre elles » de conversations parfois anecdotiques, et parfois déjà référentes aux rapports étranges et ambigus qui les lient de près ou de loin à des figures masculines, elles viennent surtout et exclusivement perturber une écriture, une construction scénaristique. Jamais les interventions masculines ne viennent perturber la mise en scène de Hong Sang-soo et sa manière de filmer ou de regarder ses personnages féminins, pour la simple et bonne raison que jamais il n’y a de contre-champ sur les personnages masculins. Les hommes, dans La Femme qui s’est enfuie, sont toujours filmés de dos et, même si certains parfois se retournent, montrant dès lors leur visage à la caméra qui reste en plan d’ensemble fixe et distancié, jamais il n’y a de contre-champ sur le masculin dans ce film-ci. Les rapports hommes-femmes chez le cinéaste constituent un sujet à la fois vaste et complexe à aborder tant il est omniprésent, presque trop visible, dans son œuvre. Si l’on voulait entrer dans un positionnement binaire quant à la place qu’occuperait Hong Sang-soo par rapport à ses personnages féminins et masculins, le positionnement le plus évident, a priori imparable, serait de dire qu’il se situe clairement du côté des femmes. Un vrai travail de démantèlement de cette évidence serait donc tout à fait bienvenu et salutaire, puisque le travail d’analyse – tel que nous le concevons – ne peut se faire que dans la remise en question constante de l’évidence, mais devrait probablement se faire en dehors d’appareillages critiques au service d’une grille de lecture « féministe » des films. Quoi qu’il en soit, cette remise en question ne pourrait pas se faire à partir de La Femme qui s’est enfuie, tant il est celui qui exclut le plus parfaitement, le plus unilatéralement, les hommes de l’équation, et cela de manière bien plus maline et cruelle que de simplement les bannir physiquement du film. Ils y figurent bel et bien mais ne peuvent pas prétendre y participer réellement, même en se contorsionnant pour laisser subrepticement apparaître leur visage à l’écran.

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III. Pourquoi l’écran de cinéma ?

Si l’on choisit d’agréer – parmi plusieurs hypothèses – que « la femme qui s’est enfuie » du titre est bel et bien Gam-hee (Kim Min-hee), on peut dès lors extrapoler de quoi elle s’est enfuie. Prenons en compte la possibilité qu’elle se soit enfuie d’elle-même, que ce personnage féminin momentanément déserté par son mari avec lequel elle entretient une relation de dépendance et de qui elle n’a jamais été séparée, se retrouve devant un vide intersidéral qui la mène à vouloir revenir sur les traces de son passé, en renouant brièvement avec d’anciennes amies plus ou moins perdues de vue. Dans cette hypothèse-là, le fait que La Femme qui s’est enfuie se termine pour l’héroïne et le spectateur dans une salle de cinéma, apporterait d’une certaine manière une solution, une façon de combler le vide. Cette dernière scène n’est pas anodine car elle est une répétition : Gam-hee a déjà été dans cette salle, devant cet écran, deux scènes auparavant, mais y retourne suite à l’entrevue bâclée qu’elle a eue avec son ancien compagnon, auteur des images projetées. Gam-hee a donc choisi délibérément d‘y revenir et de terminer sa « quête » - au moins diégétiquement – devant cet écran, devant ces images. Un peu comme si elle avait choisi de se confronter à un écran plutôt qu’à la poursuite d’une quête de remplissage du vide. Le vide aurait dès lors été comblé par un écran, par des images, par une projection, une recréation de la réalité. Pour un cinéaste prolifique comme Hong Sang-soo, pour ses personnages et pour ses spectateurs les plus fidèles, le cinéma et l’écran seront toujours une manière de remplir – ou de contourner – le(s) vide(s).

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