Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Anne (Anamaria Vartolomei) danse dans un bar dans L'évènement
Critique

« L’Événement » d’Audrey Diwan : Venger sa race, manger sa classe ?

David Fonseca
Audrey Diwan, compagne à la ville de Cédric Jimenez, aurait-elle réalisé un film de droite à tendance libérale avec L’Événement (2021), à l’instar du regrettable Bac Nord ? Ou comment un certain cinéma, après avoir opéré son tournant sécuritaire, promeut la logique de la libre entreprise de soi au pays de la macronie.
David Fonseca

« L’Événement », un film d’Audrey Diwan (2021)

L’Événement, un film de droite ? A priori, ce positionnement idéologique serait étranger au film. Le droit à l’avortement, s’inscrivant dans la logique des droits-créances issus de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (les fameux droits individuels…), ne serait d’aucun camp, sinon de tous. Mais si L’Événement est l’histoire d’un combat, celui d’Anne (Annamaria Vartolomei), c’est un appel à la révolte qui aurait oublié l’appel des 343. Une révolte de mercenaire. Un pétard mouillé le 14 juillet. Le ballon crevé d’une fête en fin de soirée. Pourtant, la scène d’ouverture du film laissait entrevoir le contraire, que la révolte est toujours solidaire d’un front commun. Elle ouvrait sur l’analyse en amphithéâtre d’un vers du poème d’Aragon, Elsa au miroir : « Pendant tout ce long jour assise à son miroir Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire ». Un vers qui, en 1942, dit Anne à son professeur (Pio Marmaï), sonnerait comme un appel patriotique à la rébellion, la beauté du texte dissimulant un motif politique, quand Audrey Diwan opte dans L’Événement pour le parti pris individualiste, ce qui doit être questionné. L’enjeu, donc : un travail d’exhumation s’efforçant de révéler cette idéologie à l’œuvre dans L’Événement, traquant dans ses plans ce qui s’enfuit sans cesse entre les pierres descellées de sa ruine.

France, 1963, avant la loi IVG de 75, Audrey Diwan filme la trajectoire d’Anne/Annie Ernaux, jeune étudiante en lettres, enceinte, d’origine sociale modeste, décidée à braver le droit pénal, choisissant de se faire avorter afin de ne pas compromettre son avenir quand l’avortement était encore un crime de droit commun.

Grimper les échelles de la méritocratie, voilà le projet. Toutefois, n’ignorant pas les lois de la pesanteur (de sa classe sociale), il faudrait nécessairement à Anne s’y rendre métaphoriquement d’un pas léger, classe sociale selon laquelle, dit-elle, une femme est assignée à résidence dès lors qu’elle a un enfant pour avoir ce « genre de maladie qui ne frappe que les femmes et qui les transforme en femme au foyer ». Anne est enceinte de Maxime, un petit bourgeois. Une grossesse qui lui barre le champ des possibles. À cet égard, quand une partie de la critique salue le combat féministe de L’Événement, soit parce qu’il montrerait, à partir d’un point de vue dystopique, ce que serait notre société si la loi IVG n’avait jamais existé, d’autres se félicitent d’un monde que les moins de vingt ans (et bien plus) n’ont pas pu connaître, ce qui explique sans doute pour une bonne partie son Lion d’or reçu à Venise. Soit ! Mais pour se mettre dans les pas de l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux, la question de l’avortement ne peut pas ne pas avoir de portée symbolique pour celle qui, dans son œuvre littéraire, a fait de la question du transfuge de classe un axe principal. Autrement dit, pour celle qui est issue d’un milieu agricole, comment liquider son héritage de classe ? Que faire des déterminismes sociaux, dont l’enfant qu’Anne porte sonnerait comme un rappel permanent ?

Sur le plan de la mise en scène, Audrey Diwan fait à cet égard un choix déterminant. Elle décide de suivre au plus près Anne. Ce rapport de proximité avec son personnage a d’abord pour conséquence de l’extraire de son environnement. Anne est alors complètement détachée de ce qui la fait. Si durant la première partie de L’Événement on la voit dans son milieu, sortir avec des garçons, aller au café, danser, se trouver parmi ses ami(e)s, quand vient l’heure du choix de l’avortement, Audrey Diwan opère un resserrement. Bientôt, on ne voit quasiment plus que son visage. Anne est enfermée dans le cadre, avec cette chemise rayée verte qu’elle porte comme autant de barreaux sur la peau. Et si demeure de gros inserts sur son corps qui, évidemment, modifie son aspect à l’image à la manière dont Abdellatif Kechiche avait filmé Adèle Exarchopoulos dans La vie d’Adèle, Audrey Diwan n’en crée pas moins un curieux effet de caméra à la première personne qui dépersonnalise dans le même temps l’actrice. Anne devient ce faisant une idée (politique). Ce détachement complet devient le corollaire de son parcours initiatique vers l’élévation de classe. Si Audrey Diwan la filme de face durant la première partie du film (moment du choix et de la responsabilisation d’Anne), quand s’affirme la décision de l’avortement, la voici montrée dorénavant le plus souvent de dos durant la seconde partie du film, manière comme une autre de signifier les territoires qu’elle quitte, ceux qu’elle entend gagner. Il lui faut bien franchir Le mur, son mur, ce roman de Sartre qu’elle vend pour obtenir les 400 francs de l’avortement, comme elle liquide ses affaires, une façon de se délester. « C’est pour un voyage, dit-elle », à celle qui lui demande la raison de cette vente. Un voyage de deuxième pour la première classe.

