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Des réfugiés congolais se protègent des bombes dans L'Empire du silence
Critique

« L'Empire du silence » de Thierry Michel : Bouteille à la terre

Guillaume Richard
L'Empire du silence est né d'une colère, celle du silence de la communauté internationale sur la situation toujours chaotique en République démocratique du Congo. Mais cet empire du silence s'étend métaphoriquement sur plusieurs niveaux de sens. C'est la règle d'or d'un pays qui ne cesse de manipuler et d'effacer les traces des atrocités commises dans son histoire, une histoire écrite par les gagnants contre laquelle chaque contre-image, aussi atroce soit-elle, compte. C'est aussi le silence des forêts et du fleuve Congo, deux géants ténébreux qui portent les croyances et la mémoire funeste de tout un pays.
Guillaume Richard

« L'Empire du silence », un film de Thierry Michel (2021)

L'Empire du silence est né d'une colère exprimée par Thierry Michel dans les premières minutes du film : aujourd'hui encore, le silence règne autour de tout ce qui passe en République démocratique du Congo où l'insaisissable appareil étatique maîtrise à la perfection sa propre image. Le silence que fustige le cinéaste n'est pas que celui des autres pays et des grandes institutions internationales, c'est aussi la règle d'or d'un pays qui ne cesse de manipuler et d'effacer les traces des atrocités commises dans son histoire, une histoire écrite par les gagnants contre laquelle chaque contre-image, aussi atroce soit-elle, compte. Les films de Thierry Michel n'ont jamais cessé de travailler à cette contre-histoire en réagençant des images d'archives et en créant d'autres au plus près de ceux qui survivent et résistent le long du fleuve Congo, cet autre géant silencieux et ténébreux qui porte les croyances et une partie de la mémoire funeste de tout un pays.

Avec L'Empire du silence, Thierry Michel sera-t-il entendu, lui qui a donc exprimé sa colère à Genève aux côtés de son ami, le docteur Denis Mukwege ? C'est peu probable au vu des aberrations que le film dénonce, à l'image de l'existence du rapport Mapping qui documente les massacres commis entre 1993 et 2003 et en désigne les auteurs, et qui moisit dans les tiroirs de l'ONU. On peut craindre que le film soit une énième bouteille à la mer ou, mieux, pour reprendre l'expression de Georges Didi-Huberman(1), une bouteille à la terre, tant les images d'archives enracinent le film dans les forêts et le sol du Congo où ont péri des millions de personnes au fil des conflits et des génocides. Il faut donc craindre que L'Empire du silence soit enterré là et qu'il faudra à nouveau attirer autrement les yeux du monde entier pour que quelque chose bouge. Pour celui qui regarde, qui fait sortir de terre le film, tout y est exprimé. Sa force documentaire est d'une redoutable efficacité et c'est sur ce mode-là qu'il relaie l'urgence d'une intervention politique.

Des femmes congolaises manifestent autour du rapport mapping dans L'Empire du silence
© Les Films de la Passerelle (visuel fourni par Cinéart).

L'expression empruntée à Georges Didi-Huberman porte sur les quatre photographies que des Sonderkommandos d'Auschwitz ont réussi à prendre au péril de leur vie pour les enterrer ensuite dans le sol, parfois même au cœur des cendres et de restes humains, afin qu'elles puissent être découvertes à la libération. Dans L'Empire du silence, on apprend que les horribles images qui font partie de l'imaginaire collectif du génocide sont elles-mêmes rares ou ont été détruites. Dans ce contexte relativement similaire, le travail de Thierry Michel, qui creuse à travers l'oubli, s'avère encore et toujours aussi précieux. Montrer les images d'archives tel qu'il le fait, c'est par conséquent lutter contre ceux qui maîtrisent les images, tout cet empire silencieux qui règne sur le pays. Georges Didi-Huberman a clos la question de la représentation des images de la Shoah en s'opposant une bonne fois pour toute à tous les discours d'irreprésentabilité. Le travail de Thierry Michel s'inscrit dans cette lignée et plus que jamais il s'avère nécessaire de faire parler les images qui restent, qui (nous) survivent d'entre les ténèbres, ces images-déchirures(2).

Dans différents textes publiés sur le site, nous avons été très durs envers ce que nous avons défini, à la suite d'Alain Badiou, comme le cinéma humanitaire(3), qui fait de l'homme un animal souffrant et un être-pour-la-mort qui inspire la pitié(4). Il faut réviser cette position tout en la conservant dans une position moraliste lorsque les images sont soumises à une forme de pathos. Les images d'archives qu'utilise Thierry Michel, parce qu'elles conservent la trace d’événements qui veulent être effacés et parce qu'elles sont montées habilement en lien avec d'autres images, n'entraînent jamais un effet de pathos humanitaire (même lorsqu'à la fin de L'Empire du silence, le cinéaste filme un rassemblement de femmes victimes de violence). L'urgence de les sortir du silence et le fait qu'elles ont été fabriquées à cette fin restent le plus important. Surtout, il n'est pas question non plus de nier cette terrible et vertigineuse histoire de la souffrance que documente Thierry Michel depuis plus de trente ans avec un sens toujours aigu de représenter la dignité humaine, que ce soit celle des victimes ou des bourreaux (on pense évidemment ici à Mobutu roi du Zaïre).

Peut-être pourrait-on reprocher au film son style un peu trop journalistique, notamment à cause du grand nombre d'entretiens filmés comme dans n'importe quel reportage télévisuel d'investigation. La caméra de Thierry Michel aurait pu saisir plus d'images de cet empire du silence qui s'étend métaphoriquement sur plusieurs niveaux de sens. Elle aurait pu par exemple remonter la route des massacres, s'aventurer dans la jungle qui garde la mémoire des fantômes de l'Histoire ou se poser devant les visages de ceux qui contrôlent le pays. À peine caresse-t-elle la surface du fleuve Congo, ce grand démon du cinéma de Thierry Michel. Mais ce n'est pas bien grave puisque le film, et l'urgence qu'il porte, apportent une pierre supplémentaire à une œuvre conséquente et implacable, d'une grande cohérence, qui porte à son sommet l'art d'une manière de faire du film documentaire.

Notes[+]