Anne (Anamaria Vartolomei) à la plage dans L’Événement
© Rectangle Productions - Wild Bunch International

Mais ce détachement interdit tout d’abord l’empathie pour le personnage, si ce n’est sa douleur physique. Tout ce qui tient d’humain en elle est réduit à la portion congrue, et à son désir pour un garçon en fin de film. Mais quand Annie Ernaux, dans sa nouvelle, questionne sans cesse l’environnement socio-politique de l’avortement clandestin, à force de détacher son personnage de son contexte, Audrey Diwan minimise cet aspect, parce que, au fond, son sujet n’est pas celui-ci, du moins le propos de L’Événement marche sur deux béquilles, la question de l’avortement étant autant celle du transfuge de classe(1), qui occupe une place centrale dans l’œuvre d’Annie Ernaux.

La trajectoire d’Anne/Annie Ernaux n’est pas, en effet, anecdotique. À travers son parcours est investi un angle mort de la sociologie bourdieusienne, celui des cas exceptionnels, de ceux qui, enfants de milieux agricoles (comme Anne) et ouvriers accèdent notamment aux grandes écoles. Ce thème a été délaissé par Bourdieu afin de ne pas accréditer la thèse de l’idéologie méritocratique, selon laquelle il suffirait de travailler à l’école pour s’en sortir, c’est-à-dire d’individus qui auraient fait preuve d’une volonté supérieure à celle des autres. Un dialogue du film entre Anne et sa mère s’y attarde, Anne ayant obtenu de moins bons résultats scolaires depuis l’annonce de sa grossesse : « Tu crois que c’est comme ça que tu vas les avoir tes examens ? », « T’y connais quoi, toi, aux examens ? », sa mère la giflant.

Or, à cet endroit, Audrey Diwan choisit plutôt d’isoler Anne des autres forces socio-politiques des groupes dans lesquels elle se trouve prise (ami(e)s, famille, société, université) afin de la montrer comme force de vouloir : à mesure de sa volonté, Anne s’extraira de sa condition sociale comme elle avortera. Mais comment filmer/penser des trajectoires qui défient les lois de la sociologie ? Est-ce seulement l’affaire de volonté (quand on veut, on peut, qui est le credo de L’Événement), de mérite (Anne est douée mais encore travailleuse) ou d’ambition pour quitter sa classe d’origine (ambition exprimée clairement à son enseignant, une fois l’avortement réalisé, lorsqu’elle vient récupérer les cours manqués : « ce n’est pas ce qui compte le plus pour moi, je veux écrire » ) ?

Sur ce plan, quand Annie Ernaux remet en cause les questions de réussite, d’ascension, Audrey Diwan continue de les entretenir par devers-elle. À la seule force de ses forceps, Anne serait en mesure de s’extraire de sa condition sociale. Toutefois, cette volonté n’est qu’un mot masquant ce qui permet un changement de classe. Quand Audrey Diwan dit « quand on veut, on peut », elle se donne d’avance un principe explicatif, car pour vouloir, il faut vouloir quelque chose. Encore faut-il que ce quelque chose ait émergé, qu’il existe un autre modèle sous les yeux, de sorte qu’il faudrait plutôt dire : « quand on peut, on veut », une thèse que développe Chantal Jacquet dans un ouvrage important(2), inversant la logique qui semble être celle d’Audrey Diwan filmant Anne. Précisément, s'il n’existe aucune possibilité, si l’on a aucun imaginaire, si personne ne vous fait la courte échelle, comment s’extirper d’une situation qui s’est reproduite indéfiniment ? Il existe toujours une combinatoire de principes qui permet d’expliquer une autre trajectoire. En réalité, ceux qui échappent à leur classe sociale sont tout aussi soumis aux déterminismes sociaux que ceux qui restent dans leur milieu d’origine. Mais les transclasses auront eu souvent un enseignant qui aura su les encourager, les orienter, ou une rencontre amicale décisive ou amoureuse, un modèle désirable dans lequel se projeter, toutes sortes de facteurs qui vont les propulser, dont Julien Sorel serait le modèle en littérature : l’invention d’un autre soi serait toujours affaire de relation, ce que met en échec L’Événement, qui réduit cette invention à l’accumulation de la seule force des bras d’Anne. Et c’est ainsi qu’elle prend une pile de livres, parce que le fœtus refuse toujours de quitter son corps, opérant un soulevé de terre comme l’haltérophile espère se défaire des forces telluriques. Pourtant, une autre voie aurait été possible cinématographiquement, car cet enseignant qui tend la main à Anne existe dans le film, cet ami aussi, Jean (Kacey Mottet Klein), qui lui fait rencontrer une faiseuse d’ange, jusqu’à cette amie de chambrée qui, en lieu et place d’Anne, parce qu’elle en est incapable, coupera le cordon ombilical qui la reliait encore à son fœtus. Cependant, chacun de ces personnages ne sont que les accessoires du désir d’Anne, relégués au rang de simple faire valoir de sa volonté motrice.

Cette autre alternative est dès lors niée dans L’Événement, celle de montrer sur le plan symbolique que le transclasse (Anne) est le produit de deux forces motrices : d’une expulsion (à travers l’avortement) comme d’une propulsion : on quitte autant son milieu social qu’il nous expulse/qu’on s’en expulse. Mais on ne part jamais seul comme Anne en fin de film. On est porté ou mis à la porte par un milieu, dont Édouard Louis est un exemple récent en littérature(3), quand à rebours de L’Événement, chez Annie Ernaux, il y a le sentiment d’avoir abandonné sa famille, de l’avoir avorté, Annie Ernaux se décrivant comme une « immigrée de l’intérieur ». L’Événement refuse cette voie. Il se termine sur les examens de fin d’année comme promesse du seul avenir d’Anne. Exit le collectif d’un combat, la question de l’avortement n’étant que le prétexte de la promotion sociale, l’amphithéâtre comme lieu de gestation de la réussite d’Anne, oubliant que la capacité à agir n’est jamais solitaire, coupée du reste. Elle se fait toujours dans un réseau de déterminations, détermination interne/externe, ce que le concept de puissance d’agir chez Spinoza permet sans doute de penser, en réconciliant déterminisme et liberté, capacité d’agir et contrainte sociale, qui permettrait d’éviter l’illusion du volontarisme diwanien comme celle du fatalisme, ce qui, idéalement, est le projet de la/du politique. Voilà donc le déni du film : la/le politique ont pour ambition de prendre le monde en réparation. Un pari qui ne se gagnerait que par la puissance du risque. Mais L’Événement ne dit rien sur ce plan. Il ne parle plus, sauf dans la bouche d’Anne. Son disque tourne : machine parlante, glissade se terminant dans les flots de l’éloquence individuelle, verbalisme enraciné dans les préoccupations à la petite semaine que filme Audrey Diwan plan serré sur Anne, self-made woman, désépaississant l’époque de ses enjeux.

L’Événement, à privilégier sans cesse le plan serré sur Anne, devient la conscience du malheur, de son malheur, non pas sa compensation. Audrey Diwan décrit la situation d’un monde qui s’est perdu lui-même collectivement, qui ne peut plus dire que « moi », la vérité du monde appartenant à l’exil, à ce temps de la détresse où, comme le dit Hölderlin, les dieux ne sont plus et où ils ne sont pas encore. Plus rien ne secoue les chaînes ni se trouve incarné à l’écran collectivement, aucune lutte pour respirer, sauf Anne qui se charge de son destin.

Annie Ernaux a toujours écrit pour « venger sa race », manger sa rage(4). Audrey Diwan, finalement, ne produit pas tant un film de droite qu’un film sur l’époque, rabattant les enjeux socio-politiques sur la seule conscience individuelle d’Anne, un combat simplificateur pour défendre un pré-carré égotiste, cet épieu, ce quant-à-soi. Dans ce cadre politique reconfiguré, le « moi » des individus devient à lui seul le carrefour de tous les territoires du pouvoir : instance de rédemption, purgatoire et lieu de jugement sur sa « vie bonne ». Un film de l’époque, de centre-gauche, de centre-droit, un film macronien, d’extrême-centre. « Venger sa race », manger sa rage ? Un film en marche plutôt, comme s’en va de dos Anne, dans l’avant-dernier plan du film, souveraine d’être insoupçonnée de trahison. Dans ce cinéma-là, le sang se fait finalement rare et la respiration courte. Audrey Diwan les a vidés de leur don de faire sauter par-dessus les clichés massifiés, les hauts lieux du lieu commun. Ce ne sont plus les mots de la communauté, c’en sont les squelettes, habillés par le contemporain, l’efficacement correct, refusant le devenir partagé d’un destin commun.

Poursuivre la lecture

Notes[+]